Septième entretien.

LE CHEVALIER.

Pour cette fois, monsieur le sénateur, j'espère que vous dégagerez votre parole, et que vous nous direz quelque chose sur la guerre.

LE SÉNATEUR.

Je suis tout prêt: car c'est un sujet que j'ai beaucoup médité. Depuis que je pense, je pense à la guerre, ce terrible sujet s'empare de toute mon attention, et jamais je ne l'ai assez approfondi.

Le premier mal que je vous en dirai VOUS étonnera sans doute; mais pour moi c'est une vérité incontestable: « L'homme étant donné avec sa raison, ses sentiments et ses affections, il n'y a pas moyen d'expliquer comment la guerre est possible humainement. » C'est mon avis très réfléchi. La Bruyère décrit quelque part cette grande extravagance humaine avec l'énergie que vous lui connaissez (I). Il y a bien des années que j'ai lu ce morceau; cependant je me le rappelle parfaitement: il insiste beaucoup sur la folie de la guerre; mais, plus elle est folle, moins elle est explicable.

LE CHEVALIER.

Il me semble cependant qu'on pourrait dire, avant d'aller plus loin: que les rois vous commandent, et qu'il faut marcher.

LE SÉNATEUR.

Oh! pas du tout, mon cher chevalier, je vous en assure. Toutes les fois qu'un homme, qui n'est pas absolument un sot, vous présente une question comme très problématique après y avoir suffisamment songé, défiez-vous de ces solutions subites qui s'offrent à l'esprit de celui qui s'en est ou légèrement, ou point du tout occupé: ce sont ordinairement de simples aperçus sans consistance, qui n'expliquent rien et ne tiennent pas devant la réflexion. Les souverains ne commandent efficacement et d'une manière durable que dans le cercle des choses avouées par l'opinion; et ce cercle, ce n'est pas eux qui le tracent. Il y a dans tous les pays des choses bien moins révoltantes que la guerre, et qu'un souverain ne se permettrait jamais d'ordonner. Souvenez-vous d'une plaisanterie que vous me dîtes un jour sur une nation qui a une académie des sciences, un observatoire astronomique et un calendrier faux. Vous m'ajoutiez, en prenant votre sérieux, ce que vous aviez entendu dire à un homme d'état de ce pays: Qu'il ne serait pas sûr du tout de vouloir innover sur ce point; et que sous le dernier gouvernement, si distingué par ses idées libérales (comme on dit aujourd'hui), on n'avait jamais osé entreprendre ce changement. Vous me demandâtes même ce que j'en pensais. Quoi qu'il en soit, vous voyez qu'il y a des sujets bien moins essentiels que la guerre, sur lesquels l'autorité sent qu'elle ne doit point se compromettre; et prenez garde, je vous prie, qu'il ne s'agit pas d'expliquer la possibilité, mais la facilité de la guerre. Pour couper des barbes, pour raccourcir des habits, Pierre Ier eut besoin de toute la force de son invincible caractère: pour amener d'innombrables légions sur le champ de bataille, même à l'époque où il était battu pour apprendre à battre, il n'eut besoin, comme tous les autres souverains, que de parler. Il y a cependant dans l'homme, malgré son immense dégradation, un élément d'amour qui le porte vers ses semblables: la compassion lui est aussi naturelle que la respiration. Par quelle magie inconcevable est-il toujours prêt, au premier coup de tambour, à se dépouiller de ce caractère sacré pour s'en aller sans résistance, souvent même avec une certaine allégresse, qui a aussi son caractère particulier, mettre en pièces, sur le champ de bataille, son frère qui ne l'a jamais offensé, et qui s'avance de son côté pour lui faire subir le même sort, s'il le peut? Je concevais encore une guerre nationale: mais combien y a-t-il de guerres de ce genre? une en mille ans, peut-être: pour les autres, surtout entre nations civilisées, qui raisonnent et qui savent ce qu'elles font, je déclare n'y rien comprendre. On pourra dire: La gloire explique tout; mais, d'abord, la gloire n'est que pour les chefs; en second lieu, c'est reculer la difficulté: car je demande précisément d'où vient cette gloire extraordinaire attachée à la guerre. J'ai souvent eu une vision dont je veux vous faire part. J'imagine qu'une intelligence, étrangère à notre globe, y vient pour quelque raison suffisante et s'entretient avec quelqu'un de nous sur l'ordre qui règne dans ce monde. Parmi les choses curieuses qu'on lui raconte, on lui dit que la corruption et les vices dont on l'a parfaitement instruite, exigent que l'homme, dans de certaines circonstances, meure par la main de l'homme; que ce droit de tuer sans crime n'est confié, parmi nous, qu'au bourreau et au soldat. « L'un, ajoutera-t-on, donne la mort aux coupables, convaincus et condamnés; et ses exécutions sont heureusement si rares, qu'un de ces ministres de la mort suffit dans une province. Quant aux soldats, il n'y en a jamais assez: car ils doivent tuer sans mesure, et toujours d'honnêtes gens. De ces deux tueurs de profession, le soldat et l'exécuteur, l'un est fort honoré, et l'a toujours été parmi toutes les nations qui ont habité jusqu'à présent ce globe où vous êtes arrivé; l'autre, au contraire, est tout aussi généralement déclaré infâme; devinez, je vous prie, sur qui tombe l'anathème? »

Certainement le génie voyageur ne balancerait pas un instant; il ferait du bourreau tous les éloges que vous n'avez pu lui refuser l'autre jour, monsieur le comte, malgré tous nos préjugés, lorsque vous nous parliez de ce gentilhomme, comme disait Voltaire. « C'est un être sublime, nous dirait-il; c'est la pierre angulaire de la société, puisque le crime est venu habiter votre terre, et qu'il ne peut être arrêté que par le châtiment, ôtez du monde l'exécuteur, et tout ordre disparaît avec lui. Quelle grandeur d'âme, d'ailleurs! quel noble désinteressement ne doit-on pas nécessairement supposer dans l'homme qui se dévoue à des fonctions si respectables sans doute, mais si pénibles et si contraires à votre nature! car je m'aperçois, depuis que je suis parmi vous que, lorsque vous êtes de sang froid, il vous en coûte pour tuer une poule. Je suis donc persuadé que l'opinion l'environne de tout l'honneur dont il a besoin, et qui lui est dû à si juste titre. Quant au soldat, c'est, à tout prendre, un ministre de cruautés et d'injustices. Combien y a-t-il de guerres évidemment justes? Combien n'y en a-t-il pas d'évidemment injustes! Combien d'injustices particulières, d'horreurs et d'atrocités inutiles! J'imagine donc que l'opinion a très justement versé parmi vous autant de honte sur la tête du soldat, qu'elle a jeté de gloire sur celle de l'exécuteur impassible des arrêts de la justice souveraine. »

Vous savez ce qui en est, messieurs, et combien le génie se serait trompé! Le militaire et le bourreau occupent en effet les deux extrémités de l'échelle sociale; mais c'est dans le sens inverse de cette belle théorie. Il n'y a rien de si noble que le premier, rien de si abject que le second: car je ne ferai point un jeu de mots en disant que leurs fonctions ne se rapprochent qu'en s'éloignant; elles se touchent comme le premier degré dans le cercle touche le 360e, précisément parce qu'il n'y en a pas de plus éloigné (1). Le militaire est si noble, qu'il ennoblit même ce qu'il y a de plus ignoble dans l'opinion générale, puisqu'il peut exercer les fonctions de l'exécuteur sans s'avilir, pourvu cependant qu'il n'exécute que ses pareils, et que, pour leur donner la mort, il ne se serve que de ses armes.
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(1) Il me semble, sans pouvoir l'assurer, que cette comparaison heureuse appartient au marquis de Mirabeau, qui l'emploie quelque part dans l'Ami des hommes.

LE CHEVALIER.

Ah! que vous dites là une chose importante, mon cher ami! Dans tout pays où, par quelque considération que l'on puisse imaginer, on s'aviserait de faire exécuter par le soldat des coupables qui n'appartiendraient pas à cet état, en un clin d'oeil, et sans savoir pourquoi, on verrait s'éteindre tous ces rayons qui environnent la tête du militaire: on le craindrait, sans doute; car tout homme qui a, pour contenance ordinaire, un bon fusil muni d'une bonne platine, mérite grande attention: mais ce charme indéfinissable de l'honneur aurait disparu sans retour. L'officier ne serait plus rien comme officier: s'il avait de la naissance et des vertus, il pourrait être considéré, malgré son grade, au lieu de l'être par son grade; il l'ennoblirait, au lieu d'en être ennobli; et, si ce grade donnait de grands revenus, il aurait le prix de la richesse, jamais celui de la noblesse; mais vous avez dit, monsieur le sénateur: « Pourvu cependant que le soldat n'exécute que ses compagnons, et que, pour les faire mourir, il n'emploie que les armes de son état. » Il faudrait ajouter: et pourvu qu'il s'agisse d'un crime militaire: dès qu'il est question d'un crime vilain, c'est l'affaire du bourreau.

LE COMTE.

En effet, c'est l'usage. Les tribunaux ordinaires ayant connaissance des crimes civils, on leur remet les soldats coupables de ces sortes de crimes. Cependant, s'il plaisait au souverain d'en ordonner autrement, je suis fort éloigné de regarder comme certain que le caractère du soldat en serait blessé; mais nous sommes tous les trois bien d'accord sur les deux autres conditions; et nous ne doutons pas que ce caractère ne fût irrémissiblement flétri si l'on forçait le soldat à fusiller le simple citoyen, ou à faire mourir son camarade par le feu ou par la corde. Pour maintenir l'honneur et la discipline d'un corps, d'une association quelconque, les récompenses privilégiées ont moins de force que les châtiments privilégiés: les Romains, le peuple de l'antiquité à la fois le plus sensé et le plus guerrier, avaient conçu une singulière idée au sujet des châtiments militaires de simple correction. Croyant qu'il ne pouvait y avoir de discipline sans bâton, et ne voulant cependant avilir ni celui qui frappait, ni celui qui était frappé, ils avaient imaginé de consacrer, en quelque manière, la bastonnade militaire: pour cela ils choisirent un bois, le plus inutile de tous aux usages de la vie, la vigne, et ils le destinèrent uniquement à châtier le soldat. La vigne, dans la main du centurion, était le signe de son autorité et l'instrument des punitions corporelles non capitales. La bastonnade, en général, était, chez les romains, une peine avouée par la loi (1); mais nul homme non militaire ne pouvait être frappé avec la vigne, et nul autre bois que celui de la vigne ne pouvait servir pour frapper un militaire. Je ne sais comment quelque idée semblable ne s'est présentée à l'esprit d'aucun souverain moderne. Si j'étais consulté sur ce point, ma pensée ne ramènerait pas la vigne; car les imitations serviles ne valent rien: je proposerais le laurier.
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(1) Elle lui donnait même un nom assez doux, puisqu'elle l'appelait simplement l'avertissement du bâton; tandis qu'on nommait châtiment la peine du fouet, qui avait quelque chose de déshonorant. Fustium admonitio, flagellorum castigatio. (Callistratus, in lege VII, Digest de Poenis.)

LE CHEVALIER.

Votre idée m'enchante, et d'autant plus que je la crois très susceptible d'être mise à exécution. Je présenterais bien volontiers, je vous l'assure, à S.M.I., le plan d'une vaste serre qui serait établie dans la capitale, et établie exclusivement à produire le laurier nécessaire pour fournir des baguettes de discipline à tous les bas officiers de l'armée russe. Cette serre serait sous l'inspection d'un officier-général, chevalier de Saint-Georges, au moins de la seconde classe, qui porterait le titre de haut inspecteur de la serre aux lauriers: les plantes ne pourraient être soignées, coupées et travaillées que par de vieux invalides d'une réputation sans tache. Le modèle des baguettes, qui devraient être toutes rigoureusement semblables, reposerait à l'office des guerres dans un étui de vermeil; chaque baguette serait suspendue à la boutonnière du bas officier par un ruban de Saint-Georges; et sur le fronton de la serre on lirait: C'est mon bois qui produit mes feuilles. En vérité, cette niaiserie ne serait point bête. La seule chose qui m'embarrasse un peu, c'est que les caporaux...

LE SÉNATEUR.

Mon jeune ami, quelque génie qu'on ait et de quelque pays qu'on soit, il est impossible d'improviser un Code sans respirer et sans commettre une seule faute, quand il ne s'agirait même que du Code de la baguette; aussi, pendant que vous y songerez un peu plus mûrement, permettez que je continue.

Quoique le militaire soit en lui-même dangereux pour le bien-être et les libertés de toute nation, car la devise de cet état sera toujours plus ou moins celle d'Achille: Jura, nego mihi nata; néanmoins les nations les plus jalouses de leurs libertés n'ont jamais pensé autrement que le reste des hommes sur la prééminence de l'état militaire (1); et l'antiquité sur ce point n'a pas pensé autrement que nous: c'est un de ceux où les hommes ont été constamment d'accord et le seront toujours (II). Voici donc le problème que je vous propose: Expliquez pourquoi ce qu'il y a de plus honorable dans le monde, au jugement de tout le genre humain sans exception, est le droit de verser innocemment le sang innocent? Regardez-y de près, et vous verrez qu'il y a quelque chose de mystérieux et d'inexplicable dans le prix extraordinaire que les hommes ont toujours attaché à la gloire militaire; d'autant que, si nous n'écoutions que la théorie et les raisonnements humains, nous serions conduits à des idées directement opposées. Il ne s'agit donc point d'expliquer la possibilité de la guerre par la gloire qui l'environne: il s'agit avant tout d'expliquer cette gloire même, ce qui n'est pas aisé. Je veux encore vous faire part d'une autre idée sur le même sujet. Mille et mille fois on nous a dit que les nations, étant les unes à l'égard des autres dans l'état de nature, elles ne peuvent terminer leurs différends que par la guerre. Mais puisque aujourd'hui j'ai l'humeur interrogeante, je demanderai encore: Pourquoi toutes les nations sont demeurées respectivement dans l'état de nature, sans avoir fait jamais un seul essai, une seule tentative pour en sortir? Suivant les folles doctrines dont on a bercé notre jeunesse, il fut un temps où les hommes ne vivaient point en société, et cet état imaginaire, on l'a nommé ridiculement l'état de nature. On ajoute que les hommes, ayant balancé doctement les avantages des deux états, se déterminèrent pour celui que nous voyons...
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(1) Partout, dit Xénophon, où les hommes sont religieux, guerriers et obéissants, comment ne serait-on pas à juste droit plein de bonnes espérances? (Hist. graec. III. 4. 8.) En effet, ces trois points renferment tout.

LE COMTE.

Voulez-vous me permettre de vous interrompre un instant pour vous faire part d'une réflexion qui se présente à mon esprit contre cette doctrine, que vous appelez si justement folle? Le Sauvage tient si fort à ses habitudes les plus brutales que rien ne peut l'en dégoûter. Vous avez vu sans doute, à la tête du Discours sur l'inégalité des conditions, l'estampe gravée d'après l'historiette, vraie ou fausse, du Hottentot qui retourne chez ses égaux. Rousseau se doutait peu que ce frontispice était un puissant argument contre le livre. Le Sauvage voit nos arts, nos lois, nos sciences, notre luxe, notre délicatesse, nos jouissance de toute espèce, et notre supériorité surtout qu'il ne peut se cacher, et qui pourrait cependant exciter quelques désirs dans des coeurs qui en seraient susceptibles; mais tout cela ne le tente seulement pas, et constamment il retourne chez ses égaux. Si donc le Sauvage de nos jours, ayant connaissance des deux états, et pouvant les comparer journellement en certains pays, demeure inébranlable dans le sien, comment veut-on que le Sauvage primitif en soit sorti, par voie de délibération, pour passer dans un autre état dont il n'avait nulle connaissance? Donc la société est aussi ancienne que l'homme, donc le sauvage n'est et ne peut être qu'un homme dégradé et puni. En vérité je ne vois rien d'aussi clair pour le bon sens qui ne veut pas sophistiquer (III).

LE SÉNATEUR.

Vous prêchez un converti, comme dit le proverbe; je vous remercie cependant de votre réflexion: on n'a jamais trop d'armes contre l'erreur. Mais pour en revenir à ce que je disais tout à l'heure, si l'homme a passé de l'état de nature, dans le sens vulgaire de ce mot, à l'état de civilisation, ou par délibération ou par hasard (je parle encore la langue des insensés), pourquoi les nations n'ont-elles pas eu autant d'esprit ou autant de bonheur que les individus; et comment n'ont-elles jamais convenu d'une société générale pour terminer les querelles des nations, commes elles sont convenues d'une souveraineté nationale pour terminer celle des particuliers? On aura beau tourner en ridicule l'impraticable paix de l'abbé de Saint-Pierre (car je conviens qu'elle est impraticable), mais je demande pourquoi? je demande pourquoi les nations n'ont pu s'élever à l'état social comme les particuliers? comment la raisonnante Europe surtout n'a-t-elle jamais rien tenté dans ce genre? J'adresse en particulier cette même question aux croyants avec encore plus de confiance: comment Dieu, qui est l'auteur de la société des individus, n'a-t-il pas permis que l'homme, sa créature chérie, qui a reçu le caractère divin de la perfectibilité, n'ait pas seulement essayé de s'élever jusqu'à la société des nations? Toutes les raisons imaginables, pour établir que cette société est impossible, militeront de même contre la société des individus. L'argument qu'on tirerait principalement de l'impraticable universalité qu'il faudrait donner à la grande souveraineté, n'aurait point de force: car il est faux qu'elle dût embrasser l'univers. Les nations sont suffisamment classées et divisées par les fleuves, par les mers, par les montagnes, par les religions, et par les langues surtout qui ont plus ou moins d'affinité. Et quand un certain nombre de nations conviendraient seules de passer à l'état de civilisation, ce serait déjà un grand pas de fait en faveur de l'humanité. Les autres nations, dira-t-on, tomberaient sur elles: eh! qu'importe? elles seraient toujours plus tranquilles entre elles et plus fortes à l'égard des autres, ce qui est suffisant. La perfection n'est pas du tout nécessaire sur ce point: ce serait déjà beaucoup d'en approcher, et je ne puis me persuader qu'on n'eût jamais rien tenté dans ce genre, sans une loi occulte et terrible qui a besoin du sang humain.

LE COMTE.

Vous regardez comme un fait incontestable que jamais on n'a tenté cette civilisation des nations: il est cependant vrai qu'on l'a tentée souvent, et même avec obstination; à la vérité sans savoir ce qu'on faisait, ce qui était une circonstance très favorable au succès, et l'on état en effet bien près de réussir, autant du moins que le permet l'imperfection de notre nature. Mais les hommes se trompèrent: ils prirent une chose pour l'autre, et tout manqua, en vertu, suivant toutes les apparences, de cette loi occulte et terrible dont vous nous parlez.

LE SÉNATEUR.

Je vous adresserais quelques questions, si je ne craignais de perdre le fil de mes idées. Observez donc, je vous prie, un phénomène bien digne de votre attention: c'est que le métier de la guerre, comme on pourrait le croire ou le craindre, si l'expérience ne nous instruisait pas, ne tend nullement à dégrader, à rendre féroce ou dur, au moins celui qui l'exerce: au contraire, il tend à le perfectionner. L'homme le plus honnête est ordinairement le militaire honnête, et, pour mon compte, j'ai toujours fait un cas particulier, comme je vous le disais dernièrement, du bon sens militaire. Je le préfère infiniment aux longs détours des gens d'affaires. Dans le commerce ordinaire de la vie, les militaires sont plus aimables, plus faciles, et souvent même, à ce qu'il m'a paru, plus obligeants que les autres hommes. Au milieu des orages politiques, ils se montrent généralement défenseurs intrépides des maximes antiques; et les sophismes les plus éblouissants échouent presque toujours devant leur droiture: ils s'occupent volontiers des choses et des connaissances utiles, de l'économie politique, par exemple: le seul ouvrage peut-être que l'antiquité nous ait laissé sur ce sujet est d'un militaire, Xénophon; et le premier ouvrage du même genre qui ait marqué la France est aussi d'un militaire, le maréchal de Vauban. La religion chez eux se marie à l'honneur d'une manière remarquable; et lors même qu'elle aurait à leur faire de graves reproches de conduite, ils ne lui refuseront point leur épée, si elle en a besoin. On parle beaucoup de la licence des camps: elle est grande sans doute, mais le soldat communément ne trouve pas ces vices dans les camps; il les y porte. Un peuple moral et austère fournit toujours d'excellents soldats, terribles seulement sur le champ de bataille. La vertu, la piété même, s'allient très bien avec le courage militaire; loin d'affaiblir le guerrier, elles l'exaltent. Le cilice de saint Louis ne le gênait point sous la cuirasse. Voltaire même est convenu de bonne foi qu'une armée prête à périr pour obéir à Dieu serait invincible (1). Les lettres de Racine vous ont sans doute appris que lorsqu'il suivait l'armée de Louis XIV en 1691, en qualité d'historiographe de France, jamais il n'assistait à la messe dans le camp sans y voir quelque mousquetaire communier avec la plus grande édification (IV).
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(1) C'est à propos du vaillant et pieux marquis de Fénélon, tué à la bataille de Rocoux, que Voltaire a fait cet aveu. (Histoire de Louis XIV, tom. Ier, chap. XVIII.)

Cherchez dans les oeuvres spirituelles de Fénélon la lettre qu'il écrivait à un officier de ses amis. Désespéré de n'avoir pas été employé à l'armée, comme il s'en était flatté, cet homme avait été conduit, probablement par Fénélon même, dans les voies de la plus haute perfection: il en était à l'amour pur et à la mort des Mystiques. Or, croyez-vous peut-être que l'âme tendre et aimante du Cygne de Cambrai trouvera des compensations pour son ami dans les scènes de carnage auxquelles il ne devra prendre aucune part; qu'il lui dira: Après tout, vous êtes heureux; vous ne verrez point les horreurs de la guerre et le spectacle épouvantable de tous les crimes qu'elle entraîne? Il se garde bien de lui tenir ces propos de femmelette; il le console, au contraire, et s'afflige avec lui. Il voit dans cette privation un malheur accablant, une croix amère, toute propre à le détacher du monde (V).

Et que dirons-nous de cet autre officier, à qui madame Guyon écrivait qu'il ne devait point s'inquiéter, s'il lui arrivait quelquefois de perdre la messe les jours ouvriers, surtout à l'armée? (VI) Les écrivains de qui nous tenons ces anecdotes vivaient cependant dans un siècle passablement guerrier, ce me semble: mais c'est que rien ne s'accorde dans ce monde comme l'esprit religieux et l'esprit militaire.

LE CHEVALIER.

Je suis fort éloigné de contredire cette vérité; cependant il faut convenir que si la vertu ne gâte point le courage militaire, il peut du moins se passer d'elle: car l'on a vu, à certaines époques, des légions d'athées obtenir des succès prodigieux.

LE SÉNATEUR.

Pourquoi pas, je vous prie, si ces athées en combattaient d'autres? mais permettez que je continue. Non seulement l'état militaire s'allie fort bien en général avec la moralité de l'homme, mais, ce qui est tout à fait extraordinaire, c'est qu'il n'affaiblit nullement ces vertus douces qui semblent le plus opposées au métier des armes. Les caractères les plus doux aiment la guerre, la désirent et la font avec passion. Au premier signal, ce jeune homme aimable, élevé dans l'horreur de la violence et du sang, s'élance du foyer paternel, et court, les armes à la main, chercher sur le champ de bataille ce qu'il appelle l'ennemi, sans savoir encore ce que c'est qu'un ennemi. Hier il se serait trouvé mal s'il avait écrasé par hasard le canari de sa soeur; demain vous le verrez monter sur un monceau de cadavres, pour voir de plus loin, comme disait Charron. Le sang qui ruisselle de toutes parts ne fait que l'animer à répandre le sien et celui des autres: il s'enflamme par degrés, et il en viendra jusqu'à l'enthousiasme du carnage.

LE CHEVALIER.

Vous ne dites rien de trop: avant ma vingt-quatrième année révolue, j'avais vu trois fois l'enthousiasme du carnage: je l'ai éprouvé moi-même, et je me rappelle surtout un moment terrible où j'aurais passé au fil de l'épée une armée entière, si j'en avais eu le pouvoir.

LE SÉNATEUR.

Mais si, dans le moment où nous parlons, on vous proposait de saisir la blanche colombe avec le sang-froid d'un cuisinier, puis...

LE CHEVALIER.

Fi donc! vous me faites mal au coeur!

LE SÉNATEUR.

Voilà donc précisément le phénomène dont je vous parlais tout à l'heure. Le spectacle épouvantable du carnage n'endurcit point le véritable guerrier. Au milieu du sang qu'il fait couler, il est humain comme l'épouse est chaste dans les transports de l'amour. Dès qu'il a remis l'épée dans le fourreau, la sainte humanité reprend ses droits, et peut-être que les sentiments les plus exaltés et les plus généreux se trouvent chez les militaires. Rappelez-vous, M. le chevalier, le grand siècle de la France. Alors la religion, la valeur et la science s'étant mises pour ainsi dire en équilibre, il en résulta ce beau caractère que tous les peuples saluèrent par une acclamation unanime comme le modèle du caractère européen. Séparez-en le premier élément, l'ensemble, c'est-à-dire toute la beauté, disparaît. On ne remarque point assez combien cet élément est nécessaire à tout, et le rôle qu'il joue là même où les observateurs légers pourraient le croire étranger. L'esprit divin qui s'était particulièrement reposé sur l'Europe adoucissait jusqu'aux fléaux de la justice éternelle, et la guerre européenne marquera toujours dans les annales de l'univers. On se tuait, sans doute, on brûlait, on ravageait, on commettait même si vous voulez mille et mille crimes inutiles, mais cependant on commençait la guerre au mois de mai; on la terminait au mois de décembre; on dormait sous la toile; le soldat seul combattait le soldat. Jamais les nations n'étaient en guerre, et tout ce qui est faible était sacré à travers les scènes lugubres de ce fléau dévastateur.

C'était cependant un magnifique spectacle que celui de voir tous les souverains d'Europe, retenus par je ne sais quelle modération impérieuse, ne demander jamais à leurs peuples, même dans le moment d'un grand péril, tout ce qu'il était possible d'en obtenir: ils se servaient doucement de l'homme, et tous, conduits par une force invisible, évitaient de frapper sur la souveraineté ennemie aucun de ces coups qui peuvent rejaillir: gloire, honneur, louange éternelle à la loi d'amour proclamée sans cesse au centre de l'Europe! Aucune nation ne triomphait de l'autre: la guerre antique n'existait plus que dans les livres ou chez les peuples assis à l'ombre de la mort; une province, une ville, souvent même quelques villages, terminaient, en changeant de maître, des guerres acharnées. Les égards mutuels, la politique la plus recherchée, savaient se montrer au milieu du fracas des armes. La bombe, dans les airs, évitait le palais des rois; des danses, des spectacles, servaient plus d'une fois d'intermèdes aux combats. L'officier ennemi invité à ces fêtes venait y parler en riant de la bataille qu'on devait donner le lendemain; et, dans les horreurs mêmes de la plus sanglante mêlée, l'oreille du mourant pouvait entendre l'accent de la pitié et les formules de la courtoisie. Au premier signal des combats, de vastes hôpitaux s'élevaient de toutes parts: la médecine, la chirurgie, la pharmacie, amenaient leurs nombreux adeptes; au milieu d'eux s'élevait le génie de saint Jean de Dieu, de saint Vincent de Paule, plus grand, plus fort que l'homme, constant comme la foi, actif comme l'espérance, habile comme l'amour. Toutes les victimes vivantes étaient recueillies, traitées, consolées: toute plaie était touchée par la main de la science et par celle de la charité!... Vous parliez tout à l'heure, M. le chevalier, de légions d'athées qui ont obtenu des succès prodigieux: je crois que si l'on pouvait enregimenter des tigres, nous verrions encore de plus grandes merveilles: jamais le Christianisme, si vous y regardez de près, ne vous paraîtra plus sublime, plus digne de Dieu, et plus fait pour l'homme qu'à la guerre. Quand vous dites au reste, légions d'athées, vous n'entendez pas cela à la lettre; mais supposez ces légions aussi mauvaises qu'elles peuvent l'être: savez-vous comment on pourrait les combattre avec le plus d'avantage? ce serait en leur opposant le principe diamétralement contraire à celui qui les aurait constituées. Soyez bien sûr que des légions d'athées ne tiendraient pas contre des légions fulminantes.

Enfin, messieurs, les fonctions du soldat sont terribles; mais il faut qu'elles tiennent à une grande loi du monde spirituel, et l'on ne doit pas s'étonner que toutes les nations de l'univers se soient accordées à voir dans ce fléau quelque chose encore de plus particulièrement divin que dans les autres; croyez que ce n'est pas sans une grande et profonde raison que le titre de DIEU DES ARMÉES brille à toutes les pages de l'Écriture sainte (VII). Coupables mortels, et malheureux, parce que nous sommes coupables! c'est nous qui rendons nécessaires tous les maux physiques, mais surtout la guerre; les hommes s'en prennent ordinairement aux souverains, et rien n'est plus naturel: Horace disait en se jouant:

    Du délire des rois les peuples sont punis.

Mais J.B. Rousseau a dit avec plus de gravité et de véritable philosophe:

    C'est le courroux des rois qui fait armer la terre,
    C'est le courroux du Ciel qui fait armer les rois.

Observez de plus que cette loi déjà si terrible de la guerre n'est cependant qu'un chapitre de la loi générale qui pèse sur l'univers.

Dans le vaste domaine de la nature vivante, il règne une violence manifeste, une espèce de rage prescrite qui arme tous les êtres in mutua funera: dès que vous sortez du règne insensible, vous trouvez le décret de la mort violente écrit sur les frontières mêmes de la vie. Déjà, dans le règne végétal, on commence à sentir la loi: depuis l'immense catalpa jusqu'au plus humble graminée, combien de plantes meurent, et combien sont tuées! mais, dès que vous entrez dans le règne animal, la loi prend tout à coup une épouvantable évidence. Une force, à la fois cachée et palpable, se montre continuellement occupée à mettre à découvert le principe de la vie par des moyens violents. Dans chaque grande division de l'espèce animale, elle a choisi un certain nombre d'animaux qu'elle a chargés de dévorer les autres: ainsi, il y a des insectes de proie, des reptiles de proie, des oiseaux de proie, des poissons de proie, et des quadrupèdes de proie. Il n'y a pas un instant de la durée où l'être vivant ne soit dévoré par un autre. Au-dessus de ces nombreuses races d'animaux est placé l'homme, dont la main destructrice n'épargne rien de ce qui vit; il tue pour se nourrir, il tue pour se vêtir, il tue pour se parer, il tue pour attaquer, il tue pour se défendre, il tue pour s'instruire, il tue pour s'amuser, il tue pour tuer: roi superbe et terrible, il a besoin de tout, et rien ne lui résiste. Il sait combien la tête du requin ou du cachalot lui fournira de barriques d'huile; son épingle déliée pique sur le carton des musées l'élégant papillon qu'il a saisi au vol sur le sommet du Mont-Blanc ou du Chimboraço; il empaille le crocodile, il embaume le colibri; à son ordre, le serpent à sonnettes vient mourir dans la liqueur conservatrice qui doit le montrer intact aux yeux d'une longue suite d'observateurs. Le cheval qui porte son maître à la chasse du tigre, se pavane sous la peau de ce même animal; l'homme demande tout à la fois, à l'agneau ses entrailles pour faire résonner une harpe; à la baleine ses fanons pour soutenir le corset de la jeune vierge; au loup, sa dent le plus meurtrière pour polir les ouvrages légers de l'art; à l'éléphant ses défenses pour façonner le jouet d'un enfant: ses tables sont couvertes de cadavres. Le philosophe peut même découvrir comment le carnage permanent est prévu et ordonné dans le grand tout. Mais cette loi s'arrête-t-elle à l'homme? non sans doute. Cependant quel être exterminera celui qui les exterminera tous? Lui. C'est l'homme qui est chargé d'égorger l'homme. Mais comment pourra-t-il accomplir la loi, lui qui est un être moral et miséricordieux: lui qui est né pour aimer; lui qui pleure sur les autres comme sur lui-même; qui trouve du plaisir à pleurer, et qui finit par inventer des fictions pour se faire pleurer; lui enfin à qui il a été déclaré qu'on redemandera jusqu'à la dernière goutte de sang qu'il aura versé injustement (1)? C'est la guerre qui accomplira le décret. N'entendez-vous pas la terre qui crie et demande du sang? Le sang des animaux ne lui suffit pas, ni même celui des coupables versé par le glaive des lois. Si la justice humaine les frappait tous, il n'y aurait point de guerre; mais elle ne saurait en atteindre qu'un petit nombre, et souvent même elle les épargne, sans se douter que sa féroce humanité contribue à nécessiter la guerre, si, dans le même temps surtout, un autre aveuglement, non moins stupide et non moins funeste, travaillait à éteindre l'expiation dans le monde. La terre n'a pas crié en vain: la guerre s'allume. L'homme, saisi tout à coup d'une fureur divine, étrangère à la haine et à la colère, s'avance sur le champ de bataille sans savoir ce qu'il veut ni même ce qu'il fait. Qu'est-ce donc que cette terrible énigme? Rien n'est plus contraire à sa nature; et rien ne lui répugne moins: il fait avec enthousiasme ce qu'il a en horreur. N'avez-vous jamais remarqué que, sur le champ de bataille, l'homme ne désobéit jamais? il pourra bien massacrer Nerva ou Henri IV; mais le plus abominable tyran, le plus insolent boucher de chair humaine n'entendra jamais là: Nous ne voulons plus vous servir. Une révolte sur le champ de bataille, un accord pour s'embrasser en reniant un tyran, est un phénomène qui ne se présente pas à ma mémoire. Rien ne résiste, rien ne peut résister à la force qui traîne l'homme au combat; innocent meurtrier, instrument passif d'une main redoutable, il se plonge tête baissée dans l'abîme qu'il a creusé lui-même; il reçoit la mort sans ce douter que c'est lui qui a fait la mort (2).
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(1) Gen., IX, 5.
(2) Et infixae sunt gentes in interitu quem fecerunt. (Ps. IX, 16.)

Ainsi s'accomplit sans cesse, depuis le ciron jusqu'à l'homme, la grande loi de la destruction violente des êtres vivants. La terre entière, continuellement imbibée de sang, n'est qu'un autel immense où tout ce qui vit doit être immolé sans fin, sans mesure, sans relâche, jusqu'à la consommation des choses, jusqu'à l'extinction du mal, jusqu'à la mort de la mort (1).
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(1) Car le dernier ennemi qui doit être détruit, c'est la mort. (S. Paul aux Cor. I, 15, 26.)

Mais l'anathème doit frapper plus directement et plus visiblement sur l'homme: l'ange exterminateur tourne comme le soleil autour de ce malheureux globe, et ne laisse respirer une nation que pour en frapper d'autres. Mais lorsque les crimes, et surtout les crimes d'un certain genre, se sont accumulés jusqu'à un point marqué, l'ange presse sans mesure son vol infatigable. Pareil à la torche ardente tournée rapidement, l'immense vitesse de son mouvement le rend présent à la fois sur tous les points de sa redoutable orbite. Il frappe au même instant tous les peuples de la terre; d'autre fois, ministre d'une vengeance précise et infaillible, il s'acharne sur certaines nations et les baigne dans le sang. N'attendez pas qu'elles fassent aucun effort pour échapper à leur jugement ou pour l'abréger. On croit voir ces grands coupables, éclairés par leur conscience, qui demandent le supplice et l'acceptent pour y trouver l'expiation. Tant qu'il leur restera du sang, elles viendront l'offrir; et bientôt une rare jeunesse se fera raconter ces guerres désolatrices produites par les crimes de ses pères.

La guerre est donc divine en elle-même, puisque c'est une loi du monde.

La guerre est divine par ses conséquences d'un ordre surnaturel tant générales que particulières; conséquences peu connues parce qu'elles sont peu recherchées, mais qui n'en sont pas moins incontestables. Qui pourrait douter que la mort trouvée dans les combats n'ait de grands privilèges? et qui pourrait croire que les victimes de cet épouvantable jugement aient versé leur sang en vain? Mais il n'est pas temps d'insister sur ces sortes de matières; notre siècle n'est pas mûr encore pour s'en occuper: laissons-lui sa physique, et tenons cependant toujours nos yeux fixés sur ce monde invisible qui expliquera tout.

La guerre est divine dans la gloire mystérieuse qui l'environne, et dans l'attrait non moins inexplicable qui nous y porte.

La guerre est divine dans la protection accordée aux grands capitaines, même aux plus hasardeux, qui sont rarement frappés dans les combats, et seulement quand leur renommée ne peut plus s'accroître et que leur mission est remplie.

La guerre est divine par la manière dont elle se déclare. Je ne veux excuser personne mal à propos; mais combien ceux qu'on regarde comme les auteurs immédiats des guerres son entraînés eux-mêmes par les circonstances! Au moment précis amené par les hommes et prescrit par la justice, Dieu s'avance pour venger l'iniquité que les habitants du monde ont commise contre lui. La terre avide de sang, comme nous l'avons entendu il y a quelques jours (1), ouvre la bouche pour le recevoir et le retenir dans son sein jusqu'au moment où elle devra le rendre (VIII). Applaudissons donc autant qu'on voudra au poète estimable qui s'écrie:

    Au moindre intérêt qui divise
    Ces foudroyantes majestés,
    Bellone porte la réponse
    Et toujours le salpêtre annonce
    Leurs meurtrières volontés.

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(1)Voy. tom. I.

Mais que ces considérations très inférieures ne nous empêchent point de porter nos regards plus haut.

La guerre est divine dans ses résultats qui échappent absolument aux spéculations de la raison humaine: car ils peuvent être tout différents entre deux nations, quoique l'action de la guerre se soit montrée égale de part et d'autre. Il y a des guerres qui avilissent les nations, et les avilissent pour des siècles; d'autres les exaltent, les perfectionnent de toutes manières, et remplacent même bientôt, ce qui est fort extraordinaire, les pertes momentanées, par un surcroît visible de population. L'histoire nous montre souvent le spectacle d'une population riche et croissante au milieu des combats les plus meurtriers; mais il y a des guerres vicieuses, des guerres de malédictions, que la conscience reconnaît bien mieux que le raisonnement: les nations en sont blessées à mort, et dans leur puissance, et dans leur caractère; alors vous pouvez voir le vainqueur même dégradé, appauvri, et gémissant au milieu de ses tristes lauriers, tandis que sur les terres du vaincu, vous ne trouverez, après quelques moments, pas un atelier, pas une charrue qui ne demande un homme.

La guerre est divine par l'indéfinissable force qui en détermine les succès. C'était sûrement sans y réfléchir, mon cher chevalier, que vous répétiez l'autre jour la célèbre maxime, que Dieu est toujours pour les gros bataillons. Je ne croirai jamais qu'elle appartienne réellement au grand homme à qui on l'attribue (1); il peut se faire enfin qu'il ait avancé cette maxime en se jouant, ou sérieusement dans un sens limité et très vrai; car Dieu, dans le gouvernement temporel de sa providence, ne déroge point (le cas du miracle excepté) aux lois générales qu'il a établies pour toujours. Ainsi, comme deux hommes sont plus forts qu'un, cent mille hommes doivent avoir plus de force et d'action que cinquante mille. Lorsque nous demandons à Dieu la victoire, nous ne lui demandons pas de déroger aux lois générales de l'univers; cela serait trop extravagant; mais ces lois se combinent de mille manières, et se laissent vaincre jusqu'à un point qu'on ne peut assigner. Trois hommes sont plus forts qu'un seul sans doute: la proposition générale est incontestable; mais un homme habile peut profiter de certaines circonstances, et un seul Horace tuera les trois Curiaces. Un corps qui a plus de masse qu'un autre a plus de mouvement: sans doute, si les vitesses sont égales; mais il est égal d'avoir trois de masse et deux de vitesse, ou trois de vitesse et deux de masse. De même une armée de 40.000 hommes est inférieure physiquement à une autre armée de 60.000; mais si la première a plus de courage, d'expérience et de discipline, elle pourra battre la seconde; car elle a plus d'action avec moins de masse, et c'est ce que nous voyons à chaque page de l'histoire. Les guerres d'ailleurs supposent toujours une certaine égalité; autrement il n'y a point de guerre. Jamais je n'ai lu que la république de Raguse ait déclaré la guerre aux sultans, ni celle de Genève aux rois de France. Toujours il y a un certain équilibre dans l'univers politique, et même il ne dépend pas de l'homme de le rompre (si l'on excepte certains cas rares, précis et limités); voilà pourquoi les coalitions sont si difficiles: si elles ne l'étaient pas, la politique étant si peu gouvernée par la justice, tous les jours on s'assemblerait pour détruire une puissance; mais ces projets réussissent peu, et le faible même leur échappe avec une facilité qui étonne dans l'histoire. Lorsqu'une puissance trop prépondérante épouvante l'univers, on s'irrite de ne trouver aucun moyen pour l'arrêter; on se répand en reproches amers contre l'égoïsme et l'immoralité des cabinets qui les empêchent de se réunir pour conjurer le danger commun: c'est le cri qu'on entendit aux beaux jours de Louis XIV (IX); mais, dans le fond, ces plaintes ne sont pas fondées. Une coalition entre plusieurs souverains, faite sur les principes d'une morale pure et désinteressée, serait un miracle. Dieu, qui ne le doit à personne, et qui n'en fait point d'inutiles, emploie, pour rétablir l'équilibre, deux moyens plus simples: tantôt le géant s'égorge lui-même, tantôt une puissance bien inférieure jette sur son chemin un obstacle imperceptible, mais qui grandit ensuite on ne sait comment, et devient insurmontable; comme un faible rameau, arrêté dans le courant d'un fleuve, produit enfin un attérissement qui le détourne.
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(1) Turenne.

En partant donc de l'hypothèse de l'équilibre, du moins approximatif, qui a toujours lieu, ou parce que les puissances belligérantes sont égales, ou parce que les plus faibles ont des alliés, combien de circonstances imprévues peuvent déranger l'équilibre et faire avorter ou réussir les plus grands projets, en dépit de tous les calculs de la prudence humaine! Quatre siècles avant notre ère, des oies sauvèrent le Capitole; neuf siècles après la même époque, sous l'empereur Arnoulf, Rome fut prise par un lièvre (X). Je doute que, de part ni d'autre, on comptât sur de pareils alliés ou qu'on redoutât de pareils ennemis. L'histoire est pleine de ces événements inconcevables qui déconcertent les plus belles spéculations. Si vous jetez d'ailleurs un coup d'oeil plus général sur le rôle que joue à la guerre la puissance morale, vous conviendrez que nulle part la main divine ne se fait sentir plus vivement à l'homme: on dirait que c'est un département, passez-moi le terme, dont la Providence s'est réservée la direction, et dans lequel elle ne laisse agir l'homme que d'un manière à peu près mécanique, puisque les succès y dépendent presque entièrement de ce qui dépend le moins de lui, jamais il n'est averti plus souvent et plus vivement qu'à la guerre de sa propre nullité et de l'inévitable puissance qui règle tout. C'est l'opinion qui perd les batailles, et c'est l'opinion qui les gagne. L'intrépide Spartiate sacrifia à la peur (Rousseau s'en étonne quelque part, je m'étonne pourquoi); Alexandre sacrifia aussi à la peur avant la bataille d'Arbelles. Certes, ces gens-là avaient grandement raison, et pour rectifier cette dévotion pleine de sens, il suffit de prier Dieu qu'il daigne ne pas nous envoyer la peur. La peur! Charles V se moqua plaisamment de cette épitaphe qu'il lut en passant: Ci-gît qui n'eut jamais peur. Et quel homme n'a jamais eu peur dans sa vie? qui n'a point eu l'occasion d'admirer, et dans lui, et autour de lui, et dans l'histoire, la toute-puissante faiblesse de cette passion, qui semble souvent avoir plus d'empire sur nous à mesure qu'elle a moins de motifs raisonnables? Prions donc, monsieur le chevalier, car c'est à vous, s'il vous plaît, que ce discours s'adresse, puisque c'est vous qui avez appelé ces réflexions; prions Dieu de toutes nos forces, qu'il écarte de nous et de nos amis la peur qui est à ses ordres, et qui peut ruiner en un instant les plus belles spéculations militaires.

Et ne soyez pas effarouché de ce mot de peur; car si vous le preniez dans son sens le plus strict, vous pourriez dire que la chose qu'il exprime est rare, et qu'il est honteux de la craindre. Il y a une peur de femme qui s'enfuit en criant; et celle-là, il est permis, ordonné même de ne pas la regarder comme possible, quoiqu'elle ne soit pas tout à fait un phénomène inconnu. Mais il y a une autre peur bien plus terrible, qui descend dans le coeur le plus mâle, le glace, et lui persuade qu'il est vaincu. Voilà le fléau épouvantable toujours suspendu sur les armées. Je faisais un jour cette question à un militaire du premier rang, que vous connaissez l'un et l'autre. Dites-moi, M. le Général, qu'est-ce qu'une bataille perdue? je n'ai jamais bien compris cela. Il me répondit après un moment de silence: Je n'en sais rien. Et après un autre silence il ajouta: C'est une bataille qu'on croit avoir perdue. Rien n'est plus vrai. Un homme qui se bat avec un autre est vaincu lorsqu'il est tué ou terrassé, et que l'autre est debout; il n'en est pas ainsi de deux armées: l'une ne peut être tuée, tandis que l'autre reste en pied. Les forces se balancent ainsi que les morts, et depuis surtout que l'invention de la poudre a mis plus d'égalité dans les moyens de destruction, une bataille ne se perd plus matériellement; c'est-à-dire parce qu'il y a plus de morts d'un côté que de l'autre: aussi Frédéric II, qui s'y entendait un peu, disait: Vaincre, c'est avancer. Mais quel est celui qui avance? c'est celui dont la conscience et la contenance font reculer l'autre. Rappelez-vous, M. le comte, ce jeune militaire de votre connaissance particulière, qui vous peignait un jour dans une de ses lettres: ce moment solennel où, sans savoir pourquoi, une armée se sent portée en avant, comme si elle glissait sur un plan incliné. Je me souviens que vous fûtes frappé de cette phrase, qui exprime en effet à merveille le moment décisif; mais ce moment échappe tout à fait à la réflexion, et prenez garde surtout qu'il ne s'agit nullement du nombre dans cette affaire. Le soldat qui glisse en avant a-t-il compté les morts? L'opinion est si puissante à la guerre qu'il dépend d'elle de changer la nature d'un même événement, et de lui donner deux noms différents, sans autre raison que son bon plaisir. Un général se jette entre deux corps ennemis, et il écrit à sa cour: Je l'ai coupé, il est perdu. Celui-ci écrit à la sienne: il s'est mis entre deux feux, il est perdu. Lequel des deux s'est trompé? celui qui se laissera saisir par la froide déesse. En supposant toutes les circonstances et celle du nombre surtout, égale de part et d'autre au moins d'une manière approximative, montrez-moi entre les deux positions une différence qui ne soit pas purement morale. Le terme de tourner est aussi une de ces expressions que l'opinion tourne à la guerre comme elle l'entend. Il n'y a rien de si connu que la réponse de cette femme de Sparte à son fils qui se plaignait d'avoir une épée trop courte: Avance d'un pas; mais si le jeune homme avait pu se faire entendre du champ de bataille, et crier Je suis tourné, la noble Lacédémonienne n'aurait pas manqué de lui répondre: Tourne-toi. C'est l'imagination qui perd les batailles (1).
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(1) Et qui primi omnium vicuntur, oculi. (Tac.)

Ce n'est pas même toujours à beaucoup près le jour où elles se donnent qu'on sait si elles sont perdues ou gagnées: c'est le lendemain, c'est souvent deux ou trois jours après. On parle beaucoup de batailles dans le monde sans savoir ce que c'est; on est surtout assez sujet à les considérer comme des points, tandis qu'elles couvrent deux ou trois lieux de pays; on vous dit gravement: Comment ne savez-vous pas ce qui s'est passé dans ce combat puisque vous y étiez? tandis que c'est précisément le contraire qu'on pourrait dire assez souvent. Celui qui est à la droite sait-il ce qui se passe à la gauche? sait-il seulement ce qui se passe à deux pas de lui? Je me représente aisément une de ces scènes épouvantables: sur un vaste terrain couvert de tous les apprêts du carnage, et qui semble s'ébranler sous les pas des hommes et des chevaux; au milieu du feu et des tourbillons de fumée; étourdi, transporté par le retentissement des armes à feu et des instruments militaires, par des voix qui commandent, qui hurlent ou qui s'éteignent; environné de morts, de mourants, de cadavres mutilés; possédé tour à tour par la crainte, par l'espérance, par la rage, par cinq ou six ivresses différentes, que devient l'homme? que voit-il? que sait-il au bout de quelques heures? que peut-il sur lui et sur les autres? Parmi cette foule de guerriers qui ont combattu tout le jour, il n'y en a souvent pas un seul, et pas même le général, qui sache où est le vainqueur. Il ne tiendrait qu'à moi de vous citer des batailles modernes, des batailles fameuses dont la mémoire ne périra jamais; des batailles qui ont changé la face des affaires en Europe, et qui n'ont été perdues que parce que tel ou tel homme a cru qu'elles l'étaient; de manière qu'en supposant toutes les circonstances égales, et pas une goutte de sang de plus versée de part et d'autre, un autre général aurait fait chanter le Te Deum chez lui, et forcé l'histoire de dire tout le contraire de ce qu'elle dira. Mais, de grâce, à quelle époque a-t-on vu la puissance morale jouer à la guerre un rôle plus étonnant que de nos jours? n'est-ce pas une véritable magie que tout ce que nous avons vu depuis vingt ans? C'est sans doute aux hommes de cette époque qu'il appartient de s'écrier:

    Et quel temps fut jamais plus fertile en miracles.

Mais, sans sortir du sujet qui nous occupe maintenant, y a-t-il, dans ce genre, un seul événement contraire aux plus évidents calculs de la probabilité que nous n'ayons vu s'accomplir en dépit de tous les efforts de la providence humaine? N'avons-nous pas fini même par voir perdre des batailles gagnées? au reste, messieurs, je ne veux rien exagérer, car vous savez que j'ai une haine particulière pour l'exagération, qui est le mensonge des honnêtes gens. Pour peu que vous en trouviez dans ce que je viens de dire, je passe condamnation sans disputer, d'autant plus volontiers que je n'ai nul besoin d'avoir raison dans toute la rigueur de ce terme. Je crois en général que les batailles ne se gagnent ni ne se perdent point physiquement. Cette proposition n'ayant rien de rigide, elle se prête à toutes les restrictions que vous jugerez convenables, pourvu que vous m'accordiez à votre tour (ce que nul homme sensé ne peut me contester) que la puissance morale a une action immense à la guerre, ce qui me suffit. Ne parlons donc plus de gros bataillons, M. le chevalier; car il n'y a pas d'idée plus fausse et plus grossière, si on ne la restreint dans le sens que je crois avoir expliqué assez clairement.

LE COMTE.

Votre patrie, M. le sénateur, ne fut pas sauvée par de gros bataillons, lorsqu'au commencement du XVIIe siècle, le prince Pajarski et un marchand de bestiaux, nommé Mignin, la délivrèrent d'un joug insupportable. L'honnête négociant promit ses biens et ceux de ses amis, en montrant le ciel à Pajarski, qui promit son bras et son sang: ils commencèrent avec mille hommes, et ils réussirent.

LE SÉNATEUR.

Je suis charmé que ce trait se soit présenté à votre mémoire; mais l'histoire de toutes les nations est remplie de faits semblables qui montrent comment la puissance du nombre peut être produite, excitée, affaiblie ou annulée par une foule de circonstances qui ne dépendent pas de nous. Quant à nos Te Deum, si multipliés et souvent si déplacés, je vous les abandonne de tout mon coeur, M. le chevalier. Si Dieu nous ressemblait, ils attireraient la foudre; mais il sait ce que nous sommes, et nous traite selon notre ignorance. Au surplus, quoiqu'il y ait des abus sur ce point comme il y en a dans toutes les choses humaines, la coutume générale n'en est pas moins sainte et louable.

Toujours il faut demander à Dieu des succès, et toujours il faut l'en remercier; or, comme rien dans ce monde ne dépend plus immédiatement de Dieu que la guerre; qu'il a restreint sur cet article le pouvoir naturel de l'homme, et qu'il aime à s'appeler le Dieu de la guerre, il y a toutes sortes de raisons pour nous de redoubler nos voeux lorsque nous sommes frappés de ce fléau terrible; et c'est encore avec grande raison que les nations chrétiennes sont convenues tacitement, lorsque leurs armes ont été heureuses, d'exprimer leur reconnaissance envers le Dieu des armées par un Te Deum; car je ne crois pas que, pour le remercier des victoires qu'on ne tient que de lui, il soit possible d'employer une plus belle prière: elle appartient à votre église, monsieur le comte.

LE COMTE.

Oui, elle est née en Italie, à ce qu'il paraît; et le titre d'Hymne ambroisienne pourrait faire croire qu'elle appartient exclusivement à saint Ambroise: cependant on croit assez généralement, à la vérité sur la foi d'une simple tradition, que le Te Deum fut, s'il est permis de s'exprimer ainsi, improvisé à Milan par les deux grands et saints docteurs saint Ambroise et saint Augustin, dans un transport de ferveur religieuse; opinion qui n'a rien que de très probable. En effet, ce cantique inimitable, conservé, traduit par votre église et par les communions protestantes, ne présente pas la plus légère trace du travail et de la méditation, n'est point une composition: c'est une effusion; c'est une poésie brûlante, affranchie de tout mètre; c'est un dithyrambe divin où l'enthousiasme, volant de ses propres ailes, méprise toutes les ressources de l'art. Je doute que la foi, l'amour, la reconnaissance, aient parlé jamais de langage plus vrai et plus pénétrant.

LE CHEVALIER.

Vous me rappelez ce que vous nous dîtes dans notre dernier entretien sur le caractère intrinsèque des différentes prières. C'est un sujet que je n'avais jamais médité; et vous me donnez envie de faire un cours de prières: ce sera un objet d'érudition, car toutes les nations ont prié.

LE COMTE.

Ce sera un cours très intéressant et qui ne sera pas de pure érudition. Vous trouverez sur votre route une foule d'observations intéressantes; car la prière de chaque nation est une espèce d'indicateur qui nous montre avec une précision mathématique la position morale de cette nation. Les Hébreux, par exemple, ont donné quelquefois à Dieu le nom de père; les Païens mêmes ont fait grand usage de ce titre; mais lorsqu'on en vient à la prière, c'est autre chose: vous ne trouverez pas dans toute l'antiquité profane, ni même dans l'ancien Testament, un seul exemple que l'homme ait donné à Dieu le titre de père en lui parlant dans la prière. Pourquoi encore les hommes de l'antiquité, étrangers à la révélation de Moïse, n'ont-ils jamais su exprimer le repentir dans leurs prières? Ils avaient des remords comme nous puisqu'ils avaient une conscience: leurs grands criminels parcouraient la terre et les mers pour trouver des expiations et des expiateurs; ils sacrifiaient à tous les dieux irrités; ils se parfumaient, ils s'inondaient d'eau et de sang; mais le coeur contrit ne se voit point: jamais ils ne savent demander pardon dans leurs prières. Ovide, après mille autres, a pu mettre ces mots dans la bouche de l'homme outragé qui pardonne au coupable: Non quia tu dignus, set quia mitis ego; mais nul ancien n'a pu transporter ces mêmes mots dans la bouche du coupable parlant à Dieu. Nous avons l'air de traduire Ovide dans la liturgie de la messe lorsque nous disons: Non aestimator meriti, sed veniae largitor admitte; et cependant nous disons alors ce que le genre humain entier n'a jamais pu dire sans révélation; car l'homme savait bien qu'il pouvait irriter Dieu ou un Dieu, mais non qu'il pouvait l'offenser. Les mots de crime et de criminel appartiennent à toutes les langues: ceux de péché et de pécheur n'appartiennent qu'à la langue chrétienne. Par une raison du même genre, toujours l'homme a pu appeler Dieu père, ce qui n'exprime qu'une relation de création et de puissance; mais nul homme, par ses propres forces, n'a pu dire mon père! car ceci est une relation d'amour, étrangère même au mont Sinaï, et qui n'appartient qu'au Calvaire.

Encore une observation: la barbarie du peuple hébreu est une des thèses favorites du XVIIIe siècle; il n'est permis d'accorder à ce peuple aucune science quelconque: il ne connaissait pas la moindre vérité physique ni astronomique: pour lui, la terre n'était qu'une platitude et le ciel qu'un baldaquin; sa langue dérive d'une autre, et aucune ne dérive d'elle; il n'avait ni philosophie, ni arts, ni littérature; jamais, avant une époque très retardée, les nations étrangères n'ont eu la moindre connaissance des livres de Moïse; et il est très faux que les vérités d'un ordre supérieur qu'on trouve disséminées chez les anciens écrivains du Paganisme dérivent de cette source. Accordons tout par complaisance: comment se fait-il que cette même nation soit constamment raisonnable, intéressante, pathétique, très souvent même sublime et ravissante dans ses prières? La Bible, en général, renferme une foule de prières dont on a fait un livre dans notre langue; mais elle renferme de plus, dans ce genre, le livre des livres, le livre par excellence et qui n'a point de rival, celui des Psaumes.

LE SÉNATEUR.

Nous avons eu déjà une longue conversation avec monsieur le chevalier sur le livre des Psaumes; je l'ai plaint à ce sujet, comme je vous plains vous-même, de ne pas entendre l'esclavon: car la traduction des Psaumes que nos possédons dans cette langue est un chef-d'oeuvre.

LE COMTE.

Je n'en doute pas: tout le monde est d'accord à cet égard, et d'ailleurs votre suffrage me suffirait; mais il faut que, sur ce point, vous me pardonniez des préjugés ou des systèmes invincibles. Trois langues furent consacrées jadis sur le Calvaire: l'hébreu, le grec et le latin; je voudrais qu'on s'en tînt là. Deux langues religieuses dans le cabinet et une dans l'église, c'est assez. Au reste, j'honore tous les efforts qui se sont faits dans ce genre chez les différentes nations: vous savez bien qu'il ne nous arrive guère de disputer ensemble.

LE CHEVALIER.

Je vous répète aujourd'hui ce que je disais l'autre jour à notre cher sénateur en traitant le même sujet: j'admire un peu David comme Pindare, je veux dire sur parole.

LE COMTE.

Que dites-vous, mon cher chevalier? Pindare n'a rien de commun avec David: le premier a pris soin lui même de nous apprendre qu'il ne parlait qu'aux savants, et qu'il se souciait fort peu d'être entendu de la foule de ses contemporains, auprès desquels il n'était pas fâché d'avoir besoin d'interprètes (1). Pour entendre parfaitement ce poète, il ne vous suffirait pas de le prononcer, de le chanter même; il faudrait encore le danser. Je vous parlerai un jour de ce soulier dorique tout étonné des nouveaux mouvements que lui prescrivait la muse impétueuse de Pindare (2). Mais quand vous parviendriez à le comprendre aussi parfaitement qu'on le peut de nos jours, vous seriez peu intéressé. Les odes de Pindare sont des espèces de cadavres dont l'esprit s'est retiré pour toujours. Que vous importent les chevaux de Hiéron ou les mules d'Agésias? quel intérêt prenez-vous à la noblesse des villes et de leurs fondateurs, aux miracles des dieux, aux exploits des héros, aux amours des nymphes? Le charme tenait aux temps et aux lieux; aucun effet de notre imagination ne peut le faire renaître. Il n'y a plus d'Olympe, plus d'Élide, plus d'Alphée; celui qui se flatterait de trouver le Pélopponèse au Pérou serait moins ridicule que celui qui le chercherait dans la Morée. David, au contraire, brave le temps et l'espace, parce qu'il n'a rien accordé aux lieux ni aux circonstances: il n'a chanté que Dieu et la vérité immortelle comme lui. Jérusalem n'a point disparu pour nous: elle est toute où nous sommes; et c'est David surtout qui nous la rend présente. Lisez donc et relisez sans cesse les Psaumes, non, si vous m'en croyez, dans nos traductions modernes qui sont trop loin de la source, mais dans la version latine adoptée par notre église. Je sais que l'hébraïsme, toujours plus ou moins visible à travers la Vulgate, étonne d'abord le premier coup d'oeil; car les Psaumes, tels que nous les lisons aujourd'hui, quoiqu'ils n'aient pas été traduits sur le texte, l'ont cependant été sur une version qui s'était tenue elle-même très près de l'hébreu; en sorte que la difficulté est la même: mais cette difficulté cède aux premiers efforts. Faites choix d'un ami qui, sans être hébraïsant, ait pu néanmoins, par des lectures attentives et reposées, se pénétrer de l'esprit d'une langue la plus antique sans comparaison de toutes celles dont il nous reste des monuments, de son laconisme logique, plus embarrassant pour nous que le plus hardi laconisme grammatical, et qui se soit accoutumé surtout à saisir la liaison des idées presque invisible chez les Orientaux, dont le génie bondissant n'entend rien aux nuances européennes: vous verrez que le mérite essentiel de cette traduction est d'avoir su précisément passer assez près et assez loin de l'hébreu; vous verrez comment une syllabe, un mot, et je ne sais quelle aide légère donnée à la phrase, feront jaillir sous vos yeux des beautés du premier ordre. Les Psaumes sont une véritable préparation évangélique; car nulle part l'esprit de la prière, qui est celui de Dieu, n'est plus visible, et de toutes parts on y lit les promesses de tout ce que nous possédons. Le premier caractère de ces hymnes, c'est qu'elles prient toujours. Lors même que le sujet d'un psaume paraît absolument accidentel, et relatif seulement à quelque événement de la vie du Roi-Prophète, toujours son génie échappe à ce cercle rétréci; toujours il généralise: comme il voit tout dans l'immense unité de la puissance qui l'inspire, toutes ses pensées et tous ses sentiments se tournent en prières: il n'a pas une ligne qui n'appartienne à tous les temps et à tous les hommes. Jamais il n'a besoin de l'indulgence qui permet l'obscurité à l'enthousiasme; et cependant, lorsque l'Aigle du Cédron prend son vol vers les nues, votre oeil pourra mesurer au-dessous de lui plus d'air qu'Horace n'en voyait jadis sous le Cygne de Dircé (3). Tantôt il se laisse pénétrer par l'idée de la présence de Dieu, et les expressions les plus magnifiques se présentent en foule à son esprit: Où me cacher, où fuir tes regards pénétrants? Si j'emprunte les ailes de l'aurore et que je m'envole jusqu'aux bornes de l'Océan, c'est ta main même qui m'y conduit et j'y rencontrerai ton pouvoir. Si je m'élance dans les cieux, t'y voilà; si je m'enfonce dans l'abîme, te voilà encore (4). Tantôt il jette les yeux sur la nature, et ses transports nous apprennent de quelle manière nous devons la contempler. - Seigneur, dit-il, vous m'avez inondé de joie par le spectacle de vos ouvrages; je serai ravi en chantant les oeuvres de vos mains. Que vos ouvrages sont grands, ô Seigneur! vos desseins sont des abîmes; mais l'aveugle ne voit pas ces merveilles et l'insensé ne les comprend pas (5).
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(1) Olymp. II, 149.
(2) ##Doorioo phoonan enarmoxai PEDILOO, Olymp. III, 9.
(3) Multa dircaeum levat aura Cycnum, etc. (Hor.)
(4) Ps. CXXXVIII, 7, 9, 10, 8.
(5) Ps. XCI, 5, 6, 7.

S'il descend aux phénomènes particuliers, quelle abondance d'images! quelle richesse d'expressions! Voyez avec quelle vigueur et quelle grâce il exprime les noces de la terre et de l'élément humide: Tu visites la terre dans ton amour et tu la combles de richesses! Fleuve du Seigneur, surmonte tes rivages! prépare la nourriture de l'homme, c'est l'ordre que tu as reçu (1); inonde les sillons, va chercher les germes des plantes, et la terre, pénétrée de gouttes génératrices, tressaillira de fécondité (2). Seigneur, tu ceindras l'année d'une couronne de bénédictions; tes nuées distilleront l'abondance (3); des îles de verdure embelliront le désert (4); les collines seront environnées d'allégresse; les épis se presseront dans les vallées; les troupeaux se couvriront de riches toisons; tous les êtres pousseront un cri de joie. Oui! tous diront une hymne à ta gloire (5).
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(1) Quoniam ita est praeparatio ejus. (LXIV, 10.)
(2) In stillicidiis ejus laetabitur germinans. Je n'ai pas l'idée d'une plus belle expression.
(3) Nubes tuae stillabunt pinguedinem. (12. Hebr.)
(5) Pinguescent speciosa deserti. (13.)
(5) Clamabunt, etenim hymnum dicent. (14.)

Mais c'est dans un ordre plus relevé qu'il faut l'entendre expliquer les merveilles de ce culte intérieur qui ne pouvait de son temps être aperçu que par l'inspiration. L'amour divin qui l'embrase prend chez lui un caractère prophétique; il devance les siècles, et déjà il appartient à la loi de grâce. Comme François de Sales ou Fénélon, il découvre dans le coeur de l'homme ces degrés mystérieux (1) qui, de vertus en vertus, nous mènent jusqu'au Dieu de tous les dieux (2). Il est inépuisable lorsqu'il exalte la douceur et l'excellence de la loi divine. Cette loi est une lampe pour son pied mal assuré, une lumière, un astre, qui l'éclaire dans les sentiers ténébreux de la vertu (3); elle est vraie, elle est la vérité même: elle porte sa justification en elle-même; elle est plus douce que le miel, plus désirable que l'or et les pierres précieuses; et ceux qui lui sont fidèles y trouveront une récompense sans bornes (4); il la méditera jour et nuit (5); il cachera les oracles de Dieu dans son coeur afin de ne le point offenser (6); il s'écrie: Si tu dilates mon coeur, je courrai dans la voie de tes commandements (7).
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(1) Ascensionem in corde suo disposuit. (LXXXIII,6.)
(2) Ibunt de virtute in virtutem, videbitur Deus deorum in Sion. (8.)
(3) CXVIII, 105.
(4) XVIII, 10, 11.
(5) CXVIII, 97.
(6) Ibid., 11.
(7) Ibid., 32.

Quelquefois le sentiment qui l'oppresse intercepte sa respiration. Un verbe, qui s'avançait pour exprimer la parole du prophète, s'arrête sur ses lèvres et retombe sur son coeur; mais la piété le comprend lorsqu'il s'écrie: TES AUTELS, O DIEU DES ESPRITS (1)!
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(1) Altaria tua, Domine virtutum! (LXXXIII, 4.)

D'autres fois on l'entend deviner en quelques mots tout le Christianisme. Apprends-moi, dit-il, à faire ta volonté, parce que tu es mon Dieu (1). Quel philosophe de l'antiquité a jamais su que la vertu n'est que l'obéissance à Dieu, parce qu'il est Dieu, et que le mérite dépend exclusivement de cette direction soumise de la pensée?
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(1) CXLII, 11.

Il connaissait bien la loi terrible de notre nature viciée: il savait que l'homme est conçu dans l'iniquité, et révolté dès le sein de sa mère contre la loi divine (1). Aussi bien que le grand Apôtre, il savait que l'homme est un esclave vendu à l'iniquité qui le tient sous son joug, de manière qu'il ne peut y avoir de liberté que là où se trouve l'esprit de Dieu (2). Il s'écrie donc avec une justesse véritablement chrétienne: C'est par toi que je serai arraché à la tentation; appuyé sur son bras je franchirai le mur (3): ce mur de séparation élevé dès l'origine entre l'homme et le Créateur, ce mur qu'il faut absolument franchir, puisqu'il ne peut être renversé. Et lorsqu'il dit à Dieu: Agis avec moi (4), ne confesse-t-il pas, n'enseigne-t-il pas toute la vérité? D'une part rien sans nous, et de l'autre rien sans toi. Que si l'homme ose témérairement ne s'appuyer que sur lui-même, la vengeance est toute prête: Il sera livré aux penchants de son coeur et aux rêves de son esprit (5).
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(1) In iniquitatibus conceptus sum, et in peccatis concepit me mater mea. (L, 7.) Alienati sunt peccatores a vulva: erraverunt ab utero. (LVII, 4.)
(2) Rom. XII, 14. II, Cor. III, 19.
(3) In Deo meo transgrediar murum. (Ps. XVII, 30.)
(4) Fac mecum. (LXXXV, 17.)
(5) Ibunt ad inventionibus suis. (LXXX, 13.)

Certain que l'homme est de lui-même incapable de prier, David demande à Dieu de le pénétrer de cette huile mystérieuse, de cette onction divine qui ouvrira ses lèvres, et leur permettra de prononcer des paroles de louange et d'allégresse (1); et comme il ne nous racontait que sa propre expérience, il nous laisse voir dans lui le travail de l'inspiration. J'ai senti, dit-il, mon coeur s'échauffer au-dedans de moi; les flammes ont jailli de ma pensée intérieure; alors ma langue s'est déliée, et j'ai parlé (2). À ces flammes chastes de l'amour divin, à ces élans sublimes d'un esprit ravi dans le ciel, comparez la chaleur putride de Sapho ou l'enthousiasme soldé de Pindare: le goût, pour se décider, n'a pas besoin de la vertu.
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(1) LXII, 6.
(2) XXXVIII, 4.

Voyez comment le Prophète déchiffre l'incrédule d'un seul mot: il a refusé de croire, de peur de bien agir (1); et comment en un seul mot encore il donne une leçon terrible aux croyants lorsqu'il leur dit: Vous qui faites profession d'aimer le Seigneur, haïssez donc le mal (2).
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(1) XXXV, 4.
(2) Qui diligitis Dominum, odite malum. (XCVI, 10.) (Berthier a divinement parlé sur ce texte. Voy. sa traduction.)

Cet homme extraordinaire, enrichi de dons si précieux, s'était néanmoins rendu énormément coupable; mais l'expiation enrichit ses hymnes de nouvelles beautés: jamais le repentir ne parla un langage plus vrai, plus pathétique, plus pénétrant. Prêt à recevoir avec résignation tous les fléaux du Seigneur (1), il veut lui-même publier ses iniquités (2). Son crime est constamment devant ses yeux (3), et la douleur qui le ronge ne lui laisse aucun repos (4). Au milieu de Jérusalem, au sein de cette pompeuse capitale, destinée à devenir bientôt la plus superbe ville de la superbe Asie (5), sur ce trône où la main de Dieu l'avait conduit, il est seul comme le pélican du désert, comme l'orfraie cachée dans les ruines, comme le passereau solitaire qui gémit sur le faîte aérien des palais (6). Il consume ses nuits dans les gémissements, et sa triste couche est inondée de ses larmes (7). Les flèches du Seigneur l'ont percé (8). Dès lors il n'y a plus rien de sain en lui; ses os sont ébranlés (9), ses chairs se détachent; il se courbe vers la terre; son coeur se trouble; toute sa force l'abandonne; la lumière même ne brille plus pour lui (10): il n'entend plus; il a perdu la voix: il ne lui reste que l'espérance (11). Aucune idée ne saurait le distraire de sa douleur, et cette douleur se tournant toujours en prière comme tous ses autres sentiments, elle a quelque chose de vivant qu'on ne rencontre point ailleurs. Il se rappelle sans cesse un oracle qu'il a prononcé lui-même: Dieu a dit au coupable: Pourquoi te mêles-tu d'annoncer mes préceptes avec ta bouche impure (12)? je ne veux être célébré que par le juste (13). La terreur chez lui se mêle donc constamment à la confiance; et jusque dans les transports de l'amour, dans l'extase de l'admiration, dans les plus touchantes effusions d'une reconnaissance sans bornes, la pointe acérée du remords se fait sentir comme l'épine à travers les touffes vermeilles du rosier.
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(1) XXXXII, 18.
(2) Ibid., 19.
(3) L, 5.
(4) XXXVII, 11, 18.
(5) Longe clarissima orbium Orientis. (Plin. Hist., Lib. V, 14.)
(6) Ps. CI, 7-8.
(7) VI, 7.
(8) XXVII, 3.
(9) VI, 3.
(10) XXXVII, 4, 6, 7.
(11) Ibid., 16.
(12) Peccatori dixit Deus: Quare tu enarras justitias meas, et assumis testamentum meum per os tuum? (XLIX, 16.)
(13) Recto decet laudatio. (XXXII, 1.)

Enfin, rien ne me frappe dans ces magnifiques psaumes comme les vastes idées du Prophète en matière de religion; celle qu'il professait, quoique resserrée sur un point du globe, se distinguait néanmoins par un penchant marqué vers l'universalité. Le temple de Jérusalem était ouvert à toutes les nations, et le disciple de Moïse ne refusait de prier son Dieu avec aucun homme, ni pour aucun homme: plein de ces idées grandes et généreuses, et poussé d'ailleurs par l'esprit prophétique qui lui montrait d'avance la célérité de la parole et la puissance évangélique (1), David ne cesse de s'adresser au genre humain et de l'appeler tout entier à la vérité. Cet appel à la lumière, ce voeu de son coeur, revient à chaque instant dans ses sublimes compositions. Pour l'exprimer en mille manières, il épuise la langue sans pouvoir se contenter. Nations de l'univers, louez toutes le Seigneur; écoutez-moi, vous tous qui habitez le temps. (2). Le Seigneur est bon pour tous les hommes, et sa miséricorde se répand sur tous ses ouvrages (3). Son royaume embrasse tous les siècles et toutes les générations (4). Peuples de la terre, poussez vers Dieu des cris d'allégresse; chantez des hymnes à la gloire de son nom; célébrez sa grandeur par vos cantiques; dites à Dieu: La terre entière vous adorera; elle célébrera par ses cantiques la sainteté de votre nom. Peuples, bénissez votre Dieu et faites retentir partout ses louanges (5); que vos oracles, Seigneur, soient connus de toute la terre, et que le salut que nous tenons de vous parvienne à toutes les nations (6). Pour moi, je suis l'ami, le frère de tous ceux qui vous craignent, de tous ceux qui observent vos commandements (7). Rois, princes, grands de la terre, peuples qui la couvrez, louez le nom du Seigneur, car il n'y a de grand que ce nom (8). Que tous les peuples réunis à leurs maîtres ne fassent plus qu'une famille pour adorer le Seigneur (9)! Nations de la terre, applaudissez, chantez, chantez notre roi! chantez, car le Seigneur est le roi de l'univers. CHANTEZ AVEC INTELLIGENCE (10). Que tout esprit loue le Seigneur (11).
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(1) Velociter currit sermo ejus. (CXLVII, 15.) Dominus dat verbum evangelizantibus. (LXVII, 12.)
(2) Omnes qui habitatis tempus. (XLVIII, 2.) Cette belle expression appartient à l'hébreu. La Vulgate dit: Qui habitatis orbem. Hélas! les deux expressions sont synonymes.
(3) CXLIV, 9.
(4) Ibid., 15.
(5) LXVI, 1, 4, 8.
(6) LXVI, 3.
(7) Particeps ego sum omnium timentium se et custodientium mandata sua. (CXVIII, 65.)
(8) CXLVII, 11, 12.
(9) CI, 22.
(10) Psallite sapienter. (XLVI, 8.)
(11) Omnis spiritus laudet Dominum. (CL, 5.) C'est le dernier mot du dernier psaume.

Dieu n'avait pas dédaigné de contenter ce grand désir. Le regard prophétique du saint Roi, en se plongeant dans le profond avenir, voyait déjà l'immense explosion du cénacle et la face de la terre renouvelée par l'effusion de l'esprit divin. Que ses expressions sont belles et surtout justes! De tous les points de la terre les hommes se RESSOUVIENDRONT du Seigneur et se convertiront à lui; il se montrera, et toutes les familles humaines s'inclineront (1).
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(1) REMINISCENTUR et convertentur ad Dominum universi fines terrae, et adorabunt in conspectu ejus omnes familiae gentium. (XXI, 28.)

Sages amis, observez ici en passant comment l'infinie bonté a pu dissimuler quarante siècles (1): elle attendait le souvenir de l'homme (2). Je finirai par vous rappeler un autre voeu du Prophète-Roi: Que ces pages, dit-il, soient écrites pour les générations futures, et les peuples qui n'existent point encore béniront le Seigneur (3)
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(1) Act. XVII, 30.
(2) Oui, Platon, tu dis vrai! Toutes les vérités sont dans nous; elles sont NOUS, et lorsque l'homme croit les découvrir, il ne fait que regarder dans lui et dire OUI!
(3) Scribantur haec in generatione altera, et populus qui creabitur, laudabit Dominum. (Ps. CI, 19.)

Il est exaucé, parce qu'il n'a chanté que l'Éternel; ses chants participent de l'éternité: les accents enflammés, confiés aux cordes de sa lyre divine, retentissent encore après trente siècles dans toutes les parties de l'univers. La synagogue conserva les psaumes; l'Église se hâta de les adopter; la poésie de toutes les nations chrétiennes s'en est emparée; et, depuis plus de trois siècles, le soleil ne cesse d'éclairer quelques temples dont les voûtes retentissent de ces hymnes sacrés. On les chante à Rome, à Genève, à Madrid, à Londres, à Québec, à Quito, à Moscou, à Pékin, à Botany-Bay; on les murmure au Japon.

LE CHEVALIER.

Sauriez-vous me dire pourquoi je ne me ressouviens pas d'avoir lu dans les psaumes rien de ce que vous venez de me dire?

LE COMTE.

Sans doute, mon jeune ami, je saurai vous le dire: ce phénomène tient à la théorie des idées innées; quoiqu'il y ait des notions originelles communes à tous les hommes, sans lesquels ils ne seraient pas hommes, et qui sont en conséquence accessibles, ou plutôt naturelles, à tous les esprits, il s'en faut néanmoins qu'elles le soient toutes au même point. Il en est au contraire qui sont plus ou moins assoupies, et d'autres plus ou moins dominantes dans chaque esprit; et celles-ci forment ce qu'on appelle le caractère ou le talent: or il arrive que lorsque nous recevons par la lecture une sorte de pâture spirituelle, chaque esprit s'approprie ce qui convient plus particulièrement à ce que je pourrais appeler son tempérament intellectuel, et laisse échapper le reste. De là vient que nous ne lisons pas du tout les mêmes choses dans les mêmes livres; ce qui arrive surtout à l'autre sexe comparé au nôtre, car les femmes ne lisent point comme nous. Cette différence étant générale et par là même plus sensible, je vous invite à vous en occuper.

LE SÉNATEUR.

La nuit qui nous surprend me rappelle, M. le comte, que vous auriez bien pu, puisque vous étiez si fort en train, nous rappeler quelque chose de ce que David a dit sur la nuit: comme il s'en occupait beaucoup, il en a beaucoup parlé, et toujours je m'attendais que, parmi les textes saillants qui se sont présentés à vous, il y en aurait quelques-uns sur la nuit: car c'est un grand chapitre sur lequel David est revenu souvent, et qui pourrait s'en étonner? Vous le savez, mes bons amis, la nuit est dangereuse pour l'homme, et sans nous en apercevoir nous l'aimons tous un peu parce qu'elle nous met à l'aise. La nuit est une complice naturelle constamment à l'ordre de tous les vices, et cette complaisance séduisante fait qu'en général nous valons tous moins la nuit que le jour. La lumière intimide le vice; la nuit lui rend toutes ses forces, et c'est la vertu qui a peur. Encore une fois, la nuit ne vaut rien pour l'homme, et cependant, ou peut-être à cause de cela même, ne sommes-nous pas tous un peu idolâtres de cettte facile divinité? Qui peut se vanter de ne l'avoir jamais invoquée pour le mal? Depuis le brigand des grands chemins jusqu'à celui des salons, quel homme n'a jamais dit: Flecte, precor, vultus ad mea furta tuos? Et quel homme encore n'a jamais dit: Nox conscia novit? La société, la famille la mieux réglée, est celle où l'on veille le moins, et toujours l'extrême corruption des moeurs s'annonce par l'extrême abus dans ce genre. La nuit étant donc, de sa nature, male suada, mauvaise conseillère, de là vient que les fausses religions l'avaient consacrée souvent à des rits coupables, nota bonae secreta deae (1).
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(1) Juven., Sat. VI, 314.

LE COMTE.

Avec votre permission, mon cher ami, je dirai plutôt que la corruption antique avait consacré la nuit à de coupables orgies, mais que la religion antique n'avait point de tort, ou n'en avait pas d'autres que celui de son impuissance; car rien, je crois, ne commence par le mal. Elle avait mis, par exemple, les mystères que vous nommez sous la garde de la plus sévère pudeur; elle chassait du temple jusqu'au plus petit animal mâle, et jusqu'à la peinture même de l'homme; le poète que vous avez cité rappelle lui-même cette loi avec sa gaieté enragée, pour faire ressortir davantage un effroyable contraste (XI). Vous voyez que les intentions primitives ne sauraient être plus claires: j'ajoute qu'au sein même de l'erreur, la prière nocturne de la Vestale semblait avoir été imaginée pour faire équilibre, un jour, aux mystères de la bonne déesse: mais le culte vrai devait se distinguer sur ce point, et il n'y a pas manqué. Si la nuit donne de mauvais conseils, comme vous le disiez tout à l'heure, il faut lui rendre justice, elle en donne aussi d'excellents: c'est l'époque des profondes méditations et des sublimes ravissements: pour mettre à profit ces élans divins et pour contredire aussi l'influence funeste dont vous parliez, le Christianisme s'est emparé à son tour de la nuit, et l'a consacrée à de saintes cérémonies qu'il anime par une musique austère et de puissants cantiques (XII). La religion même, dans tout ce qui ne tient point au dogme, est sujette à certains changements que notre pauvre nature rend inévitables; cependant, jusque dans les choses de pure discipline, il y en aura toujours d'invariables; par exemple, il y aura toujours des fêtes qui nous appelleront tous à l'office de la nuit, et toujours il y aura des hommes choisi dont les pieuses voix se feront entendre dans les ténèbres, car le cantique légitime ne doit jamais se taire sur la terre:

    Le jour au jour le rappelle,
    La nuit l'annonce à la nuit.

LE SÉNATEUR.

Hélas! qui sait si vous n'exprimez pas, dans ce moment du moins, un voeu plutôt qu'une vérité! Combien le règne de la prière est affaibli, et quels moyens n'a-t-on pas employés pour éteindre sa voix! Notre siècle n'a-t-il pas demandé à quoi servent les gens qui prient? Comment la prière percera-t-elle les ténèbres, lorsqu'à peine il lui est permis de se faire entendre de jour? mais je ne veux pas m'égarer dans ces tristes pressentiments. Vous avez dit tout ce qui a pu m'échapper sur la nuit, sans avoir dit cependant ce que David en a dit; et c'est à quoi je voudrais suppléer. Je vous demande à mon tour la permission de m'en tenir à mon idée principale. Plein d'idées qu'il ne tenait d'aucun homme, David ne cesse d'exhorter l'homme à suspendre son sommeil pour prier (1): il croyait que le silence auguste de la nuit prêtait une force particulière aux saints désirs. J'ai cherché Dieu, dit-il, pendant la nuit, et je n'ai point été trompé (2). Ailleurs il dit: J'ai conversé avec mon coeur pendant la nuit. je m'exerçais dans cette méditation, et j'interrogeais mon esprit (3). En songeant d'autres fois à certains dangers qui, dans les temps antiques, devaient être plus forts que de nos jours, il disait dans sa conscience victorieuse: Seigneur, je me suis souvenu de ton nom, pendant la nuit, et j'ai gardé ta loi (4). Et sans doute il croyait bien que l'influence de la nuit était l'épreuve des coeurs, puisqu'il ajoute: Tu as éprouvé mon coeur en le visitant la nuit (5).
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(1) In noctibus extollite manus vestras in sancta, etc. (Ps. CXXXIII, 2.) Passim.
(2) Deum exquisivi manibus nocte, et non sum deceptus. (LXXVI, 3.)
(3) Meditatus sum nocte com corde meo, et exercitabar et scopebam spiritum meum. (LXXVI, 7.)
(4) Memor fui, nocte, nominis tui, Domine, et custodivi legem tuam. (CXVIII, 52.)
(5) Probasti cor meum, et visitasti nocte. (XVI, 3.)

L'air de la nuit ne vaut rien pour l'homme matériel; les animaux nous l'apprennent en s'abritant tous pour dormir. Nos maladies nous l'apprennent en sévissant toutes pendant la nuit. Pourquoi envoyez-vous le matin chez votre ami malade demander comment il a passé la nuit, plutôt que vous n'envoyez demander le soir comment il a passé la journée? Il faut bien que la nuit ait quelque chose de mauvais. De là vient la nécessité du sommeil qui n'est point fait pour le jour, et qui n'est pas moins nécessaire à l'esprit qu'au corps, car s'ils étaient l'un et l'autre continuellement exposés à l'action de certaines puissances qui les attaquent sans cesse, ni l'un ni l'autre de pourraient vivre; il faut donc que les actions nuisibles soient suspendues périodiquement, et que tous les deux soient mis pendant ces intervalles sous une influence protectrice. Et comme le corps pendant le sommeil continue ses fonctions vitales, sans que le principe sensible en ait la conscience, les fonctions vitales de l'esprit continuent de même, comme vous pouvez vous en convaincre indépendamment de toute théorie, par une expérience vulgaire, puisque l'homme peut apprendre pendant le sommeil, et savoir, par exemple, à son réveil, des vers ou l'air d'une chanson qu'il ne savait pas en s'endormant (1). Mais pour que l'analogie fiut parfaite, il fallait encore que le principe intelligent n'eût de même aucune conscience de ce qui se passe en lui pendant ce temps; ou du moins il fallait qu'il ne lui en restât aucune mémoire, ce qui revient au même pour l'ordre établi. De la croyance universelle que l'homme se trouve alors sous une influence bonne et préservatrice naquit l'autre croyance, pareillement universelle, que le temps du sommeil est favorable aux communications divines. Cette opinion, de quelque manière qu'elle doive être entendue, s'appuie incontestablement sur l'Écriture sainte, qui présente un grand nombre d'exemples dans ce genre. Nous voyons de plus que les fausses religions ont toujours professé la même croyance: car l'erreur, en tournant le dos à sa rivale, ne cesse néanmoins d'en répéter tous les actes et toutes les doctrines qu'elle altère suivant ses forces, c'est-à-dire de manière que le type ne peut jamais être méconnu, ni l'image prise pour lui. Middleton, et d'autres écrivains du même ordre, ont fait une grande dépense d'érudition pour prouver que votre Église imite une foule de cérémonies païennes, reproches qu'ils auraient aussi pu adresser à la nôtre, s'ils avaient pensé à nous. Trompés par une religion négative et par un culte décharné, ils ont méconnu les formes éternelles d'une religion positive qui se retrouveront partout. Les voyageurs modernes ont trouvé en Amérique les vestales, le feu nouveau, la circoncision, le baptême, la confession, et enfin la présence réelle sous les espèces du pain et du vin (XIII).
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(1) L'interlocuteur aurait pu ajouter que l'homme possède de plus le pouvoir de s'éveiller à peu près sûrement à l'heure qu'il s'est prescrite à lui-même avant de s'endormir; phénomène aussi constant qu'inexplicable. Le sommeil est un des grands mystères de l'homme. Celui qui le comprendrait aurait, suivant les apparences, pénétré tous les autres. (Note de l'éditeur.)

Dirons-nous que nous tenons ces mêmes cérémonies des Mexicains ou des Péruviens? Il faut bien se garder de conclure toujours de la conformité à la dérivation subordonnée: pour que le raisonnement soit légitime, il faut avoir exclu précédemment la dérivation commune. Or, pour en revenir à la nuit et aux songes, nous voyons que les plus grands génies de l'antiquités, sans distinction, ne doutaient nullement de l'importance des songes, et qu'ils venaient même s'endormir dans les temples pour y recevoir des oracles (1). Job n'a-t-il pas dit que Dieu se sert des songes pour avertir l'homme (2): AVIS QU'IL NE RÉPETE JAMAIS? et David ne disait-il pas, comme je vous le rappelais tout à l'heure, que Dieu visite les coeurs pendant la nuit? Platon ne veut-il pas qu'on se prépare aux songes par une grande pureté d'âme et de corps (3)? Hippocrate n'a-t-il pas composé un traité exprès sur les songes, où il s'avance jusqu'à refuser de reconnaître pour un véritable médecin celui qui ne sait pas interpréter les songes (XIV)? Il me semble qu'un poète latin, Lucrèce, si je ne me trompe (4), est allé plus loin peut-être en disant que les dieux, durant le sommeil, parlent à l'âme et à l'esprit.
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(1)

    . . . . . . . . . . fruiturque deorum
    Colloquio.
(Virg., Aen. VII, 90, 91.)
(2) Semel loquitur Deus (et secundo id ipsum non repetit) per somnium in visione nocturna... ut avertat hominem ab his quae facit. (Job, XXXIII, 14, 15, 17.)
(3) Cicer. de Divin. I, 30.
(4) Non: le vers est de Juvénal. En animam et mentem ??? qua Di nocte loquantur! (Juv., 531.) (Note de l'éditeur.)

Enfin Marc-Aurèle (je ne vous cite pas ici un esprit faible) non seulement a regardé ces communications nocturnes comme un fait incontestable, mais il déclare de plus, en propres termes, en avoir été l'objet (XV). Que dites-vous sur cela, messieurs? Auriez-vous par hasard quelque envie de soutenir que toute l'antiquité sacrée et profane a radoté? que l'homme n'a jamais pu voir que ce qu'il voit, éprouver que ce qu'il éprouve? que les grands hommes que je vous cite étaient des esprits faibles? que...

LE CHEVALIER.

Pour moi, je ne crois point encore avoir acquis le droit d'être impertinent.

LE SÉNATEUR.

Et moi, je crois de plus que personne ne peut acquérir ce droit, qui, Dieu merci, n'existe pas.

LE COMTE.

Dites-moi, mon cher ami, pourquoi vous ne rassembleriez pas une foule de pensées, d'un genre très élevé et très peu commun, qui vous arrivent constamment lorsque nous parlons métaphysique ou religion? Vous pourriez intituler ce recueil: Élans philosophiques. Il existe bien un ouvrage écrit en latin sous le même titre; mais ce sont des élans à se casser le cou: les vôtres, ce me semble, pourraient soulever l'homme sans danger.

LE CHEVALIER.

Je vous y exhorte aussi, mon cher sénateur; en attendant, messieurs, il va m'arriver, par votre grâce, une chose qui certainement ne m'est arrivée de ma vie: c'est de m'endormir en pensant au Prophète-Roi. À vous l'honneur!

FIN DU SEPTIEME ENTRETIEN.



Denis Constales - dcons@world.std.com - http://world.std.com/~dcons/