Vous tournez votre tasse, M. le chevalier: est-ce que vous ne voulez plus de thé?
Non, je vous remercie, je m'en tiendrai pour aujourd'hui à une seule tasse. Élevé, comme vous savez, dans une province méridionale de la France, où le thé n'était regardé que comme un remède contre le rhume, j'ai vécu depuis chez des peuples qui font grand usage de cette boisson: je me suis donc mis à en prendre pour faire comme les autres, mais sans pouvoir jamais y trouver assez de plaisir pour m'en faire un besoin. Je ne suis pas d'ailleurs, par système, grand partisan de ces nouvelles boissons: qui sait si elles ne nous ont pas apporté de nouvelles maladies?
Cela pourrait être, sans que la somme des maux eût augmenté sur la terre; car en supposant que la cause que vous indiquez ait produit quelques maladies ou quelques incommodités nouvelles, ce qui me paraîtrait assez difficile à prouver, il faudrait aussi tenir compte des maladies qui se sont considérablement affaiblies, ou qui même ont disparu presque totalement, comme la lèpre, l'éléphantiasis, le mal des ardents, etc. Au reste, je ne me sens point du tout porté à croire que le thé, le café et le sucre, qui ont fait en Europe une fortune si prodigieuse, nous aient été donnés comme des punitions: je pencherais plutôt à les envisager comme des présents: mais, d'une manière ou d'une autre, je ne les regarderais jamais comme indifférents. Il n'y a point de hasard dans le monde, et je soupçonne depuis longtemps que la communication d'aliments et de boissons parmi les hommes, tient de près ou de loin à quelque oeuvre secrète qui s'opère dans le monde à notre insu. Pour tout homme qui a l'oeil sain et qui veut regarder, il n'y a rien de si visible que le lien des deux mondes; on pourrait dire même, rigoureusement parlant, qu'il n'y a qu'un monde, car la matière n'est rien. Essayez, s'il vous plaît, d'imaginer la matière existant seule, sans intelligence; jamais vous ne pourrez y parvenir.
Je pense aussi que personne ne peut nier les relations mutuelles du monde visible et du monde invisible. Il en résulte une double manière de les envisager; car l'un et l'autre peut être considéré, ou en lui-même, ou dans son rapport avec l'autre. C'est d'après cette division naturelle que j'abordai hier la question qui nous occupe. Je ne considérai d'abord que l'ordre purement temporel; et je vous demandais ensuite la permission de m'élever plus haut, lorsque je fus interrompu fort à propos par M. le sénateur. Aujourd'hui je continue.
Tout mal étant un châtiment, il s'ensuit que nul mal ne saurait être considéré comme nécessaire, et nul mal n'étant nécessaire, il s'ensuit que tout mal peut être prévenu ou par la suppression du crime qui l'avait rendu nécessaire, ou par la prière qui a la force de prévenir le châtiment ou de le mitiger. L'empire du mal physique pouvant donc encore être restreint indéfiniment par ce moyen surnaturel, vous voyez...
Permettez-moi de vous interrompre et d'être un peu impoli, s'il le faut, pour vous forcer d'être plus clair. Vous touchez là un sujet qui m'a plus d'une fois agité péniblement; mais pour ce moment je suspends mes questions sur ce point. Je voudrais seulement vous faire observer que vous confondez, si je ne me trompe, les maux dus immédiatement aux fautes de celui qui les souffre, avec ceux que nous transmet un malheureux héritage. Vous disiez que nous souffrons peut-être aujourd'hui pour des excès commis il y a plus d'un siècle; or, il me semble que nous ne devons point répondre de ces crimes, comme de celui de nos premiers parents. Je ne crois pas que la foi s'étende jusque là; et si je ne me trompe, c'est bien assez d'un péché originel, puisque ce péché seul nous a soumis à toutes les misères de cette vie. Il me semble donc que les maux physiques qui nous viennent par héritage n'ont rien de commun avec le gouvernement temporel de la Providence.
Prenez garde, je vous prie, que je n'ai point insisté du tout sur cette triste hérédité, et que je ne vous l'ai point donnée comme une preuve directe de la justice que la Providence exerce dans ce monde. J'en ai parlé en passant comme d'une observation qui se trouvait sur ma route; mais je vous remercie de tout mon coeur, mon cher chevalier, de l'avoir remise sur le tapis, car elle est très digne de nous occuper. Si je n'ai fait aucune distinction entre les maladies, c'est qu'elle sont toutes des châtiments. Le péché originel, qui explique tout, et sans lequel on n'explique rien, se répète malheureusement à chaque instant de la durée, quoique d'une manière secondaire. Je ne crois pas qu'en votre qualité de chrétien, cette idée, lorsqu'elle vous sera développée exactement, ait rien de choquant pour votre intelligence. Le péché originel est un mystère sans doute; cependant si l'homme vient à l'examiner de près, il se trouve que ce mystère a, comme les autres, des côtés plausibles, même pour notre intelligence bornée. Laissons de côté la question théologique de l'imputation, qui demeure intacte, et tenons-nous-en à cette observation vulgaire, qui s'accorde si bien avec nos idées les plus naturelles, que tout être qui a la faculté de se propager ne saurait produire qu'un être semblable à lui. La règle ne souffre pas d'exception; elle est écrite sur toutes les parties de l'univers. Si donc un être est dégradé, sa postérité ne sera plus semblable à l'état primitif de cet être, mais bien à l'état où il a été ravalé par une cause quelconque. Cela se conçoit très clairement, et la règle a lieu dans l'ordre physique comme dans l'ordre moral. Mais il faut bien observer qu'il y a entre l'homme infirme et l'homme malade la même différence qui a lieu entre l'homme vicieux et l'homme coupable. La maladie aiguë n'est pas transmissible; mais celle qui vicie les humeurs devient maladie originelle, et peut gâter toute une race. Il en est de même des maladies morales. Quelques-unes appartiennent à l'état ordinaire de l'imperfection humaine; mais il y a telle prévarication ou telle suite de prévarications qui peuvent dégrader absolument l'homme. C'est un péché originel du second ordre, mais qui nous représente, quoique imparfaitement, le premier. De là viennent les sauvages qui ont fait dire tant d'extravagances et qui ont surtout servi de texte éternel à J.-J. Rousseau, l'un des plus dangereux sophistes de son siècle, et cependant le plus dépourvu de véritable science, de sagacité et surtout de profondeur, avec une profondeur apparente qui est toute dans les mots (I). Il a constamment pris le sauvage pour l'homme primitif, tandis qu'il n'est et ne peut être que le descendant d'un homme détaché du grand arbre de la civilisation par une prévarication quelconque, mais d'un genre qui ne peut plus être répété, autant qu'il est permis d'en juger; car je doute qu'il se forme de nouveaux sauvages.
Par une suite de la même erreur on a pris les langues de ces sauvages pour des langues commencées, tandis qu'elles ne sont et ne peuvent être que des débris de langues antiques, ruinées, s'il est permis de s'exprimer ainsi, et dégradées comme les hommes qui les parlent. En effet, toute dégradation individuelle ou nationale est sur-le-champ annoncée par une dégradation rigoureusement proportionnelle dans le langage (II). Comment l'homme pourrait-il perdre une idée sans perdre la parole ou la justesse de la parole qui l'exprime; et comment au contraire pourrait-il penser ou plus ou mieux sans le manifester sur-le-champ par son langage?
Il y a donc une maladie originelle comme il y a un péché originel, c'est-à-dire qu'en vertu de cette dégradation primitive, nous sommes sujets à toutes sortes de souffrances physiques en général; comme en vertu de cette même dégradation nous sommes sujets à toutes sortes de vices en général. Cette maladie originelle n'a donc point d'autre nom. Elle n'est que la capacité de souffrir tous les maux, comme le péché originel (abstraction faite de l'imputation) n'est que la capacité de commettre tous les crimes, ce qui achève le parallèle.
Mais il y a de plus des maladies, comme il y a des prévarications originelles du second ordre; c'est-à-dire que certaines prévarications commises par certains hommes on pu les dégrader de nouveau plus ou moins, et perpétuer ainsi plus ou moins dans leur descendance les vices comme les maladies; il peut se faire que ces grandes prévarications ne soient plus possibles; mais il n'en est pas moins vrai que le principe général subsiste et que la Religion chrétienne s'est montrée en possession de grands secrets, lorsqu'elle a tourné sa sollicitude principale et toute la force de sa puissance législatrice et institutrice, sur la reproduction légitime de l'homme, pour empêcher toute transmission funeste des pères aux fils. Si j'ai parlé sans distinction des maladies que nous devons immédiatement à nos crimes personnels et de celles que nous tenons des vices de nos pères, le tort est léger; puisque, comme je vous disais tout à l'heure, elles ne sont toutes dans le vrai que les châtiments d'un crime. Il n'y a que cette hérédité qui choque d'abord la raison humaine; mais en attendant que nous puissions en parler plus longuement, contentons-nous de la règle générale que j'ai d'abord rappelée, que tout être qui se reproduit ne saurait produire que son semblable. C'est ici, monsieur le sénateur, que j'invoque votre conscience intellectuelle: si un homme s'est livré à de tels crimes ou à une telle suite de crimes, qu'ils soient capables d'altérer en lui le principe moral, vous comprenez que cette dégradation est transmissible, comme vous comprenez la transmission du vice scrophuleux ou syphilitique. Au reste, je n'ai nul besoin de ces maux héréditaires. Regardez, si vous voulez, tout ce que j'ai dit sur ce sujet comme une parenthèse de conversation; tout le reste demeure inébranlable. En réunissant toutes les considérations ue j'ai mises sous vos yeux, il ne vous restera, j'espère, aucun doute que l'innocent, lorsqu'il souffre, ne souffre jamais qu'en sa qualité d'homme; et que l'immense majorité des maux tombe sur le crime; ce qui me suffirait déjà. Maintenant...
Il serait fort utile, du moins pour moi, que vous allassiez plus avant; car depuis que vous avez parlé des sauvages, je ne vous écoute plus. Vous avez dit, en passant sur cette espèce d'hommes, un mot qui m'occupe tout entier. Seriez-vous en état de me prouver que les langues des sauvages sont des restes, et non des rudiments de langues?
Si je voulais entreprendre sérieusement cette preuve, monsieur le chevalier, j'essaierais d'abord de vous prouver que ce serait à vous de prouver le contraire; mais je crains de me jeter dans cette dissertation qui nous mènerait trop loin. Si cependant l'importance du sujet vous paraît mériter au moins que je vous expose ma foi, je la livrerai volontiers et sans détails à vos réflexions futures. Voici donc ce que je crois sur les points principaux dont une simple conséquence a fixé votre attention.
L'essence de toute intelligence est de connaître et d'aimer. Les limites de sa science sont celles de sa nature. L'être immortel n'apprend rien: il sait par essence tout ce qu'il doit savoir. D'un autre côté, nul être intelligent ne peut aimer le mal naturellement ou en vertu de son essence; il faudrait pour cela que Dieu l'eût créé mauvais, ce qui est impossible. Si donc l'homme est sujet à l'ignorance et au mal, ce ne peut être qu'en vertu d'une dégradation accidentelle qui ne saurait être que la suite d'un crime. Ce besoin, cette faim de la science, qui agite l'homme, n'est que la tendance naturelle de son être qui le porte vers son état primitif, et l'avertit de ce qu'il est.
Il gravite, si je puis m'exprimer ainsi, vers les régions de la lumière. Nul castor, nulle hirondelle, nulle abeille n'en veulent savoir plus que leurs devanciers. Tous les êtres sont tranquilles à la place qu'ils occupent. Tous sont dégradés, mais ils l'ignorent; l'homme seul en a le sentiment, et ce sentiment est tout à la fois la preuve de sa grandeur et de sa misère, de ses droits sublimes et de son incroyable dégradation. Dans l'état où il est réduit, il n'a pas même le triste bonheur de s'ignorer: il faut qu'il se contemple sans cesse, et il ne peut se contempler sans rougir; sa grandeur même l'humilie, puisque ses lumières qui l'élèvent jusqu'à l'ange ne servent qu'à lui montrer dans lui des penchants abominables qui le dégradent jusqu'à la brute. Il cherche dans le fond de son être quelque partie saine sans pouvoir la trouver: le mal a tout souillé, et l'homme entier n'est qu'une maladie (1). Assemblage inconcevable de deux puissances différentes et incompatibles, centaure monstrueux, il sent qu'il est le résultat de quelque forfait inconnu, de quelque mélange détestable qui a vicié l'homme jusque dans son essence la plus intime. Toute intelligence est par sa nature même le résultat, à la fois ternaire et unique, d'une perception qui appréhende, d'une raison qui affirme, et d'une volonté qui agit. Les deux premières puissances ne sont qu'affaiblies dans l'homme; mais la troisième est brisée (2), et semblable au serpent du Tasse, elle se traîne après soi (3), toute honteuse de sa douloureuse impuissance. C'est dans cette troisième puissance que l'homme se sent blessé à mort. Il ne sait ce qu'il veut; il veut ce qu'il ne veut pas; il ne veut pas ce qu'il veut; il voudrait vouloir. Il voit dans lui quelque chose qui n'est pas lui et qui est plus fort que lui. Le sage résiste et s'écrie: Qui me délivrera? (4). L'insensé obéit, et il appelle sa lâcheté bonheur; mais il ne peut se défaire de cette autre volonté incorruptible dans son essence, quoiqu'elle ait perdu son empire; et le remords, en lui perçant le coeur, ne laisse de lui crier: En faisant ce que tu ne veux pas, tu consens à la loi (5). Qui pourrait croire qu'un tel être ait pu sortir dans cet état des mains du Créateur? Cette idée est si révoltante, que la philosophie seule, j'entends la philosophie païenne, a deviné le péché originel. Le vieux Timée de Locres ne disait-il pas déjà, sûrement d'après son maître Pythagore, que nos vices viennent bien moins de nous-mêmes que de nos pères et des éléments qui nous constituent? Platon ne dit-il pas de même qu'il faut s'en prendre au générateur plus qu'au généré? Et dans un autre endroit n'a-t-il pas ajouté que le Seigneur, Dieu des dieux (6), voyant que les êtres soumis à la génération avaient perdu (ou détruit en eux) le don inestimable, avait déterminé de les soumettre à un traitement propre tout à la fois à les punir et à les régénérer (III). Cicéron ne s'éloignait pas du sentiment de ces philosophes et de ces initiés qui avaient pensé que nous étions dans ce monde pour expier quelque crime commis dans un autre. Il a cité même et adopté quelque part la comparaison d'Aristote, à qui la contemplation de la nature humaine rappelait l'épouvantable supplice d'un malheureux lié à un cadavre et condamné à pourrir avec lui. Ailleurs il dit expressément que la nature nous a traités en marâtre plutôt qu'en mère; et que l'esprit divin qui est en nous est comme étouffé par le penchant qu'elle nous a donné pour tous les vices (7); et n'est-ce pas une chose singulière qu'Ovide ait parlé sur l'homme précisément dans les termes de saint Paul? Le poète érotique a dit: Je vois le bien, je l'aime, et le mal me séduit (8); et l'Apôtre si élégamment traduit par Racine, a dit:
Je ne fais pas le bien que j'aime, Et je fais le mal que je hais (9).
... video meliora, proboque; Deteriora sequor.(Ovid. Met. VII, 17.)
On fuit le bien qu'on aime; on hait le mal qu'on fait.(Loi nat. II.), puis il ajoute immédiatement après:
L'homme, on nous l'a tant dit, est une énigme obscure; Mais en quoi l'est-il plus que toute la nature?Étourdi que vous êtes! vous venez de le dire.
Au surplus, lorsque les philosophes que je viens de vous
citer, nous assurent que les vices de la nature humaine
appartiennent plus aux pères qu'aux enfants, il
est clair qu'ils ne parlent d'aucune génération en
particulier. Si la proposition demeure dans le vague, elle n'a
plus de sens; de manière que la nature même des
choses la rapporte à une corruption d'origine, et par
conséquent universelle. Platon nous dit qu'en se
contemplant lui-même il ne sait s'il voit un monstre plus
double, plus mauvais que Typhon, ou bien plutôt un
être moral, doux et bienfaisant, qui participe de la
nature divine (1). Il ajoute que
l'homme, ainsi tiraillé en sens contraire, ne peut faire
le bien et vivre heureux sans réduire en servitude
cette puissance de l'âme où réside le mal,
et sans remettre en liberté celle qui est le
séjour et l'organe de la vertu (IV).
C'est précisément la doctrine chrétienne,
et l'on ne saurait confesser plus clairement le
péché originel. Qu'importent les mots? l'homme est
mauvais, horriblement mauvais. Dieu l'a-t-il créé
tel? Non, sans doute, et Platon lui-même se hâte de
répondre que l'être bon ne veut ni ne fait de
mal à personne. Nous sommes donc
dégradés, et comment? cette corruption que Platon
voyait en lui n'était pas apparemment quelque chose de
particulier à sa personne, et sûrement il ne se
croyait pas plus mauvais que ses semblables. Il disait donc
essentiellement comme David: Ma mère m'a conçu
dans l'iniquité; et si ces expressions
s'étaient présentées à son esprit,
il aurait pu les adopter sans difficulté. Or, toute
dégradation ne pouvant être qu'une peine, et toute
peine supposant un crime, la raison seule se trouve conduite,
comme par force, au péché originel: car notre
funeste inclination au mal étant une vérité
de sentiment et d'expérience proclamée par tous
les siècles, et cette inclination toujours plus ou moins
victorieuse de la conscience et de lois, n'ayant jamais
cessé de produire sur la terre des transgressions de
toute espèce, jamais l'homme n'a pu reconnaître et
déplorer ce triste état sans confesser par
là même le dogme lamentable dont je vous
entretiens; car il ne peut être méchant sans
être mauvais, ni mauvais sans être
dégradé, ni dégradé sans être
puni, ni puni sans être coupable.
--
(1) Il voyait l'un et l'autre.
Enfin, messieurs, il n'y a rien de si attesté, rien de si universellement cru sous une forme ou sous une autre, rien enfin de si intrinsèquement plausible que la théorie du péché originel.
Laissez-moi vous dire encore ceci: Vous n'éprouverez,
j'espère, nulle peine à concevoir qu'une
intelligence originellement dégradée soit et
demeure incapable (à moins d'une
régénération substantielle) de cette
contemplation ineffable que nos vieux maîtres
appelèrent fort à propos vision
béatifique, puisqu'elle produit, et que même
elle est le bonheur éternel; tout comme vous concevrez
qu'un oeil matériel, substantiellement vicié, peut
être incapable, dans cet état, de supporter la
lumière du soleil. Or, cette incapacité de jouir
du SOLEIL est, si je ne me trompe, l'unique suite du
péché originel que nous soyons tenus de regarder
comme naturelle et indépendante de toute transgression
actuelle (1). La raison peut, ce me semble, s'élever
jusque là; et je crois qu'elle a droit de s'en applaudir
sans cesser d'être docile.
--
(1) La perte de la vue de Dieu, supposé qu'ils la
connaissent, ne peut manquer de leur causer habituellement (aux
enfants morts sans baptême) une douleur sensible qui les
empêche d'être heureux. (Bougeant. Exposition de la
doctrine chrétienne, in-12, Paris, 1746, tom. II, chap.
II, art. 2, p. 150, et tom. III, sect. IV, chap III, p.
343.)
L'homme ainsi étudié en lui-même, passons à son histoire.
Tout le genre humain vient d'un couple. On a nié cette vérité comme toutes les autres: eh! qu'est-ce que cela fait? (V)
Nous savons très peu de choses sur les temps qui
précédèrent le déluge, et
même, suivant quelques conjectures plausibles, il ne nous
conviendrait pas d'en savoir davantage. Une seule
considération nous intéresse, et il ne faut jamais
la perdre de vue, c'est que les châtiments sont toujours
proportionnels aux crimes, et les crimes toujours
proportionnés aux connaissances du coupable; de
manière que le déluge suppose des crimes
inouïs, et que ces crimes supposent des connaissances
infiniment au-dessus de celles que nous possédons.
Voilà ce qui est certain et ce qu'il faut approfondir.
Ces connaissances, dégagées du mal qui les avait
rendues si funestes, survécurent dans la famille juste
à la destruction du genre humain. Nous sommes
aveuglés sur la nature et la marche de la science par un
sophisme grossier qui a fasciné tous les yeux: c'est de
juger du temps où les hommes voyaient les effets dans les
causes, par celui où ils s'élèvent
péniblement des effets aux causes, où ils ne
s'occupent même que des effets, où ils disent qu'il
est inutile de s'occuper des causes, où ils ne savent pas
même ce que c'est qu'une cause. On ne cesse de
répéter: Jugez du temps qu'il a fallu pour
savoir telle ou telle chose! Quel inconcevable aveuglement!
Il n'a fallu qu'un instant. Si l'homme pouvait connaître
la cause d'un seul phénomène physique, il
comprendrait probablement tous les autres. Nous ne voulons pas
voir que les vérités les plus difficiles à
découvrir, sont très aisées à
comprendre. La solution du problème de la couronne
fit jadis tressaillir de joie le plus profond
géomètre de l'antiquité; mais cette
même solution se trouve dans tous les cours de
mathématiques élémentaires, et ne passe pas
les forces ordinaires d'une intelligence de quinze ans. Platon,
parlant quelque part de ce qu'il importe le plus à
l'homme de savoir, ajoute tout de suite avec cette
simplicité pénétrante qui lui est
naturelle: Ces choses s'apprennent aisément et
parfaitement, SI QUELQU'UN NOUS LES ENSEIGNE (1),
voilà le mot. Il est, de plus, évident pour la
simple raison que les premiers hommes qui repeuplèrent le
monde après la grande catastrophe, eurent besoin de
secours extraordinaires pour vaincre les difficultés de
toute espèce qui s'opposaient à eux (2); et
voyez, messieurs, le beau caractère de la
vérité! S'agit-il de l'établir? les
témoins viennent de tout côté et se
présentent d'eux-mêmes: jamais ils ne se sont
parlé, jamais ils ne se contredisent, tandis que les
témoins de l'erreur se contredisent, même
lorsqu'ils mentent. Écoutez la sage
antiquité sur le compte des premiers hommes: elle vous
dira que ce furent des hommes merveilleux, et que des
êtres d'un ordre supérieur daignèrent les
favoriser des plus précieuses communications (VI).
Sur ce point il n'y a pas de dissonance: les initiés, les
philosophes, les poètes, l'histoire, la fable, l'Asie et
l'Europe n'ont qu'une voix. Un tel accord de la raison, de la
révélation, et de toutes les traditions humaines,
forme une démonstration que la bouche seule peut
contredire. Non seulement donc les hommes ont commencé
par la science, mais par une science différente de la
nôtre, et supérieure à la nôtre; parce
qu'elle commençait plus haut, ce qui la rendait
même très dangereuse; et ceci vous explique
pourquoi la science dans son principe fut toujours
mystérieuse et renfermée dans les temples,
où elle s'éteignit enfin, lorsque cette flamme ne
pouvait plus servir qu'à brûler. Personne ne sait
à quelle époque remontent, je ne dis pas les
premières ébauches de la société,
mais les grandes institutions, les connaissances profondes, et
les monuments les plus magnifiques de l'industrie et de la
puissance humaine. À côté du temple de
Saint-Pierre à Rome, je trouve les cloaques de Tarquin et
les constructions cyclopéennes. Cette époque
touche celle des Étrusques, dont les arts et la puissance
vont se perdre dans l'antiquité (3),
qu'Hésiode appelait grands et illustres, neuf
siècles avant Jésus-Christ (4), qui
envoyèrent des colonies en Grèce et dans nombre
d'îles, plusieurs siècles avant la guerre de Troie.
Pythagore, voyageant en Égypte six
siècles avant notre ère, y apprit la cause de tous
les phénomènes de Vénus (VII).
Il ne tint même qu'à lui d'y apprendre quelque
chose de bien plus curieux, puisqu'on y savait de toute
antiquité que Mercure, pour tirer une déesse du
plus grand embarras, joua aux échecs avec la lune, et lui
gagna la soixante-douzième partie du jour (5).
Je vous avoue même qu'en lisant le Banquet des sept
sages, dans les oeuvres morales de Plutarque, je n'ai pu me
défendre de soupçonner que les
Égyptiens connaissaient la véritable forme des
orbites planétaires (VIII).
Vous pourrez, quand il vous plaira, vous donner le plaisir de
vérifier ce texte. Julien, dans l'un de
ses fades discours (je ne sais plus lequel), appelle le soleil
le dieu aux sept rayons (IX).
Où avait-il pris cette singulière
épithète? Certainement elle ne pouvait lui venir
que des anciennes traditions asiatiques qu'il avait recueillies
dans ses études théurgiques; et les livres
sacrés des Indiens présentent un bon commentaire
de ce texte, puisqu'on y lit que sept jeunes
vierges s'étant rassemblées pour
célébrer la venue de Crischna, qui est
l'Apollon indien, le dieu apparut tout à coup au milieu
d'elles, et leur proposa de danser; mais que ces vierges
s'étant excusées sur ce qu'elles manquaient de
danseurs, le dieu y pourvut en se divisant lui-même, de
manière que chaque fille eut son Crischna (X).
Ajoutez que le véritable système
du monde fut parfaitement connu dans la plus haute
antiquité (XI). Songez que
les pyramides d'Égypte, rigoureusement orientées,
précèdent toutes les époques certaines de
l'histoire; que les arts sont des frères qui ne peuvent
vivre et briller qu'ensemble; que la nation qui a pu
créer des couleurs capables de résister à
l'action libre de l'air pendant trente siècles, soulever
à une hauteur de six cents pieds des masses qui
braveraient toute notre mécanique (6), sculpter sur
le granit des oiseaux dont un voyageur moderne a pu
reconnaître toutes les espèces (7); mais que
cette nation, dis-je, était nécessairement
tout aussi éminente dans les autres arts, et savait
même nécessairement une foule de choses que
nous ne savons pas. Si de là je jette les yeux sur
l'Asie, je vois les murs de Nemrod élevés sur une
terre encore humide des eaux du déluge, et des
observations astronomiques aussi anciennes que la ville.
Où placerons-nous donc ces prétendus temps de
barbarie et d'ignorance? De plaisants philosophes nous ont dit:
Les siècles ne nous manquent pas: ils vous
manquent très fort; car l'époque du déluge
est là pour étouffer tous les romans de
l'imagination; et les observations géologiques qui
démontrent le fait, en démontrent aussi la date,
avec une incertitude limitée, aussi insignifiante, dans
le temps, que celle qui reste sur la distance de la lune
à nous, peut l'être dans l'espace. Lucrèce
même n'a pu s'empêcher de rendre un
témoignage frappant à la nouveauté de la
famille humaine; et la physique, qui pourrait ici se passer de
l'histoire, en tire cependant une nouvelle force, puisque nous
voyons que la certitude historique finit chez toutes les nations
à la même époque, c'est-à-dire vers
le VIIIe siècle avant notre ère. Permis
à des gens qui croient tout, excepté la Bible, de
nous citer les observations chinoises faites il y a quatre ou
cinq mille ans, par un peuple à qui les jésuites
apprirent à faire des almanachs à la fin du XVIe
siècle (XII); tout
cela ne mérite plus de discussion: laissons-les dire (XIII).
Je veux seulement vous présenter une observation que
peut-être vous n'avez pas faite: c'est que tout le
système des antiquités indiennes ayant
été renversé de fond en comble par les
utiles travaux de l'académie de Calcutta, et la simple
inspection d'une carte géographique démontrant que
la Chine n'a pu être peuplée qu'après
l'Inde, le même coup qui a frappé sur les
antiquités indiennes a fait tomber celles de la Chine,
dont Voltaire surtout n'a cessé de nous assourdir.
--
(1) ##Ei didaskoi tis. Ce qui suit n'est pas moins
précieux; mais, dit-il, personne ne nous
l'apprendra, à moins que Dieu ne lui montre la route.
##All' oud' an didaxeien ei mè Theos
ufègoîto. Epin. Opp. tom. IX, p. 259.
(2) Je ne doute pas, disait Hippocrate, que les
arts n'aient été primitivement des grâces
(##Theôon kharitas) accordées aux hommes par
les dieux. (Hippocr. Epist. in Opp. ex. edit. Foesii.
Francfort, 1621, in-fol. p. 1274.) Voltaire n'est pas de
cet avis: Pour forger le fer, ou pour y suppléer, il
faut tant de HASARDS heureux, tant d'industrie, tant de
siècles! (Essai, etc. introd. p. 45.) Ce
contraste est piquant; mais je crois qu'un bon esprit qui
réfléchira attentivement sur l'origine des arts et
des sciences, ne balancera pas longtemps entre la grâce
et le hasard.
(3) Diu ante rem romanam. Tit. Liv.
(4) Théog. v. 114. Consultez, au sujet des
Étrusques, Carli-Rubi, Lettere americane, p. III,
lett. II, p. 94-104 de l'édit. in-8o de Milan. Lanzi,
Saggio di lingua etrusca, etc. 3 vol. in-8o, Roma, 1780.
(5) On peut lire cette histoire dans le traité de
Plutarque de Iside et Osiride, cap. XII. - Il faut
remarquer que la soixante-douzième partie du jour
multiplié par 360 donne les cinq jours qu'on ajouta, dans
l'antiquité, pour former l'année solaire, et que
360 multipliés par ce même nombre donnent celui de
25.920, qui exprime la grande révolution résultant
de la précession des équinoxes.
(6) Voy. les Antiq. égypt., grecq., etc., de Caylus,
in-4o, tom V, préface.
(7) Voyez le voyage de Bruce et celui de Hasselquist,
cité par M. Bryant. New system, or an analysis of
ancient Mythology, etc.; in-4o, tom. III, p. 301.
L'Asie, au reste, ayant été le théâtre des plus grandes merveilles, il n'est pas étonnant que ses peuples aient conservé un penchant pour le merveilleux plus fort que celui qui est naturel à l'homme en général, et que chacun peut reconnaître dans lui-même. De là vient qu'ils ont toujours montré si peu de goût et de talent pour nos sciences de conclusions. On dirait qu'ils se rappellent encore la science primitive de l'ère de l'intuition. L'aigle enchaîné demande-t-il une montgolfière pour s'élever dans les airs? Non, il demande seulement que ses liens soient rompus. Et qui sait si ces peuples ne sont pas destinés encore à contempler des spectacles qui seront refusés au génie ergoteur de l'Europe? Quoi qu'il en soit, observez, je vous prie, qu'il est impossible de songer à la science moderne sans la voir constamment environnée de toutes les machines de l'esprit et de toutes les méthodes de l'art. Sous l'habit étriqué du nord, la tête perdue dans les volutes d'une chevelure menteuse, les bras chargés de livres et d'instruments de toute espèce, pâle de veilles et de travaux, elle se traîne souillée d'encre et toute pantelante sur la route de la vérité, baissant toujours vers la terre son front sillonné d'algèbre. Rien de semblable dans la haute antiquité. Autant qu'il nous est possible d'apercevoir la science des temps primitifs à une si énorme distance, on la voit toujours libre et isolée, volant plus qu'elle ne marche, et présentant dans toute sa personne quelque chose d'aérien et de surnaturel. Elle livre aux vents des cheveux qui s'échappent d'une mitre orientale; l'éphod couvre son sein soulevé par l'inspiration; elle ne regarde que le ciel; et son pied dédaigneux semble ne toucher la terre que pour la quitter. Cependant, quoiqu'elle n'ait jamais rien demandé à personne et qu'on ne lui connaisse aucun appui humain, il n'est pas moins prouvé qu'elle a possédé les plus rares connaissances (XIV): c'est une grande preuve, si vous y songez bien, que la science antique avait été dispensée du travail imposé à la nôtre, et que tous les calculs que nous établissons sur l'expérience moderne sont ce qu'il est possible d'imaginer de plus faux.
Vous venez de nous prouvez, mon bon ami, qu'on parle volontiers de ce qu'on aime. Vous m'aviez promis un symbole sec: mais votre profession de foi est devenue une espèce de dissertation. Ce qu'il y a de bon, c'est que vous n'avez pas dit un mot des sauvages qui l'ont amenée.
Je vous avoue que sur ce point je suis comme Job, plein de
discours (1). Je les répands volontiers devant
vous; mais que ne puis-je, au prix de ma vie, être entendu
de tous les hommes et m'en faire croire! Au reste, je ne sais
pourquoi vous me rappelez les sauvages. Il me semble, à
moi, que je n'ai pas cessé un moment de vous en parler.
Si tous les hommes viennent des trois couples qui
repeuplèrent l'univers, et si le genre humain a
commencé par la science, le sauvage ne peut plus
être, comme je vous le disais, qu'une branche
détachée de l'arbre social. Je pourrais encore
vous abandonner la science, quoique très incontestable,
et ne me réserver que la Religion, qui suffit seule,
même à un degré très imparfait, pour
exclure l'état de sauvage. Partout où vous verrez
un autel, là se trouve la civilisation. Le pauvre en
sa cabane, où le chaume le couvre, est moins savant
que nous, sans doute, mais plus véritablement social,
s'il assiste au catéchisme et s'il en profite. Les
erreurs les plus honteuses, les plus détestables
cruautés ont souillé les annales de Memphis,
d'Athènes et de Rome; mais toutes les vertus
réunies honorèrent les cabanes du Paraguay. Or, si
la Religion de la famille de Noé dut être
nécessairement la plus éclairée et la plus
réelle qu'il soit possible d'imaginer, et si c'est dans
sa réalité même qu'il faut chercher les
causes de sa corruption, c'est une seconde démonstration
ajoutée à la première, qui pouvait s'en
passer. Nous devons donc reconnaître que l'état de
civilisation et de science dans un certain sens, est
l'état naturel et primitif de l'homme. Ainsi toutes les
traditions orientales commencent par un état de
perfection et de lumières, je dis encore de lumières
surnaturelles; et la Grèce, la menteuse Grèce,
qui a tout osé dans l'histoire, rendit hommage
à cette vérité en plaçant son
âge d'or à l'origine des choses. Il n'est pas moins
remarquable qu'elle n'attribue point aux âges suivants,
même à celui de fer, l'état sauvage; en
sorte que tout ce qu'elle nous a conté de ces premiers
hommes vivant dans les bois, se nourrissant de glands, et
passant ensuite à l'état social, la met en
contradiction avec elle-même, ou ne peut se rapporter
qu'à des cas particuliers, c'est-à-dire à
quelques peuplades dégradées et revenues ensuite
péniblement à l'état de nature, qui
est la civilisation. Voltaire, c'est tout dire,
n'a-t-il pas avoué que la devise de toutes les nations
fut toujours: L'AGE D'OR LE PREMIER SE MONTRA SUR LA TERRE (XV)?
Eh bien, toutes les nations ont donc protesté de concert
contre l'hypothèse d'un état primitif de barbarie,
et sûrement c'est quelque chose que cette protestation.
--
(1) Plenus sum enim sermonibus... loquar, et respirabo
paululum. Job. XXXII, 18-20.
Maintenant, que m'importe l'époque à laquelle
telle ou telle branche fut séparée de l'arbre?
elle l'est, cela me suffit: nul doute sur la dégradation,
et j'ose le dire aussi, nul doute sur la cause de la
dégradation, qui ne peut être qu'un crime. Un chef
de peuple ayant altéré chez lui le principe moral
par quelques-unes de ces prévarications qui, suivant les
apparences, ne sont plus possibles dans l'état actuel des
choses, parce que nous n'en savons heureusement plus assez pour
devenir coupables à ce point; ce chef de peuple, dis-je,
transmit l'anathème à sa postérité;
et toute force constante étant de sa nature
accélératrice, puisqu'elle s'ajoute
continuellement à elle-même, cette
dégradation pesant sans intervalle sur les descendants,
en a fait à la fin ce que nous appelons des sauvages.
C'est le dernier degré d'abrutissement que Rousseau et
ses pareils appellent l'état de nature. Deux
causes extrêmement différentes ont jeté un
nuage trompeur sur l'épouvantable état des
sauvages: l'une est ancienne, l'autre appartient à notre
siècle. En premier lieu l'immense charité du
sacerdoce catholique a mis souvent, en nous parlant de ces
hommes, ses désirs à la place de la
réalité. Il n'y avait que trop de
vérité dans ce premier mouvement des
Européens qui refusèrent, au siècle de
Colomb, de reconnaître leurs semblables dans les hommes
dégradés qui peuplaient le nouveau monde. Les
prêtres employèrent toute leur influence à
contredire cette opinion qui favorisait trop le despotisme
barbare des nouveaux maîtres. Ils criaient aux Espagnols:
« Point de violences, l'Évangile les
réprouve; si vous ne savez pas renverser les idoles dans
le coeur de ces malheureux, à quoi bon renverser leurs
tristes autels? Pour leur faire connaître et aimer Dieu,
il faut une autre tactique et d'autres armes que les
vôtres (1). » Du sein des déserts
arrosés de leur sueur et de leur sang, ils volaient
à Madrid et à Rome pour y demander des
édits et des bulles contre l'impitoyable avidité
qui voulait asservir les indiens. Le prêtre
miséricordieux les exaltait pour les rendre
précieux; il atténuait le mal, il exagérait
le bien, il promettait tout ce qu'il désirait; enfin
Robertson, qui n'est pas suspect, nous avertit, dans son
histoire d'Amérique, qu'il faut se défier
à ce sujet de tous les écrivains qui ont appartenu
au clergé, vu qu'ils sont en général trop
favorables aux indigènes. Une autre source de faux
jugements qu'on a portés sur eux se trouve dans la
philosophie de notre siècle, qui s'est servie des
sauvages pour étayer ses vaines et coupables
déclamations contre l'ordre social; mais la moindre
attention suffit pour nous tenir en garde contre les erreurs de
la charité et contre celles de la mauvaise foi. On ne
saurait fixer un instant ses regards sur le sauvage sans lire
l'anathème écrit, je ne dis pas seulement dans son
âme, mais jusque dans la forme extérieure de son
corps. C'est un enfant difforme, robuste et féroce, en
qui la flamme de l'intelligence ne jette plus qu'une lueur
pâle et intermittente. Une main redoutable appesantie sur
ces races dévouées efface en elles les
caractères distinctifs de notre grandeur, la
prévoyance et la perfectibilité. Le sauvage coupe
l'arbre pour cueillir le fruit; il dételle le boeuf que
les missionnaires viennent de lui confier, et le fait cuire avec
le bois de la charrue. Depuis plus de trois siècles il
nous contemple sans avoir rien voulu recevoir de nous,
excepté la poudre pour tuer ses semblables, et
l'eau-de-vie pour se tuer lui-même; encore n'a-t-il jamais
imaginé de fabriquer ces choses: il s'en repose sur notre
avarice, qui ne lui manquera jamais. Comme les substances les
plus abjectes et les plus révoltantes sont cependant
encore susceptibles d'une certaine
dégénération, de même les vices
naturels de l'humanité sont encore viciés dans le
sauvage. Il est voleur, il est cruel, il est dissolu, mais il
l'est autrement que nous. Pour être criminels, nous
surmontons notre nature: le sauvage la suit, il a
l'appétit du crime, il n'en a point les remords. Pendant
que le fils tue son père pour le soustraire aux ennuis de
la vieillesse, sa femme détruit dans son sein le fruit de
ses brutales amours pour échapper aux fatigues de
l'allaitement. Il arrache la chevelure sanglante de son ennemi
vivant; il le déchire, il le rôtit, et le
dévore en chantant; s'il tombe sur nos liqueurs fortes,
il boit jusqu'à l'ivresse, jusqu'à la
fièvre, jusqu'à la mort, également
dépourvu de la raison qui commande à l'homme par
la crainte, et de l'instinct qui écarte l'animal par le
dégoût. Il est visiblement dévoué; il
est frappé dans les dernières profondeurs de son
essence morale; il fait trembler l'observateur qui sait voir:
mais voulons-nous trembler sur nous-mêmes et d'une
manière très salutaire? songeons qu'avec notre
intelligence, notre morale, nos sciences et nos arts, nous
sommes précisément à l'homme primitif ce
que le sauvage est à nous. Je ne puis abandonner ce sujet
sans vous suggérer encore une observation importante: le
barbare, qui est une espèce de moyenne proportionnelle
entre l'homme civilisé et le sauvage, a pu et peut encore
être civilisé par une religion quelconque; mais le
sauvage proprement dit ne l'a jamais été que par
le Christianisme. C'est un prodige du premier ordre, une
espèce de rédemption, exclusivement
réservée au véritable sacerdoce. Eh!
comment le criminel condamné à la mort civile
pourrait-il rentrer dans ses droits sans lettres de grâce
du souverain? et quelles lettres de ce genre ne sont pas
contre-signées (2)? plus vous y
réfléchirez, et plus vous serez convaincus qu'il
n'y a pas moyen d'expliquer ce grand phénomène des
peuple sauvages, dont les véritables philosophes ne se
sont point assez occupés.
--
(1) Peut-être l'interlocuteur avait-il en vue les
belles représentations que le père
Barthélemi d'Olmedo adressait à Cortès, et
que l'élégant Solis nous a conservées. Porque
se compadecian mal la violencia y el Evangelio; y aquello en la
substancia, era derribar los aloares y dexar los idolos en el
corazon, etc., etc. (Conquesta de la nueva Esp. III, 3.)
J'ai lu quelque chose sur l'Amérique: je n'ai pas
connaissance d'un seul acte de violence mis à la charge
des prêtres, excepté la célèbre
aventure de Valverde, qui prouverait, si elle
était vraie, qu'il y avait un fou en Espagne dans le
seizième siècle; mais elle porte tous les
caractères intrinsèques de la fausseté. Il
ne m'a pas été possible d'en découvrir
l'origine; un Espagnol infiniment instruit m'a dit: Je crois
que c'est un conte de cet imbécile de Garcilasso.
(2) J'applaudis de tout mon coeur à ces grandes
vérités. Tout peuple sauvage s'appelle LO-HAMMI;
et jusqu'à ce qu'il lui a été dit: Vous
êtes mon peuple, jamais il ne pourra dire: Vous
êtes mon Dieu! (Osée II, 24.) On peut lire un
très bon morceau sur les sauvages dans le journal du
Nord. Septembre, 1807, no XXXV, p. 704 et suiv.
Robertson (Histoire de l'Amér. tom. II, l. 4) a
parfaitement décrit l'abrutissement du sauvage. C'est un
portrait également vrai et hideux.
Au reste, il ne faut pas confondre le sauvage avec le barbare. Chez l'un le germe de la vie est éteint au amorti; chez l'autre il a reçu la fécondation et n'a plus besoin que du temps et des circonstances pour se développer. De ce moment la langue qui s'était dégradée avec l'homme, renaît avec lui, se perfectionne et s'enrichit. Si l'on veut appeler cela langue nouvelle, j'y consens: l'expression est juste dans un sens; mais ce sens est bien différent de celui qui est adopté par les sophistes modernes, lorsqu'ils parlent de langues nouvelles ou inventées.
Nulle langue n'a pu être inventée, ni par un
homme qui n'aurait pu se faire obéir, ni par plusieurs
qui n'auraient pu s'entendre. Ce qu'on peut dire de mieux sur la
parole, c'est ce qui a été dit de celui qui
s'appelle PAROLE. Il s'est élancé avant tous
les temps du sein de son principe; il est aussi ancien que
l'éternité... Qui pourra raconter son origine? (1).
Déjà, malgré les tristes
préjugés du siècle, un physicien, ... oui,
en vérité, un physicien! a pris sur lui de
convenir avec une timide intrépidité, que
l'homme avait parlé d'abord, parce qu'ON lui avait
parlé. Dieu bénisse la particule ON, si utile
dans les occasions difficiles. En rendant à ce premier
effort toute la justice qu'il mérite, il faut cependant
convenir que tous ces philosophes du dernier siècle, sans
excepter même les meilleurs, sont des poltrons qui ont
peur des esprits.
--
(1) Egressus ejus ab initio, à diebus
aeternitatis... Generationem ejus quis enarrabit!
Michée, V, 2. Isaïe, LIII, 8.
Rousseau, dans une de ses rapsodies sonores, montre aussi quelque envie de parler raison. Il avoue que les langues lui paraissent une assez belle chose. La parole, cette main de l'esprit, comme dit Charron, le frappe d'une certaine admiration; et, tout considéré, il ne comprend pas bien clairement comme elle a été inventée. Mais le grand Condillac a pitié de cette modestie. Il s'étonne qu'un homme d'esprit comme Monsieur Rousseau ait cherché des difficultés où il n'y en a point; qu'il n'ait pas vu que les langues se sont formées insensiblement, et que chaque homme y a mis du sien. Voilà tout le mystère, messieurs: une génération a dit BA, l'autre, BE; les Assyriens ont inventé le nominatif, et les Mèdes, le génitif.
. . . . . . . . . . . . . . . Quis inepti Tam patiens capitis, tam ferreus ut teneat se.
Mais je voudrais, avant de finir sur ce sujet, recommander
à votre attention une observation qui m'a toujours
frappé. D'où vient qu'on trouve dans les langues
primitives de tous les anciens peuples des mots qui supposent
nécessairement des connaissances étrangères
à ces peuples? Où les Grecs avaient-ils pris, par
exemple, il y a trois mille ans au moins,
l'épithète de Physizoos (donnant ou
possédant la vie) qu'Homère donne quelquefois
à la terre? et celle de Pheresbios, à peu
près synonyme, que lui attribue Hésiode (1)?
Où avaient-ils pris l'épithète encore plus
singulière de Philemate (amoureuse ou altérée
de sang) donnée à cette même terre dans
une tragédie (2)? Qui leur avait enseigné de
nommer le soufre, qui est le chiffre du feu, le divin (3)?
Je ne suis pas moins frappé du nom de Cosmos,
donné au monde (XVI). Les
Grecs le nommaient beauté, parce que tout ordre
est beauté, comme dit quelque part le bon Eustathe,
et que l'ordre suprême est dans le monde. Les Latins
rencontrèrent la même idée, et
l'exprimèrent par leur mot Mundus, que nous avons
adopté en lui donnant seulement une terminaison
française, excepté cependant que l'un de ces mots
exclut le désordre, et que l'autre exclut la souillure;
cependant c'est la même idée, et les deux mots son
également justes et également faux. Mais dites-moi
encore, je vous prie, comment ces anciens
Latins, lorsqu'ils ne connaissaient encore que la guerre et le
labourage, imaginèrent d'exprimer par le même mot
l'idée de la prière et celle du supplice (XVII)?
qui leur enseigna d'appeler la fièvre,
la purificatrice, ou l'expiatrice (XVIII)?
Ne dirait-on pas qu'il y a ici un jugement, une véritable
connaissance de cause, en vertu de laquelle un peuple affirme la
justesse du nom? Mais croyez-vous que ces sortes de jugements
aient pu appartenir au temps où l'on savait à
peine écrire, où le dictateur bêchait son
jardin, où l'on écrivait des vers que Varron et
Cicéron n'entendaient plus? Ces mots et d'autres encore
qu'on pourrait citer en grand nombre, et qui tiennent à
toute la métaphysique orientale, sont des débris
évidents de langues plus anciennes détruites ou
oubliées. Les Grecs avaient conservé quelques
traditions obscures à cet égard; et qui sait si
Homère n'attestait pas la même
vérité, peut-être sans le savoir,
lorsqu'il nous parle de certains hommes et de
certaines choses que les dieux appellent d'une manière
et les hommes d'une autre (XIX)?
--
(1) Iliade, III, 243; XXI, 63. Odyssée, XI, 300.
Hésiod. Opp. et Dies, v. 694. Cet ouvrage était
depuis longtemps entre mes mains, lorsque j'ai rencontré
l'observation suivante faite par un homme accoutumé
à voir, et né pour bien voir: Plusieurs
idiomes, dit-il, qui n'appartiennent aujourd'hui
qu'à des peuples barbares, semblent être les
débris de langues riches, flexibles et annonçant
une culture avancée. (Monum. des peuples
indigènes de l'Amérique, par M. de Humboldt,
Paris, in-8o, 1816. Introd., p. 29.)
(2) ##Sfagia d'am' autôo, gês FILLIMATOY
roai.. (Eurip. Phoen. V, 179.) Eschyle
avait dit auparavant:
Des deux frères rivaux, l'un par l'autre égorgés, La terre BUT le sang, etc.(Les Sept Chefs, acte IV, sc. 1.)
Et la terre humectée, BUT à regret le sang des neveux d'Erecthée.
En lisant les métaphysiciens modernes, vous aurez
rencontré des raisonnements à perte de vue sur
l'importance des signes et sur les avantages d'une langue
philosophique (comme ils disent) qui serait créée
a priori, ou perfectionnée par des philosophes. Je
ne veux point me jeter dans la question de l'origine du langage
(la même, pour le dire en passant, que celle des
idées innées); ce que je puis vous assurer, car
rien n'est plus clair, c'est le prodigieux talent des peuples
enfants pour former les mots, et l'incapacité absolue des
philosophes pour le même objet. Dans les siècles
les plus raffinés, je me rappelle que Platon
a fait observer ce talent des peuples dans leur enfance (XX).
Ce qu'il y a de remarquable, c'est qu'on dirait qu'ils ont
procédé par voie de délibération, en
vertu d'un système arrêté de concert,
quoique la chose soit rigoureusement impossible sous tous les
rapports. Chaque langue a son génie, et ce génie
est UN, de manière qu'il exclut toute idée de
composition, de formation arbitraire et de convention
antérieure. Les lois générales qui la
constituent sont ce que toutes les langues présentent de
plus frappant: dans la grecque, par exemple, c'en est une que
les mots puissent se joindre par une espèce de fusion
partielle qui les unit pour faire naître une seconde
signification, sans les rendre méconnaissables: c'est une
règle générale dont la langue ne
s'écarte point. Le Latin, plus réfractaire,
laisse, pour ainsi dire, casser ses mots; et de leurs
fragments choisis et réunis par la voie de je ne sais
quelle agglutination tout à fait
singulière, naissent de nouveaux mots d'une beauté
surprenante, et dons les éléments ne sauraient
plus être reconnus que par un oeil exercé. De ces
trois mots, par exemple, CAro, DAta, VERmibus, ils ont
fait CADAVER, chair abandonnée aux vers. De ces
autres mots, MAgis et voLO, NON et voLO,
ils ont fait MALO et NOLO, deux verbes excellents que toutes les
langues et la grecque même peuvent envier à la
latine. De CAECus UT IRE (marcher ou tâtonner
comme un aveugle) ils firent leur CAECUTIRE, autre verbe
fort heureux qui nous manque (1). MAgis et auCTE
ont produit MACTE, mot tout à fait particulier au Latins,
et dont ils se servent avec beaucoup d'élégance.
Le même système produisit leur mot
UTERQUE (2), mot que je leur envie extrêmement, car
nous ne pouvons l'exprimer que par une phrase; l'un et
l'autre. Et que vous dirai-je du mot NEGOTIOR, admirablement
formé de Ne EGO oTIOR (je suis occupé,
je ne perds pas mon temps), d'où l'on a tiré
negotium, etc.? mais il me semble que le génie
latin s'est surpassé dans le mot ORATIO, formé de
OS et de RATIO, bouche et raison, c'est-à-dire,
raison parlée.
--
(1) Les Chinois ont fait pour l'oreille
précisément ce que les latins firent pour les
yeux. (Mém. des miss. de Pékin, in-8o, tom. VIII,
pag. 121.)
(2) De là vient que la pluralité étant
pour ainsi dire cachée dans ce mot, les Latins l'ont
construit avec le pluriel des verbes. Utraque nupserunt.
(Ovid. Fast., VI, 247.)
Les Français ne sont point absolument étrangers à ce système. Ceux qui furent nos ancêtres, par exemple, ont très bien su nommer les leurs par l'union partielle du mot ANcien avec celui d'ETRE, comme ils firent beffroi de Bel EFFROI. Voyez comment ils opérèrent jadis sur les deux mots latins DUO et IRE, dont ils firent DUIRE, aller deux ensemble, et par une extension très naturelle, mener, conduire (XXI). Du pronom personnel, SE, de l'adverbe relatif de lieu hors, et d'une terminaison verbale TIR, ils ont fait S-ORTIR, c'est-à-dire, SEHORSTIR, ou mettre sa propre personne hors de l'endroit où elle était (XXII), ce qui me paraît merveilleux. Etes-vous curieux de savoir comment ils unissaient les mots à la manière de Grecs? Je vous citerai celui de COURAGE, formé de COR et de RAGE, c'est-à-dire, rage du coeur (XXIII); ou, pour mieux dire, exaltation, enthousiasme du coeur (dans le sens anglais de RAGE). Ce mot fut dans son principe une traduction très heureuse du thymos grec, qui n'a plus aujourd'hui de synonyme en français. Faites avec moi l'anatomie du mot INCONTESTABLE, vous y trouverez la négation IN, le signe du moyen et de la simultanéité CUM, la racine antique TEST, commune, si je ne me trompe, aux Latins et aux Celtes (XXIV), et le signe de la capacité ABLE, du latin HABILIS, si l'un et l'autre ne viennent pas encore d'une racine commune et antérieure (XXV). Ainsi le mot incontestable signifie exactement une chose si claire, qu'elle n'admet pas la preuve contraire.
Admirez, je vous prie, la
métaphysique subtile qui, du QUARE latin, parce
detorto, a fait notre CAR (XXVI),
et qui a su tirer de UNus cette
particule ON, qui joue un si grand rôle dans notre langue
(XXVII). Je ne puis encore
m'empêcher de vous citer notre mot RIEN, que les
Français ont formé du latin REM, pris pour la
chose quelconque ou pour l'être absolu. C'est pourquoi,
hors le cas où RIEN, répondant à une
interrogation, contient ou suppose une ellipse, nous ne pouvons
employer ce mot qu'avec une négation, parce qu'il n'est
point négatif (1), à la différence du
latin NIHIL, qui s'est formé de Ne et HILum,
comme nemo l'est de NE et de hoMO (pas un
atome, pas un homme).
--
(1) Rien s'est formé de rem comme bien
de bene. Joinville, sans recourir à d'autres, nous
ramène à la création de ce mot en nous
disant assez souvent, que pour nulle RIEN au monde il
n'eût voulu, etc. Dans un canton de la Provence, j'ai
entendu, tu non vales REM, ce qui est purement latin.
C'est un plaisir d'assister, pour ainsi dire, au travail de
ce principe caché qui forme les langues. Tantôt
vous le verrez lutter contre une difficulté qui
l'arrête dans sa marche; il cherche une forme qui lui
manque: ses matériaux lui résistent; alors il se
tirera d'embarras par un solécisme heureux, et il dira
fort bien: rue passante, couleur voyante, place marchande,
métal cassant, etc. Tantôt on le verra se
tromper évidemment, et faire une bévue formelle,
comme dans le mot français incrédule, qui
nie un défaut au lieu de nier une vertu. Quelquefois il
deviendra possible de reconnaître en même temps
l'erreur et la cause de l'erreur: l'oreille française
ayant, par exemple, exigé mal à propos que la
lettre s ne se prononçât point dans le
monosyllabe EST, troisième personne singulière du
verbe substantif, il devenait indispensable, pour éviter
des équivoques ridicules, de soustraire la particule
conjonctive ET à la loi générale qui
ordonne la liaison de toute consonne finale avec la voyelle qui
suit (1): mais rien ne fut plus malheureusement
établi; car cette conjonction, unique déjà,
et par conséquent insuffisante, en refusant ainsi, iratis
musis, de s'allier avec les voyelles suivantes, est devenue
excessivement embarrassante pour le poète, et même
pour le prosateur qui a de l'oreille.
--
(1) En effet, si la particule conjonctive suivait la
règle générale, ces deux phrases: un
homme ET une femme, un honnête homme ET un fripon, se
prononceraient comme nous prononcerions, un homme EST une
femme, un honnête homme EST un fripon.
Mais, pour en revenir au talent primordial (c'est à vous en particulier que je m'adresse, M. le sénateur): contemplez votre nation, et demandez-lui de quels mots elle a enrichi sa langue depuis la grande ère? Hélas! cette nation a faite comme les autres. Depuis qu'elle s'est mêlée de raisonner, elle a emprunté des mots et n'en a plus créé. Aucun peuple ne peut échapper à la loi générale. Partout l'époque de la civilisation et de la philosophie est dans ce genre, celle de la stérilité. Je lis sur vos billets de visite: Minister, Général, Kammerherr, Kammeriunker, Fraülen, Général-ANCHEF, Général-DEJOURNEI, Justizii-Politzii Minister, etc., etc. Le commerce me fait lire sur ses affiches: magazei, fabrica, meubel, etc., etc. J'entends à l'exercice: directii na prava, na leva; déployade en échiquier, en échelon, contre-marche, etc. L'administration militaire prononce: hauptwacht, exercice-hause, ordonnance-hause; commissariat, cazarma, canzellarii, etc., mais tous ces mots et mille autres que je ne pourrais citer ne valent pas un seul de ces mots si beaux, si élégants, si expressifs qui abondent dans votre langue primitive, souproug (époux), par exemple, qui signifie exactement celui qui est attaché avec un autre sous le même joug (XXVIII): rien de plus juste et de plus ingénieux. En vérité, messieurs, il faut avouer que les sauvages ou les barbares, qui délibérèrent jadis pour former de pareil noms, ne manquèrent point du tout de tact.
Et que dirons-nous des analogies surprenantes qu'on remarque
entre les langues séparées par le temps et
l'espace, au point de n'avoir jamais pu se toucher? Je pourrais
vous montrer dans un de ces volumes manuscrits que vous voyez
là sur ma table, plusieurs pages chargées de mes
pieds de mouche, et que j'ai intitulées Parallélismes
de la langue grecque et de la française. Je sais que
j'ai été précédé sur ce point
par un grand maître, Henri-Étienne; mais je
n'ai jamais rencontré son livre, et rien n'est plus
amusant que de former soi-même ces sortes de recueils,
à mesure qu'on lit et que les exemples se
présentent. Prenez bien garde que je n'entends point
parler des simples conformités de mots acquis tout
simplement par voie de contact et de communication: je ne parle
que des conformités d'idées prouvées par
des synonymes de sens, différents en tout par la forme;
ce qui exclut toute idée d'emprunt (XXIX).
Je vous ferai seulement observer une chose bien
singulière: c'est que lorsqu'il est question de rendre
quelques-unes de ces idées dont l'expression naturelle
offenserait de quelque manière la délicatesse, les
Français ont souvent rencontré
précisément les même tournures
employées jadis par les Grecs pour
sauver ces naïvetés choquantes (XXX);
ce qui doit paraître fort extraordinaire, puisqu'à
cet égard nous avons agi de nous-mêmes, sans rien
demander à nos intermédiaires, les Latins. Ces
exemples suffisent pour nous mettre sur la voie de cette force
qui préside à la formation des langues, et pour
faire sentir la nullité de toutes les spéculations
modernes. Chaque langue, prise à part,
répète les phénomènes spirituels qui
eurent lieu dans l'origine; et plus la langue est ancienne, plus
ces phénomènes sont sensibles. Vous ne trouverez
surtout aucune exception à l'observation sur laquelle
j'ai tant insisté: c'est qu'à mesure qu'on
s'élève vers ces temps d'ignorance et de barbarie
qui virent la naissance des langues, vous trouverez toujours
plus de logique et de profondeur dans la formation des mots, et
que ce talent disparaît par une gradation contraire,
à mesure qu'un descend vers les époques de
civilisation et de science. Mille ans avant notre ère,
Homère exprimait dans un seul mot évident et
harmonieux: Ils répondirent par une acclamation
favorable à ce qu'ils venaient d'entendre (1).
En lisant ce poète, tantôt on entend
pétiller autour de soi ce feu générateur
qui fait vivre la vie (2), et tantôt on se sent
humecté par la rosée qui distille de ses vers
enchanteurs sur la couche poétique des
immortels (3). Il sait répandre la voix
divine autour de l'oreille humaine, comme une atmosphère
sonore qui résonne encore après que le Dieu a
cessé de parler (4). Il peut évoquer
Andromaque, et nous la montrer comme son époux la vit
pour la dernière fois, frissonnant de tendresse et RIANT
DES LARMES (5).
--
(1) Il s'agit ici, sans le moindre doute, de l'##Epeuphemesan
de l'Iliade. On produirait peut-être en français
l'ombre de ce mot sous une forme barbare, en disant ils lui
SURBIENACCLAMERENT.
(2) ##Zaphlegées telethousin. Iliad. XXI, 465.
(3) ##Stilpnai d'apepipton eersai. Ibid. XIV. 351.
(4) ##Thein de min amphekhut' omphè. Ibid. II,
41. Qui hoc in aliud sermonem convertere volet, is demum,
quae sit horum vocabulorum vis et energeia sentiet.
(Clarkius ad Loc.) Il ajoute avec raison: Domina Dacier
non male: « Il lui sembla que la voix
répandue autour de lui retentissait encore à ses
oreilles. »
(5) ##Dakruoen gelasasa. Ibid. VI, 484.
D'où venait donc cette langue qui semble naître
comme Minerve, et dont la première production est un
chef-d'oeuvre désespérant, sans qu'il ait jamais
été possible de prouver qu'elle ait
balbutié? Nous écrierons-nous niaisement à
la suite des docteurs modernes: Combien il a fallu de
siècles pour former une telle langue! En effet, il en
a fallu beaucoup, si elle s'est formée comme on
l'imagine. Du serment de Louis-le-Germanique en
842 (XXXI) jusqu'au Menteur
de Corneille, et jusqu'aux Menteuses de Pascal (1),
il s'est écoulé huit siècles: en suivant
une règle de proportion, ce n'est pas trop de deux mille
ans pour former la langue grecque. Mais Homère vivait
dans un siècle barbare; et pour peu qu'un veuille
s'élever au-dessus de son époque, on se trouve au
milieu des Pélasges vagabonds et des premiers rudiments
de la société. Où donc placerons-nous ces
siècles dont nous avons besoin pour former cette
merveilleuse langue? Si, sur ce point de l'origine du langage,
comme sur une foule d'autres, notre siècle a
manqué la vérité, c'est qu'il avait une
peur mortelle de la rencontrer. Les langues on
commencé; mais la parole jamais, et pas même
avec l'homme. L'un a nécessairement
précédé l'autre; car la parole n'est
possible que par le VERBE. Toute langue particulière
naît comme l'animal, par voie d'explosion et de
développement, sans que l'homme ait jamais passé
de l'état d'aphonie à l'usage de la parole.
Toujours il a parlé, et c'est avec une
sublime raison que les Hébreux l'ont appelé AME
PARLANTE (XXXII). Lorsqu'une
nouvelle langue se forme, elle naît au milieu d'une
société qui est en pleine possession du langage;
et l'action, ou le principe qui préside à cette
formation, ne peuvent inventer arbitrairement aucun mot; il
emploie ceux qu'il trouve autour de lui ou qu'il appelle de plus
loin; il s'en nourrit, il les triture, il les
digère; il ne les adopte jamais sans les modifier plus ou
moins. On a beaucoup parlé de signes arbitraires dans un
siècle où l'on s'est passionné pour toute
expression grossière qui excluait l'ordre et
l'intelligence; mais il n'y a point de signes arbitraires, tout
mot a sa raison. Vous avez vécu quelque temps, M. le
chevalier, dans un beau pays au pied des Alpes, et, si je ne me
trompe, vous y avez même tué quelque hommes...
--
(1) Ces Menteuses sont les Provinciales. Voyez
les notes placées à la fin de cet entretien. (Note
des éditeurs.)
Sur mon honneur, je n'ai tué personne. Tout au plus je pourrais dire comme le jeune homme de madame de Sévigné: Je n'y ai pas nui.
Quoi qu'il en soit, il vous souvient peut-être que dans
ce pays le son (furfur) se nomme Bren. De l'autre
côté des Alpes, une chouette s'appelle Sava.
Si l'on vous avait demandé pourquoi les deux peuples
avaient choisi ces deux arrangements de sons pour exprimer les
deux idées, vous auriez été tenté de
répondre Parce qu'ils l'ont jugé à
propos; ces choses-là sont arbitraires. Vous auriez
cependant été dans l'erreur: car le premier de ces
deux mots est anglais, et le second est esclavon; et de Raguse
au Kamschatka, il est en possession de signifier dans la belle
langue russe ce qu'il signifie à huit cents lieux d'ici
dans un dialecte purement local (1). Vous n'êtes pas
tenté, j'espère, de me soutenir que les hommes,
délibérant sur la Tamise, sur le Rhône, sur
l'Oby ou sur le Pô, rencontrèrent par hasard les
mêmes sons pour exprimer les mêmes idées. Les
deux mots préexistaient donc dans les deux langues qui en
firent présent aux deux dialectes. Voulez-vous que les
quatre peuples les aient reçus d'un peuple
antérieur? je n'en crois rien; mais je l'admets: il en
résulte d'abord que les deux immenses familles teutone et
esclavone n'inventèrent point arbitrairement ce deux
mots, mais qu'elles les avaient reçus. Ensuite la
question recommence à l'égard de ces nations
antérieures: d'où les tenaient-elles? Il faudra
répondre de même, elles les avaient
reçues; et ainsi en remontant jusqu'à
l'origine des choses. Les bougies qu'on apporte dans ce moment
me rappellent leur nom: les Français faisaient autrefois
un grand commerce de cire avec la ville de Botzia dans le
royaume de Fez; ils en rapportaient une grande quantité
de chandelles de cire qu'ils se mirent à nommer des botzies.
Le génie national façonna bientôt ce mot et
en fit bougies. L'anglais a retenu l'ancien mot wax-candle
(chandelles de cire), et l'Allemand aime mieux dire wachslicht
(lumière de cire); mais partout vous voyez la raison qui
a déterminé le mot. Quand je n'aurais pas
rencontré l'étymologie de bougie dans la
préface du Dictionnaire hébraïque de
Thomassin, où je ne la cherchais certainement pas, en
aurais-je été moins sûr d'une
étymologie quelconque? Pour douter à cet
égard il faut avoir éteint le flambeau de
l'analogie; c'est-à-dire qu'il faut avoir renoncé
au raisonnement. Observez, s'il vous plaît, que ce mot
seul d'étymologie est déjà une
grande preuve du talent prodigieux de l'antiquité pour
rencontrer ou adopter les mots les plus parfaits: car
celui-là suppose que chaque mot est vrai,
c'est-à-dire qu'il n'est point imaginé
arbitrairement; ce qui est assez pour mener loin un esprit
juste. Ce qu'on sait dans ce genre prouve beaucoup, à
cause de l'induction qui en résulte pour les autres cas;
ce qu'on ignore au contraire ne prouve rien, excepté
l'ignorance de celui qui cherche. Jamais un son arbitraire n'a
exprimé, ni pu exprimer une idée. Comme la
pensée préexiste nécessairement aux mots
qui ne sont que les signes physiques de la pensée, les
mots, à leur tour, préexistent à
l'explosion de toute langue nouvelle qui les reçoit tout
faits et les modifie ensuite à son gré (2).
Le génie de chaque langue se meut comme un animal pour
trouver de tout côté ce qui lui convient. Dans la
nôtre, par exemple, maison est celtique, palais
est latin, basilique est grec, honnir est
teutonique, rabot est esclavon (3), almanach
est arabe, et sopha est hébreu (4).
D'où nous est venu tout cela? peu m'importe, du moins
pour le moment: il me suffit de vous prouver que les langues ne
se forment que d'autres langues qu'elles tuent ordinairement
pour s'en nourrir, à la manière des animaux
carnassiers. Ne parlons donc jamais de hasard ni de
signes arbitraires, Gallis haec Philodemus ait (5).
On est déjà bien avancé dans ce genre
lorsqu'on a suffisamment réfléchi sur cette
première observation que je vous ai faite; savoir, que la
formation des mots les plus parfaits, les plus significatifs,
les plus philosophiques, dans toute la force du terme,
appartient invariablement aux temps d'ignorance et de
simplicité. Il faut ajouter, pour compléter cette
grande théorie, que le talent onomaturge
disparaît de même invariablement à mesure
qu'on descend vers les époques de civilisation et de
science. On ne cesse, dans tous les écrits du temps sur
cette matière intéressante, de désirer une
langue philosophique, mais sans savoir et se douter
seulement que la langue la plus philosophique est celle dont la
philosophie s'est le moins mêlée. Il manque deux
petites choses à la philosophie pour créer des
mots: l'intelligence qui les invente, et la puissance qui les
fait adopter. Voit-elle un objet nouveau? elle feuillette ses
dictionnaires pour trouver un mot antique ou étranger; et
presque toujours même elle y réussit mal. Le mot de
montgolfière, par exemple, qui est national, est
juste, au moins dans un sens; et je le
préfère à celui d'aérostat,
qui est le terme scientifique et qui ne dit rien: autant
vaudrait appeler un navire hydrostat. Voyez cette foule
de mots nouveaux empruntés du grec, depuis vingt ans,
à mesure que le crime ou la folie en avaient besoin:
presque tous sont pris ou formés à contre-sens.
Celui de théophilanthrope, par exemple, est plus
sot que la chose, et c'est beaucoup dire: un écolier
anglais ou allemand aurait su dire théanthropophile.
Vous me direz que ce mot fut inventé par des
misérables dans un temps misérable; mais la
nomenclature chimique, qui fut certainement l'ouvrage d'hommes
très éclairés, débute cependant par
un solécisme de basses classes, oxygène au
lieu d'oxigone. J'ai d'ailleurs, quoique je ne sois pas
chimiste, d'excellentes raisons de croire que tout ce
dictionnaire sera effacé; mais, à ne l'envisager
que sous le point de vue philosophique et grammatical, il serait
peut-être ce qu'on peut imaginer de plus malheureux, si la
nomenclature métrique n'était venue depuis
disputer et remporter pour toujours le palme de la barbarie.
L'oreille superbe du grand siècle l'aurait rejetée
avec un frémissement douloureux. Alors le génie
seul avait le droit de persuader l'oreille française, et
Corneille lui-même s'en vit plus d'une fois
repoussé; mais, de nos jours, elle se livra à tout
le monde.
--
(1) Les dialectes, les patois et les noms propres d'hommes
et de lieux me semblent des mines presque intactes, et dont il
est possible de tirer de grandes richesses historiques et
philosophiques.
(2) Sans excepter même les noms propres qui, de leur
nature, sembleraient invariables. La nation qui a
été le plus ELLE-MEME dans les lettres, la
grecque, est celle qui a le plus altéré ces mots
en les transportant chez elle. Les historiens doivent sans doute
s'impatienter, mais telle est la loi. Une nation ne
reçoit rien sans le modifier. Shakespeare est le
seul nom propre, peut-être, qui ait pris place dans la
langue française avec sa prononciation nationale de Chekspire:
c'est Voltaire qui le fit passer, mais ce fut parce que le
génie qui allait se retirer le laissa faire.
(3) En effet, le mot rabot signifie travailler,
dans la langue russe; ainsi l'instrument le plus actif de la
menuiserie fut nommé, lors de l'adoption du mot par le
génie français, le travailleur par
excellence.
(4) SOPHAN, élever, de là Sophetim,
les Juges (c'est le titre d'un des livres saints), les
hommes élevés, ceux qui siègent plus haut
que les autres. De là encore suffetes (ou soffetes),
les deux grands magistrats de Carthage. Exemple de
l'identité des deux langues hébraïque et
punique.
(5) Cette citation, pour être juste, doit être
datée. Pourquoi ne dirions nous pas: Non si male nunc
et OLIM sic erit, et pourquoi n'ajouterions-nous pas encore,
en profitant avec complaisance du double sens qui appartient au
mot OLIM: Non si male nunc et olim sic fuit?
Lorsqu'une langue est faite (comme elle peut être
faite), elle est remise aux grands écrivains, qui s'en
servent sans penser seulement à créer de nouveaux
mots. Y a-t-il dans le songe d'Athalie, dans la description de
l'enfer qu'on lit dans Télémaque, ou dans la
péroraison de l'oraison funèbre de Condé,
un seul mot qui ne soit pas vulgaire, pris à part? Si
cependant le droit de créer de nouvelles expressions
appartenait à quelqu'un, ce serait aux grands
écrivains et non aux philosophes, qui sont sur ce point
d'une rare ineptie: les premiers toutefois n'en
usent qu'avec une excessive réserve, jamais dans les
morceaux d'inspiration, et seulement pour les substantifs et les
adjectifs (XXXIII); quant aux paroles,
ils ne songent guère à en proférer de
nouvelles. Enfin, il faut s'ôter de l'esprit cette
idée de langues nouvelles, excepté
seulement dans le sens que je viens d'expliquer; ou, si vous
voulez que j'emploie une autre tournure, la parole est
éternelle, et toute langue est aussi ancienne que le
peuple qui la parle. On objecte, faute de réflexion,
qu'il n'y a pas de nation qui puisse elle-même entendre
son ancien langage: et qu'importe, je vous prie? Le changement
qui ne touche pas le principe exclut-il l'identité? Celui
qui me vit dans mon berceau me reconnaîtrait-il
aujourd'hui? Je crois cependant que j'ai le droit de m'appeler
le même. Il n'en est pas autrement d'une langue:
elle est la même tant que le peuple est
le même (XXXIV). La
pauvreté des langues dans leurs commencements est une
autre supposition faite de la pleine puissance et
autorité philosophique. Les mots nouveaux ne prouvent
rien, parce qu'à mesure qu'elles en acquièrent,
elles en laissent échapper d'autres, on ne sait dans
quelle proportion. Ce qu'il y a de sûr, c'est que tout
peuple a parlé, et qu'il a parlé
précisément autant qu'il pensait et aussi bien
qu'il pensait; car c'est une folie égale de croire qu'il
y ait un signe pour une pensée qui n'existe pas, ou
qu'une pensée manque d'un signe pour se manifester. Le
Huron ne dit pas garde-temps, par exemple, c'est un mot
qui manque sûrement à sa langue; mais Tomawack
manque par bonheur aux nôtres, et ce mot compte tout comme
un autre. Il serait bien à désirer que nous
eussions une connaissance approfondie des langues sauvages.
Le zèle et le travail infatigables des missionnaires
avaient préparé sur cet objet un ouvrage immense,
qui aurait été infiniment utile à la
philologie et à l'histoire de l'homme: le fanatisme
destructeur du XVIIIe siècle l'a fait disparaître
sans retour (1). Si nous avions, je ne dis pas des
monuments puisqu'il ne peut y en avoir, mais seulement les
dictionnaires de ces langues, je ne doute pas que nous n'y
trouvassions de ces mots dont je vous parlais il n'y a qu'un
instant, restes évidents d'une langue antérieure
parlée par un peuple éclairé. Et quand
même nous ne les trouverions pas, il en résulterait
seulement que la dégradation est arrivée au point
d'effacer ces derniers restes: Etiam periere ruinae. Mais
dans l'état quelconque où elles se trouvent, ces
langues ainsi ruinées demeurent comme des
monuments terribles de la justice divine; et si on les
connaissait à fond, on serait probablement plus
effrayé par les mots qu'elles possèdent que par
ceux qui leur manquent. Parmi les sauvages de la
Nouvelle-Hollande il n'y a point de mot pour exprimer
l'idée de Dieu; mais il y en a un pour exprimer
l'opération qui détruit un enfant dans le sein de
sa mère, afin de la dispenser des peines de
l'allaitement: on l'appelle le MI-BRA (2).
--
(1) Voyez l'ouvrage italien, curieux quoique mal
écrit à dessein, et devenu extrêmement rare:
Memorie catoliche. 3 volumes, in-12.
(2) Je ne sais de quel voyageur est tirée l'anecdote
du Mi-bra, mais probablement elle n'aura
été citée que sur une autorité
sûre.
Vous m'avez beaucoup intéressé, M. le comte, en traitant avec une certaine étendue une question qui s'est trouvée sur notre route; mais souvent il vous échappe des mots qui me causent des distractions, et dont je me promets toujours de vous demander raison. Vous avez dit, par exemple, tout en courant à un autre sujet, que la question de l'origine de la parole était la même que celle de l'origine des idées. Je serais curieux de vous entendre raisonner sur ce point; car souvent j'ai entendu parler de différents écrits sur l'origine des idées, et même j'en ai lu; mais la vie agitée que j'ai menée pendant si longtemps, et peut-être aussi le manque d'un bon aplanisseur (ce mot, comme vous le voyez, n'appartient point à la langue primitive) m'ont toujours empêché d'y voir clair. Ce problème ne se présente à moi qu'à travers une espèce de nuage qu'il ne m'a jamais été possible de dissiper; et souvent j'ai été tenté de croire que la mauvaise foi et le malentendu jouaient ici comme ailleurs un rôle marquant.
Votre soupçon est parfaitement fondé, mon cher chevalier, et j'ose croire que j'ai assez réfléchi sur ce sujet pour être en état au moins de vous épargner quelque fatigue.
Mais avant tout je voudrais vous proposer le motif de
décision qui doit précéder tous les autres:
c'est celui de l'autorité (1). La raison humaine est
manifestement convaincue d'impuissance pour conduire les hommes;
car peu sont en état de bien raisonner, et nul ne l'est
de bien raisonner sur tout; en sorte qu'en général
il est bon, quoi qu'on en dise, de commencer par
l'autorité. Pesez donc les voix de part et d'autre, et
voyez contre l'origine sensible des idées, Pythagore,
Platon, Cicéron, Origène, saint Augustin,
Descartes, Cudworth, Lami, Polignac, Pascal, Nicole, Bossuet,
Fénélon, Leibnitz, et cet illustre Malebranche qui
a bien pu errer quelquefois dans le chemin de la
vérité, mias qui n'en est jamais sorti. Je ne vous
nommerai pas les champions de l'autre parti; car leurs noms me
déchirent la bouche. Quand je ne saurais pas un mot de la
question, je me déciderais sans autre motif que mon
goût pour la bonne compagnie, et mon aversion pour la
mauvaise (2).
--
(1) Naturae ordo sic se habet, ut quum aliquid discimus,
rationem praecedat auctoritas: c'est-à-dire, l'ordre
naturel exige que, lorsque nous apprenons quelque chose,
l'autorité précède la raison. (Saint
Augustin, De mor. Eccles. cath., c. II.)
(2) C'était l'avis de Cicéron. « Il me
semble, dit-il, qu'on pourrait appeler PLÉBÉIENS
tous ces philosophes qui ne sont pas de la société
de Platon, de Socrate et de toute leur famille. » PLEBEII
videntur appellandi omnes philosophi qui à Platone et
Socrate et ab ea familia dissident. (Tusc. Quaest. 1. 23.)
Je vous proposerais encore un autre argument
préliminaire qui a bien sa force: c'est celui que je tire
du résultat détestable de ce système
absurde qui voudrait, pour ainsi dire, matérialiser
l'origine de nos idées. Il n'en est pas, je crois, de
plus avilissant, de plus funeste pour l'esprit humain. Par lui
la raison a perdu ses ailes, et se traîne comme un reptile
fangeux; par lui fut tarie la source divine de la poésie
et de l'éloquence; par lui toutes les sciences morales
ont péri (1).
--
(1) « La théorie sublime qui rapporte
tout aux sensations n'a été imaginée que
pour frayer le chemin au matérialisme. Nous voyons
à présent pourquoi la philosophie de Locke a
été si bien accueillie, et les effets qui en ont
résulté. C'est avec raison qu'elle a
été censurée (par la Sorbonne), comme
fausse, mal raisonnée et conduisant à des
conséquences très pernicieuses. » (Bergier,
Traité hist. et dogm. de la Relig. tom III, chap V,
art IV, §14, p. 518.)
Rien de plus juste que cette observation. Par son
système grossier, Locke a déchaîné le
matérialisme. Condillac a mis depuis ce système
à la mode dans le pays de la mode, par sa
prétendue clarté qui n'est au fond que la
simplicité du rien; et le vice en a tiré des
maximes qu'il a su mettre à la portée même
de l'extrême futilité. On peut voir dans les
lettres de madame du Deffant, tout le parti que cette aveugle
tirait de la maxime ridiculement fausse, que toutes les
idées nous viennent par les sens; et quel
édifice elle élevait sur cette base
aérienne (in-8o, tom. IV, l. XLI, p. 339).
Il ne m'appartient pas peut-être de disputer sur les suites du système; mais quant à ses défenseurs, il me semble, mon cher ami, qu'il est possible de citer des noms respectables à côté de ces autres noms qui vous déchirent la bouche.
Beaucoup moins, je puis vous l'assurer, qu'on ne le croit communément; et il faut observer d'abord qu'une foule de grands hommes, créés de la pleine autorité du dernier siècle, cesseront bientôt de l'être ou de le paraître. La grande cabale avait besoin de leur renommée: elle l'a faite comme on fait une boîte ou un soulier; mais cette réputation factice est aux abois, et bientôt l'épouvantable médiocrité de ces grands hommes sera l'inépuisable sujet des risées européennes.
Il faut d'ailleurs retrancher de ces noms respectables,
ceux des philosophes réellement illustre que la secte
philosophique enrôla mal à propos parmi les
défenseurs de l'origine sensible des idées. Vous
n'avez pas oublié peut-être, M. le sénateur,
ce jour où nous lisions ensemble le livre de Cabanis sur
les rapports du physique et du moral de l'homme (1),
à l'endroit où il place sans façon au rang
des défenseurs du système matériel
Hippocrate et Aristote. Je vous fis remarquer à ce sujet
le double et invariable caractère du philosophisme
moderne, l'ignorance et l'effronterie. Comment des gens
entièrement étrangers aux langues savantes, et
surtout au grec dont ils n'entendaient pas une ligne,
s'avisaient-ils de citer et de juger les philosophes grecs? Si
Cabanis en particulier avait ouvert une bonne édition
d'Hippocrate, au lieu de citer sur parole ou de lire avec la
dernière négligence quelque mauvaise traduction,
il aurait vu que l'ouvrage qu'il cite comme appartenant à
Hippocrate est un morceau supposé (2). Il n'en
faudrait pas d'autre preuve que le style de l'auteur, aussi
mauvais écrivain qu'Hippocrate est clair et
élégant. Cet écrivain d'ailleurs, quel
qu'il soit, n'a parlé ni pour ni contre la question;
c'est ce que je vous fis encore remarquer dans le temps. Il se
borne à traiter celle de l'expérience et de la
théorie dans la médecine, en sorte que chez lui
aesthèse est synonyme d'expérience,
et non de sensation (3). Je vous fis de plus toucher
au doigt qu'Hippocrate devait à bien plus juste titre
être rangé parmi les défenseurs des
idées innées, puisqu'il fut le
maître de Platon, qui emprunta de lui ses principaux
dogmes métaphysiques (XXXV).
--
(1) Paris, 1805, 2 vol. in-8o. Crapelet.
(2) C'est l'ouvrage des Avertissements (Paragelliai).
On peut consulter sur ce point les deux éditions
principales d'Hippocrate; celle de Foëz, Genève,
1657, 2 vol. in-fol.; et celle de Vander-Linden, Leyde, 1665, 2
vol. in-8o; mais surtout l'ouvrage du célèbre
Haller, Artis medicae principes, etc., Lausanne, 1786,
in-8o, tom IV, p. 86. Praef. in lib. de praecep.
ibi: Spurius liber, non ineptus tamen.
(3) Parmi les innombrables traits de mauvaise foi qui
distinguent la secte moderne, on peut distinguer celui qui
confond l'expérience vulgaire ou mécanique, telle
qu'on l'exerce dans nos cabinets de physique, avec
l'expérience prise dans un sens plus relevé, pour
les impressions que nous recevons des objets extérieurs
par le moyen de nos sens; et parce que le Spiritualiste soutient
avec raison que nos idées ne peuvent tirer leur origine
de cette source tout à fait secondaire, ces
honnêtes philosophes lui font dire que dans
l'étude des sciences physiques il faut s'attacher aux
théories abstraites préférablement à
l'expérience. Cette imposture grossière est
répétée dans je ne sais combien d'ouvrages
écrits sur la question dont il s'agit ici; et nombre de
gens sans expérience s'y sont laissé
prendre.
À l'égard d'Aristote, quoiqu'il ne me fût pas possible de vous donner sur-le-champ tous les éclaircissements que vous auriez pu désirer, vous eûtes cependant la bonté de vous en fier à moi lorsque, sur la foi seule d'une mémoire qui me trompe peu, je vous citai cette maxime fondamentale du philosophe grec, que l'homme ne peut rien apprendre qu'en vertu de ce qu'il sait déjà (XXXVI); ce qui seul suppose nécessairement quelque chose de semblable à la théorie des idées innées.
Et si vous examinez d'ailleurs ce qu'il a écrit avec une force de tête et une finesse d'expressions véritablement admirables, sur l'essence de l'esprit qu'il place dans le pensée même (XXXVII), il ne vous restera pas le moindre doute sur l'erreur qui a prétendu ravaler ce philosophe jusqu'à Locke et Condillac.
Quant aux scolastiques, qu'on a beaucoup trop
déprimés de nos jours, ce qui a trompé
surtout la foule des hommes superficiels qui se sont
avisés de traiter une grande chose sans la comprendre,
c'est le fameux axiome de l'écolier: Rien ne peut
entrer dans l'esprit que par l'entremise des sens (1).
Par défaut d'intelligence ou de bonne foi, on a cru ou
l'on a dit que cet axiome fameux excluait les idées
innées: ce qui est très faux. Je sais, M. le
sénateur, que vous n'avez pas peur des in-folios. Je veux
vous faire lire un jour la doctrine de saint Thomas sur les
idées; vous sentirez à quel point...
--
(1) Nihil est in intellectu quod prius non fuerit sub
sensu.
Vous me forcez, mes bons amis, à faire connaissance avec d'étranges personnages. Je croyais que saint Thomas était cité sur les bancs, quelquefois à l'Église; mais je me doutais peu qu'il pût être question de lui entre nous.
Saint Thomas, mon cher chevalier, a fleuri dans le XIIIe
siècle. Il ne pouvait s'occuper de sciences qui
n'existaient pas de son temps, et dont on ne s'embarrassait
nullement alors. Son style admirable sous le rapport de la
clarté, de la précision, de la force et du
laconisme, ne pouvait cependant être celui de Bembo, de
Muret ou de Maffei. Il n'ent fut pas moins l'une des plus
grandes têtes qui aient existé dans le monde. Le
génie poétique même ne lui était pas
étranger. L'Église en a conservé quelques
étincelles qui purent exciter depuis l'admiration et
l'envie de Santeuil (1). Puisque vous savez le latin,
monsieur le chevalier, je ne voudrais pas répondre
qu'à l'âge de cinquante ans et retiré dans
votre vieux manoir, si Dieu vous le rend, vous n'empruntiez
saint Thomas à votre curé pour juger par
vous-même de ce grand homme. Mais je reviens à la
question. Puisque saint Thomas fut surnommé l'ange de
l'école, c'est lui surtout qu'il faut citer pour
absoudre l'école; et en attendant que M. le chevalier ait
cinquante ans, c'est à vous, M. le sénateur, que
je ferai connaître la doctrine de saint Thomas sur les
idées. Vous verrez d'abord qu'il ne marchande point pour
décider que l'intelligence dans notre état de
dégradation, ne comprend rien sans image (2).
Mais entendez-le parler ensuite sur l'esprit et sur les
idées. Il distinguera soigneusement « l'intellect
passif ou cette puissance qui reçoit les impressions
de l'intellect actif (qu'il nomme aussi possible),
de l'intelligence proprement dite qui raisonne sur les
impressions. Le sens ne connaît que l'individu;
l'intelligence seule s'élève à l'universel.
Vos yeux aperçoivent un triangle; mais cette
appréhension qui vous est commune avec l'animal ne vous
constitue vous-même que simple animal; et vous ne serez
homme ou intelligence qu'en vous élevant du triangle
à la triangularité. C'est cette puissance
de généraliser qui spécialise
l'homme et le fait ce qu'il est; car les sens n'entrent pour
rien dans cette opération, ils reçoivent les
impressions et les transmettent à l'intelligence; mais
celle-ci peut seule les rendre intelligibles. Les sens
sont étrangers à toute idée spirituelle, et
même ils ignorent leur propre opération, la vue ne
pouvant se voir ni voir qu'elle voit. »
--
(1) Santeuil disait qu'il préférait à
sa plus belle composition, l'hymne, ou, comme on dit, la prose
de saint Thomas, pour le fête du Saint-Sacrement: Lauda,
Sion, Salvatorem, etc., etc.
(2) Intellectus noster, secundum statum praesentem, nihil
intelligit sine phantasmate. S. Thom. Adversus gentes.
Lib. III, cap 41.
Je voudrais encore vous faire lire la superbe définition de la vérité, que nous a donnée saint Thomas. La vérité, dit-il, est une équation entre l'affirmation et son objet (XXXVIII). Quelle justesse et quelle profondeur! c'est un éclair de la vérité qui se définit elle-même, et il a bien eu soin de nous avertir qu'il ne s'agit d'équation qu'entre ce qu'on dit de la chose et ce qui est dans la chose; « mais qu'à l'égard de l'opération spirituelle qui affirme, elle n'admet aucune équation, » parce qu'elle est au-dessus de tout et ne ressemble à rien, de manière qu'il ne peut y avoir aucun rapport, aucune analogie, aucune équation entre la chose comprise et l'opération qui comprend (XXXIX, XL).
Maintenant, que les idées universelles soient innées dans nous, ou que nous les voyions en Dieu, ou comme on voudra, n'importe; c'est ce que je ne veux point examiner dans ce moment: le point négatif de la question est sans contredit ce qu'elle renferme de plus important; établissons d'abord que les plus grands, le plus nobles, le plus vertueux génies de l'univers se sont accordés à rejeter l'origine sensible des idées. C'est la plus sainte, la plus unanime, la plus entraînante protestation de l'esprit humain contre la plus grossière et la plus vile des erreurs: pour le surplus, nous pouvons ajourner la question.
Vous voyez, messieurs, que je suis en état de diminuer un peu le nombre de ces noms respectables dont vous me parliez, M. le chevalier. Au reste, je ne refuse point d'en reconnaître quelques-uns parmi les défenseurs du sensibilisme (ce mot, ou tout autre qu'on trouvera meilleur, est devenu nécessaire); mais dites-moi, ne vous est-il jamais arrivé, ou par malheur ou par faiblesse, de vous trouver en mauvaise compagnie? Dans ce cas, comme vous savez, il n'y a qu'un mot à dire: SORTEZ; tant que vous y êtes, on a droit de se moquer de vous, pour ne rien dire de plus.
Après ce petit préliminaire, M. le chevalier, je voudrais d'abord, si vous me faisiez l'honneur de me choisir pour votre introducteur dans ce genre de philosophie, vous faire observer avant tout que toute discussion sur l'origine des idées est un énorme ridicule, tant qu'on n'a pas décidé la question de l'essence de l'âme. Vous permettrait-on dans les tribunaux de demander un héritage comme parent, tant qu'il serait douteux que vous l'êtes? Eh bien, messieurs, il y a de même dans les discussions philosophiques, de ces questions que les gens de la loi appellent préjudicielles, et qui doivent être absolument décidées avant qu'il soit permis de passer à d'autres. Si l'estimable Thomas a raison dans ce beau vers:
L'homme vit par son âme, et l'âme est la penséetout est dit; car si la pensée est essence, demander l'origine des idées, c'est demander l'origine de l'origine. Voilà Condillac qui nous dit: Je m'occuperai de l'esprit humain, non pour en connaître la nature, ce qui serait téméraire; mais seulement pour en examiner les opérations. Ne soyons pas la dupe de cette hypocrite modestie: toutes les fois que vous voyez un philosophe du dernier siècle s'incliner respectueusement devant quelque problème, nous dire que la question passe les forces de l'esprit humain; qu'il n'entreprendra point de la résoudre, etc., tenez pour sûr qu'il redoute au contraire le problème comme trop clair, et qu'il se hâte de passer à côté pour conserver le droit de troubler l'eau. Je ne connais pas un de ces messieurs à qui le titre sacré d'honnête homme convienne parfaitement. Vous en voyez ici un exemple: pourquoi mentir? pourquoi dire qu'on ne veut point prononcer sur l'essence de l'âme, tandis qu'on prononce très expressément sur le point capital en soutenant que les idées nous viennent par les sens, ce qui chasse manifestement la pensée de la classe des essences? Je ne vois pas d'ailleurs ce que la question de l'essence de la pensée a de plus difficile que celle de son origine qu'on aborde si courageusement. Peut-on concevoir la pensée comme accident d'une substance qui ne pense pas? ou bien peut-on concevoir l'accident-pensée se connaissant lui-même, comme pensant et méditant sur l'essence de son sujet qui ne pense pas? Voilà le problème proposé sous deux formes différentes, et pour moi je vous avoue que je n'y vois rien de désespérant; mais enfin on est parfaitement libre de le passer sous silence, à la charge de convenir et d'avertir même, à la tête de tout ouvrage sur l'origine des idées, qu'on ne le donne que pour un simple jeu d'esprit, pour une hypothèse tout à fait aérienne, puisque la question n'est pas admissible sérieusement tant que la précédente n'est pas résolue. Mais une telle déclaration faite dans la préface accréditerait peu le livre; et qui connaît cette classe d'écrivains ne s'attendra guère à ce trait de probité.
Je vous faisais observer ensuite, M. le chevalier, une insigne équivoque qui se trouve dans le titre même de tous les livres écrits dans le sens moderne, sur l'origine des idées, puisque ce mot d'origine peut désigner également la cause seulement occasionnelle et excitatrice, ou la cause productrice des idées. Dans le premier cas, il n'y a plus de dispute, puisque les idées sont supposer préexister; dans le second, autant vaut précisément soutenir que la matière de l'étincelle électrique est produite par l'excitateur.
Nous rechercherions ensuite pourquoi l'on parle toujours de
l'origine des idées, et jamais de l'origine des
pensées. Il faut bien qu'il y ait une raison
secrète de la préférence constamment
donnée à l'une de ces expressions sur l'autre: ce
point ne tarderait pas à être éclairci;
alors je vous dirais, en me servant des paroles même de
Platon que je cite toujours volontiers: Entendons-nous, vous
et moi, la même chose par ce mot de pensée?
Pour moi, la pensée est LE DISCOURS QUE L'ESPRIT SE TIENT
À LUI-MEME (1).
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(1) ##To de dianoesthai ar oper egoo kaleis; ... logon on
aute pros autèn è psukhè diexergetai. (Plato.
in Teaet. Opp., tom. II, p. 160-151 [sic].)
Verbe, parole et raison, c'est la même chose (Bossuet, VI Avert. aux Protestants No. 48), et ce verbe, cette parole, cette raison est un être, une hypostase réelle, dans l'image comme dans l'original. C'est pourquoi il est écrit dic verbo, et non pas dic verbum.
Et cette définition sublime vous démontrerait seule la vérité de ce que je vous disais tout à l'heure: que la question de l'origine des idées est la même que celle de l'origine de la parole; car la pensée et la parole ne sont que deux magnifiques synonymes; l'intelligence ne pouvant penser sans savoir qu'elle pense, ni savoir qu'elle pense sans parler, puisqu'il faut qu'elle dise: je sais.
Que si quelque initié aux doctrines modernes vient vous dire que vous parlez, parce qu'on vous a parlé; demandez-lui (mais vous comprendra-t-il?) si l'entendement, à son avis, est la même chose que l'audition; et s'il croit que, pour entendre la parole, il suffise d'entendre le bruit qu'elle envoie dans l'oreille?
Au reste, laissez, si vous voulez, cette question de côté. Si nous voulions approfondir la principale, je me hâterais de vous conduire à un préliminaire bien essentiel, celui de vous convaincre qu'après tant de disputes, on ne s'est point encore entendu sur la définition des idées innées. Pourriez-vous croire que jamais Locke n'a pris la peine de nous dire ce qu'il entend par ce mot? cependant rien n'est plus vrai. Le traducteur français de Bacon déclare, en se moquant des idées innées, qu'il avoue ne pas se souvenir d'avoir eu dans le sein de sa mère connaissance du carré de l'hypoténuse. Voilà donc un homme d'esprit (car Locke en avait beaucoup) qui prête aux philosophes spiritualistes la croyance qu'un foetus dans le sein de sa mère sait les mathématiques, ou que nous pouvons savoir sans apprendre; c'est-à-dire en d'autres termes, apprendre sans apprendre; et que c'est là ce que les philosophes nomment idées innées.
Un écrivain bien différent et d'une toute autre autorité, qui honore aujourd'hui la France par des talents supérieurs ou par le noble usage qu'il en sait faire, a cru argumenter d'une manière décisive contre les idées innées, en demandant: « Comment, si Dieu avait gravé telle ou telle idée dans nos esprits, l'homme pourrait parvenir à les effacer? Comment, par exemple, l'enfant idolâtre, naissant ainsi que le chrétien avec la notion distincte d'un Dieu unique, peut cependant être ravalé au point de croire à une multitude de dieux? »
Que j'aurais de choses à vous dire sur cette notion
distincte et sur l'épouvantable puissance dont
l'homme n'est que trop réellement en possession, d'effacer
plus ou moins ses idées innées et de transmettre
sa dégradation! Je m'en tiens à vous faire
observer ici une confusion évidente de l'idée
ou de la simple notion avec l'affirmation, deux
choses cependant toutes différentes: c'est la
première qui est innée, et non la seconde;
car, personne, je crois, ne s'est avisé de dire qu'il y
avait des raisonnements innés. Le déiste
dit: Il n'y a qu'un Dieu, et il a raison;
l'idolâtre dit: Il y en a plusieurs, et il a tort;
il se trompe, mais comme un homme qui se tromperait dans une
opération de calcul. S'en suivrait-il par hasard que
celui-ci n'aurait pas l'idée du nombre? Au contraire,
c'est une preuve qu'il la possède; car, sans cette
idée, il n'aurait pas même l'honneur de se tromper.
En effet pour se tromper, il faut affirmer; ce qu'on ne peut
faire sans une puissance quelconque du verbe être, qui est
l'âme de tout verbe (1), et toute affirmation suppose
une notion préexistante. Il n'y aurait donc, sans
l'idée antérieure d'un Dieu, ni théistes,
ni polythéistes, d'autant qu'on ne peut dire ni oui
ni non sur ce qu'on ne connaît pas, et qu'il est
impossible de se tromper sur Dieu, sans avoir l'idée de
Dieu. C'est donc la notion ou la pure idée
qui est innée et nécessairement
étrangère aux sens: que si elle est assujettie
à la loi du développement, c'est la loi
universelle de la pensée et de la vie dans tous les
cercles de la création terrestre. Du reste toute notion
est vraie (2).
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(1) Tant que le verbe ne paraît pas dans la phrase,
l'homme ne parle pas, il BRUIT. (Plutarque, Questions
platoniques, chap IX; traduction d'Amyot.)
(2) Celui qui tenait ce discours, il y a plus de dix ans, se
doutait peu alors qu'il était à la veille de
devenir le correspondant et bientôt l'ami de l'illustre
philosophe dont la France a tant de raison de s'enorgueillir; et
qu'en recevant de la main même de M. le vicomte de Bonald
la collection précieuse de ses oeuvres, il aurait le
plaisir d'y trouver la preuve que le célèbre
auteur de la Législation primitive s'était
enfin rangé parmi les plus respectables défenseurs
des idées innées. Au reste, on n'entend
parler ici que de la proposition négative qui nie
l'origine immatérielle des idées; le surplus est
une question entre nous, une question de famille dont les
matérialistes ne doivent pas se mêler.
Vous voyez, messieurs, que sur cette grande question (et je pourrais vous citer bien d'autres exemples), on en est encore à savoir précisément de quoi il s'agit.
Un dernier préliminaire enfin non moins essentiel serait de vous faire observer cette action secrète, qui, dans toutes les sciences...
Croyez-moi, mon cher ami, ne vous jouez pas davantage sur le bord de cette question; car le pied vous glissera, et nous serons obligés de passer ici la nuit.
Dieu vous en préserve, mes bons amis, car vous seriez assez mal logés. Je n'aurais cependant pitié que de vous, mon cher sénateur, et point du tout de cet aimable soldat qui s'arrangerait fort bien sur un canapé.
Vous me rappelez mes bivouacs; mais, quoique vous ne soyez pas militaire, vous pourriez aussi nous raconter de terribles nuits. Courage, mon cher ami! certains malheurs peuvent avoir une certaine douceur; j'éprouve du moins ce sentiment, et j'aime à croire que je le partage avec vous.
Je n'éprouve nulle peine à me résigner; je vous l'avouerai même, si j'étais isolé, et si les coups qui m'ont atteint n'avaient blessé que moi, je ne regarderais tout ce qui s'est passé dans le monde que comme un grand et magnifique spectacle qui me livrerait tout entier à l'admiration; mais que le billet d'entrée m'a coûté cher! ... Cependant je ne murmure point contre la puissance adorable qui a si fort rétréci mon appartement. Voyez comme elle commence déjà à m'indemniser, puisque je suis ici, puisqu'elle m'a donné si libéralement des amis tels que vous. Il faut d'ailleurs savoir sortir de soi-même et s'élever assez haut pour voir le monde, au lieu de ne voir qu'un point. Je ne songe jamais sans admiration à cette trombe politique qui est venue arracher de leurs places des milliers d'hommes destinés à ne jamais se connaître, pour les faire tournoyer ensemble comme la poussière des champs. Nous sommes trois ici, par exemple, qui étions nés pour ne jamais nous connaître: cependant nous sommes réunis, nous conversons; et quoique nos berceaux aient été si éloigné, peut-être que nos tombes se toucheront.
Si le mélange des hommes est remarquable, la
communication des langues ne l'est pas moins. Je parcourais un
jour dans la bibliothèque de l'académie des
sciences de cette ville, le Museum sinicum de Bayer,
livre qui est devenu, je crois, assez rare, et qui appartient
plus particulièrement à la Russie, puisque
l'auteur, fixé dans cette capitale, y fit imprimer son
livre, il y a près de quatre-vingts ans. Je fus
frappé d'une réflexion de cet écrivain
savant et pieux. « On ne voit point encore, dit-il,
à quoi servent nos travaux sur les langues; mais
bientôt on s'en apercevra. Ce n'est pas sans un grand
dessein de la Providence que les langues absolument
ignorées en Europe, il y a deux siècles, ont
été mises de nos jours à la portée
de tout le monde. Il est permis déjà de
soupçonner ce dessein; et c'est un
devoir sacré pour nous d'y concourir de toutes nos forces
(XLI). » Que dirait Bayer,
s'il vivait de nos jours? la marche de la Providence lui
paraîtrait bien accélérée.
Réfléchissons d'abord sur la langue
universelle. Jamais ce titre n'a mieux convenu à la
langue française; et ce qu'il y a d'étrange, c'est
que sa puissance semble augmenter avec sa
stérilité. Ses beaux jours sont passés:
cependant tout le monde l'entend, tout le monde la parle; et je
ne crois pas même qu'il y ait de ville en Europe qui ne
renferme quelques hommes en état de l'écrire
purement. La juste et honorable confiance accordée en
Angleterre au clergé de la France exilé, a permis
à la langue française d'y jeter de profondes
racines: c'est une seconde conquête peut-être, qui
n'a point fait de bruit, car Dieu n'en fait point (1), mais
qui peut avoir des suites plus heureuses que la première.
Singulière destinée de ces deux grands peuples,
qui ne peuvent cesser de se chercher ni de se haïr! Dieu
les a placés en regard comme deux aimants prodigieux qui
s'attirent par un côté et se fuient par l'autre;
car ils sont à la fois ennemis et parents (2). Cette
même Angleterre a porté nos langues en Asie, elle a
fait traduire Newton dans la langue de Mahomet (3), et les
jeunes Anglais soutiennent des thèses à Calcutta,
en arabe, en persan et en bengali. De son côté, la
France qui ne se doutait pas, il y a trente ans, qu'il y
eût plus d'une langue vivante en Europe, les a toutes
apprises, tandis qu'elle forçait les nations d'apprendre
la sienne. Ajoutez que les plus longs voyages ont cessé
d'effrayer l'imagination; que tous les grands navigateurs sont
européens (4); que l'Orient entier cède
manifestement à l'ascendent européen; que le
Croissant, pressé sur ses deux points, à
Constantinople et à Delhi, doit nécessairement
éclater par le milieu; que les événements
ont donné à l'Angleterre quinze cents lieux de
frontières avec le Thibet et la Chine, et vous aurez une
idée de ce qui se prépare. L'homme, dans son
ignorance, se trompe souvent sur les fins et sur les moyens, sur
ses forces et sur la résistance, sur les instruments et
sur les obstacles. Tantôt il veut couper un chêne
avec un canif, et tantôt il lance une bombe pour briser un
roseau; mais la Providence ne tâtonne jamais, et ce n'est
pas en vain qu'elle agite le monde. Tout annonce que nous
marchons vers une grande unité que nous devons saluer
de loin, pour me servir d'une tournure religieuse. Nous
sommes douloureusement et bien justement broyés; mais si
de misérables yeux tels que les miens sont dignes
d'entrevoir les secrets divins, nous ne sommes broyés
que pour être mêlés.
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(1) Non in commotione Dominus. III. Reg. XIX, 11.
(2) « Vous êtes, à ce qui me semble, gentis
incunabula nostrae, et toujours la France a exercée
sur l'Angleterre une influence morale plus ou moins forte.
Lorsque la source qui est chez vous se trouvera obstruée
ou souillée, les eaux qui en partent seront bientôt
taries en Angleterre, ou bien elles perdront leur
limpidité, et peut-être qu'il en sera de
même pour toutes les autres nations. De là
vient, suivant ma manière de voir, que l'Europe n'est que
trop intéressée à tout ce qui se fait en
France. » (Burke's Reflex. on the Revol. of France,
London. Dodley, 1793, in-8o, p. 118-119.) Paris est le
centre de l'Europe. (Le même, Lettres à un
membre de la chambre des communes, 1797, in-8o, p.
18.)
(3) Le traducteur, qui a écrit presque sous la
dictée d'un astronome anglais, se nomme Tuffuzul-Hussein,
Khan. Boerhave a reçu le même honneur. (Sir
Will. Jones's works, in-4o. tom. 5, p. 570.
Supplément, tom. I, p. 278. Tom II, p.
922.)
(4) Voyez Essays by the students of fort William in
Bengal, etc. Calcutta, 1802.
Saint-Martin a remarqué que tous les grands
navigateurs sont chrétiens. C'est la même
chose.
O mihi tam longae maneat pars ultima vitae!
Vous permettrez bien, j'espère, au soldat de prendre la parole en français:
Courez, volez, heures trop lentes Qui retardez cet heureux jour.