Huitième entretien.

LE CHEVALIER.

Trouvez bon, messieurs, qu'avant de poursuivre nos entretiens je vous présente le procès-verbal des séances précédentes.

LE SÉNATEUR.

Qu'est-ce donc que vous voulez dire, monsieur le chevalier?

LE CHEVALIER.

Le plaisir que je prends à nos conversations m'a fait naître l'idée de les écrire. Tout ce que nous disons ici se grave profondément dans ma mémoire. Vous savez que cette faculté est très forte chez moi: c'est un mérite assez léger pour qu'il me soit permis de m'en parer; d'ailleurs je ne donne point aux idées le temps de s'échapper. Chaque soir avant de me coucher, et dans le moment où elles me sont encore très présentes, j'arrête sur le papier les traits principaux, et pour ainsi dire la trame de la conversation; le lendemain je me mets au travail de bonne heure et j'achève le tissu, m'appliquant surtout à suivre le fil du discours et la filiation des idées. Vous savez d'ailleurs que je ne manque pas de temps, car il s'en faut que nous puissions nous réunir exactement tous les jours; je regarde même comme une chose impossible que trois personnes indépendantes puissent, pendant deux ou trois semaines seulement, faire chaque jour la même chose, à la même heure. Elles auront beau s'accorder, se promettre, se donner parole expressément, et toute affaire cessante, toujours il y aura de temps à autre quelque empêchement insurmontable, et souvent ce ne sera qu'une bagatelle. Les hommes ne peuvent être réunis pour un but quelconque sans une loi ou une règle qui les prive de leur volonté: il faut être religieux ou soldat. J'ai donc eu plus de temps qu'il ne fallait, et je crois que peu d'idées essentielles me sont échappées. Vous ne me refuserez pas d'ailleurs le plaisir d'entreprendre la lecture de mon ouvrage: et vous comprendrez, à la largeur des marges, que j'ai compté sur de nombreuses corrections. Je me suis promis une véritable jouissance dans ce travail commun; mais je vous avoue qu'en m'imposant cette tâche pénible, j'ai pensé aux autres plus qu'à moi. Je connais beaucoup d'hommes dans le monde, beaucoup de jeunes gens surtout, extrêmement dégoûtés des doctrines modernes. D'autres flottent et ne demandent qu'à se fixer. Je voudrais leur communiquer ces mêmes idées qui ont occupé nos soirées, persuadé que je serais utile à quelques-uns et agréable au moins à beaucoup d'autres. Tout homme est une espèce de FOI pour un autre, et rien ne l'enchante, lorsqu'il est pénétré d'une croyance et à mesure qu'il en est pénétré, comme de la trouver chez l'homme qu'il estime. S'il vous semblait même que ma plume, aidée par une mémoire heureuse et par une révision sévère, eût rendu fidèlement nos conversations, en vérité je pourrais fort bien faire la folie de les porter chez l'imprimeur.

LE COMTE.

Je puis me tromper, mais je ne crois pas qu'un tel ouvrage réussît.

LE CHEVALIER.

Pourquoi donc, je vous en prie? Vous me disiez cependant, il y a peu de temps: qu'une conversation valait mieux qu'un livre.

LE COMTE.

Elle vaut mieux sans doute pour s'instruire, puisqu'elle admet l'interruption, l'interrogation et l'explication; mais il ne s'ensuit pas qu'elle soit faite pour être imprimée.

LE CHEVALIER.

Ne confondez pas les termes: ceux de conversation, de dialogue et d'entretien ne sont pas synonymes. La conversation divague de sa nature: elle n'a jamais de but antérieur; elle dépend des circonstances; elle admet un nombre illimité d'interlocuteurs. Je conviendrai donc si vous voulez, qu'elle ne serait pas faite pour être imprimée, quand même la chose serait possible, à cause d'un certain pêle-mêle de pensées, fruit des transitions les plus bizarres, qui nous mènent souvent à parler, dans le même quart d'heure, de l'existence de Dieu et de l'opéra-comique.

Mais l'entretien est beaucoup plus sage; il suppose un sujet, et si ce sujet est grave, il me semble que l'entretien est subordonné aux règles de l'art dramatique, qui n'admettent point un quatrième interlocuteur (1). Cette règle est dans la nature. Si nous avions ici un quatrième, il nous gênerait fort.
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(1) Nec quarta loqui persona laboret. (Hor.)

Quant au dialogue, ce mot ne représente qu'une fiction; car il suppose une conversation qui n'a jamais existé. C'est une oeuvre purement artificielle: ainsi on peut en écrire autant qu'on voudra; c'est une composition comme une autre, qui part toute formée, comme Minerve, du cerveau de l'écrivain; et les dialogues des morts, qui ont illustrés plus d'une plume, sont aussi réels, et même aussi probables, que ceux des vivants publiés par d'autres auteurs. Ce genre nous est donc absolument étranger.

Depuis que vous m'avez jeté l'un et l'autre dans les lectures sérieuses, j'ai lu les Tusculanes de Cicéron, traduites en français par le président Bouhier et par l'abbé d'Olivet. Voilà encore une oeuvre de pure imagination, et qui ne donne pas seulement l'idée d'un entretien réel. Cicéron introduit un auditeur qu'il désigne tout simplement par la lettre A; il se fait faire une question par cet auditeur imaginaire, et lui répond tout d'une haleine par une dissertation régulière: ce genre ne peut être le nôtre. Nous ne sommes point des lettres majuscules; nous sommes des êtres très réels, très palpables: nous parlons pour nous instruire et pour nous consoler. Il n'y a entre nous aucune subordination; et, malgré la supériorité d'âge et de lumières, vous m'accordez une égalité que je ne demande point. Je persiste donc à croire que si nos entretiens étaient publiés fidèlement, c'est-à-dire avec toute cette exactitude qui est possible... Vous riez, M. le sénateur?

LE SÉNATEUR.

Je ris en effet, parce qu'il me semble que, sans vous en apercevoir vous argumentez puissamment contre votre projet. Comment pourriez-vous convenir plus clairement des inconvénients qu'il entraînerait qu'en nous entraînant nous-mêmes dans une conversation sur les conversations? Ne voudriez-vous pas aussi l'écrire, par hasard?

LE CHEVALIER.

Je n'y manquerais pas, je vous assure, si je publiais le livre; et je suis persuadé que personne ne s'en fâcherait. Quant aux autres digressions inévitables dans tout entretien réel, j'y vois plus d'avantages que d'inconvénients, pourvu qu'elles naissent du sujet et sans aucune violence. Il me semble que toutes les vérités ne peuvent se tenir debout par leurs propres forces: il en est qui ont besoin d'être, pour ainsi dire, flanquées par d'autres vérités, et de là vient cette maxime très vraie que j'ai lue je ne sais où: Que pour savoir bien une chose, il fallait en savoir un peu mille. Je crois donc que cette facilité que donne la conversation, d'assurer sa route en étayant une proposition par d'autres lorsqu'elle en a besoin: que cette facilité, dis-je, transportée dans un livre, pourrait avoir son prix et mettre de l'art dans la négligence.

LE SÉNATEUR.

Écoutez, M. le chevalier, je le mets sur votre conscience, et je crois que notre ami en fait autant. Je crains peu, au reste, que la responsabilité puisse jamais vous ôter le sommeil, le livre ne pouvant faire beaucoup de mal, ce me semble. Tout ce que nous vous demandons en commun, c'est de vous garder sur toute chose, quand même vous ne publieriez l'ouvrage qu'après notre mort, de dire dans la préface: J'espère que le lecteur ne regrettera pas son argent (1), autrement vous nous verriez apparaître comme deux ombres furieuses, et malheur à vous!
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(1) Voy. tom. I, p. 369.

LE CHEVALIER.

N'ayez pas peur: je ne crois pas qu'on me surprenne jamais à piller Locke, après la peur que vous m'en avez fait.

Quoi qu'il en puisse arriver dans l'avenir, voyons, je vous en prie, où nous en sommes aujourd'hui. Nos entretiens ont commencé par l'examen de la grande et éternelle plainte qu'on ne cesse d'élever sur le succès du crime et les malheurs de la vertu; et nous avons acquis l'entière conviction qu'il n'y a rien au monde de moins fondé que cette plainte, et que pour celui même qui ne croirait pas à une autre vie, le parti de la vertu serait toujours le plus sûr pour obtenir la plus haute chance de bonheur temporel. Ce qui a été dit sur les supplices, sur les maladies et sur les remords ne laisse pas subsister le moindre doute sur ce point. J'ai surtout fait une attention particulière à ces deux axiomes fondamentaux: savoir, en premier lieu, que nul homme n'est puni comme juste, mais toujours comme homme, en sorte qu'il est faux que la vertu souffre dans ce monde: c'est la nature humaine qui souffre, et toujours elle le mérite; et secondement, que le plus grand bonheur temporel n'est nullement promis, et ne saurait l'être, à l'homme vertueux, mais à la vertu. Il suffit en effet, pour que l'ordre soit visible et irréprochable, même dans ce monde, que la plus grande masse de bonheur soit dévolue à la plus grande masse de vertus en général; et l'homme étant donné tel qu'il est, il n'est pas même possible à notre raison d'imaginer un autre ordre de choses qui ait seulement une apparence de raison et de justice. Mais comme il n'y a point d'homme juste, il n'y en a point qui ait droit de se refuser à porter de bonne grâce sa part des misères humaines, puisqu'il est nécessairement criminel ou de sang criminel; ce qui nous a conduits à examiner à fond toute la théorie du péché originel, qui est malheureusement celle de la nature humaine. Nous avons vu dans les nations sauvages une image affaiblie du crime primitif; et l'homme n'étant qu'une parole animée, la dégradation de la parole s'est présentée à nous, non comme le signe de la dégradation humaine, mais comme cette dégradation même; ce qui nous a valu plusieurs réflexions sur les langues et sur l'origine de la parole et des idées. Ces points éclaircis, la prière se présentait naturellement à nous comme un supplément à tout ce qui avait été dit, puisqu'elle est un remède accordé à l'homme pour restreindre l'empire du mal en se perfectionnant lui-même, et qu'il ne doit s'en prendre qu'à ses propres vices, s'il refuse d'employer ce remède. À ce mot de prière nous avons vu s'élever la grande objection d'une philosophie aveugle ou coupable, qui, ne voyant dans le mal physique qu'un résultat inévitable des lois éternelles de la nature, s'obstine à soutenir que par là même il échappe entièrement à l'action de la prière. Ce sophisme mortel a été discuté et combattu dans le plus grand détail. Les fléaux dont nous sommes frappés, et qu'on nomme très justement fléaux du ciel, nous ont paru les lois de la nature précisément comme les supplices sont des lois de la société, et par conséquent d'une nécessité purement secondaire qui doit enflammer notre prière, loin de la décourager. Nous pouvions sans doute nous contenter à cet égard des idées générales, et n'envisager toutes ces sortes de calamités qu'en masse: cependant nous avons permis à la conversation de serpenter un peu dans ce triste champ, et la guerre surtout nous a beaucoup occupés. C'est, je vous l'assure, celle de toutes nos excursions qui m'a le plus attaché; car vous m'avez fait envisager ce fléau de la guerre sous un point de vue tout nouveau pour moi, et je compte y réfléchir encore de toutes mes forces.

LE SÉNATEUR.

Pardon si je vous interromps, M. le chevalier; mais avant d'abandonner tout à fait l'intéressante discussion sur les souffrances du juste, je veux encore soumettre à votre examen quelques pensées que je crois fondées et qui peuvent, à mon avis, faire considérer les peines temporelles de cette vie comme l'une des plus grandes et des plus naturelles solutions de toutes les objections élevées sur ce point contre la justice divine. Le juste, en sa qualité d'homme, serait néanmoins sujet à tous les maux qui menacent l'humanité; et comme il n'y serait soumis précisément qu'en cette qualité d'homme, il n'aurait nul droit de se plaindre; vous l'avez remarqué, et rien n'est plus clair; mais vous avez remarqué de plus, ce qui malheureusement n'a pas besoin de preuve, qu'il n'y a point de juste dans la rigueur du terme: d'où il suit que tout homme a quelque chose à expier. Or, si le juste (tel qu'il peut exister) accepte les souffrances dues à sa qualité d'homme, et si la justice divine à son tour accepte cette acceptation, je ne vois rien de si heureux pour lui, ni de si évidemment juste.

Je crois de plus en mon âme et conscience que si l'homme pouvait vivre dans ce monde exempt de toute espèce de malheurs, il finirait par s'abrutir au point d'oublier complètement toutes les choses célestes et Dieu même. Comment pourrait-il, dans cette supposition, s'occuper d'un ordre supérieur, puisque dans celui même où nous vivons, les misères qui nous accablent ne peuvent nous désenchanter des charmes trompeurs de cette malheureuse vie?

LE CHEVALIER.

Je ne sais si je suis dans l'erreur, mais il me semble qu'il n'y aurait rien de si infortuné qu'un homme qui n'aurait jamais éprouvé l'infortune: car jamais un tel homme ne pourrait être sûr de lui-même, ni savoir ce qu'il vaut. Les souffrances sont pour l'homme vertueux ce que les combats sont pour le militaire: elles le perfectionnent et accumulent ses mérites. Le brave s'est-il jamais plaint à l'armée d'être toujours choisi pour les expéditions les plus hasardeuses? Il les recherche au contraire et s'en fait gloire: pour lui, les souffrances sont une occupation, et la mort une aventure. Que le poltron s'amuse à vivre tant qu'il voudra, c'est son métier; mais qu'il ne vienne point nous étourdir de ses impertinences sur le malheur de ceux qui ne lui ressemblent pas. La comparaison me semble tout à fait juste: si le brave remercie le général qui l'envoie à l'assaut, pourquoi ne remercierait-il pas de même Dieu qui le fait souffrir? Je ne sais comment cela se fait, mais il est cependant sûr que l'homme gagne à souffrir volontairement, et que l'opinion même l'en estime davantage. J'ai souvent observé, à l'égard des austérités religieuses, que le vice même qui s'en moque ne peut s'empêcher de leur rendre hommage. Quel libertin a jamais trouvé l'opulente courtisane, qui dort à minuit sur l'édredon, plus heureuse que l'austère carmélite, qui veille et qui prie pour nous à la même heure? Mais j'en reviens toujours à ce que vous avez observé avec tant de raison: qu'il n'y a point de juste. C'est donc par un trait particulier de bonté que Dieu châtie dans ce monde, au lieu de châtier beaucoup plus sévèrement dans l'autre. Vous saurez, messieurs, qu'il n'y a rien que je croie plus fermement que le purgatoire. Comment les peines ne seraient-elles pas toujours proportionnées aux crimes? Je trouve surtout que les nouveaux raisonneurs qui ont nié les peines éternelles sont d'une sottise étrange, s'ils n'admettent pas expressément le purgatoire: car, je vous prie, à qui ces gens-là feront-ils croire que l'âme de Robespierre s'élança de l'échafaud dans le sein de Dieu comme celle de Louis XVI? Cette opinion n'est cependant pas aussi rare qu'on pourrait l'imaginer: j'ai passé quelques années, depuis mon hégire, dans certaines contrées de l'Allemagne où les docteurs de la loi ne veulent plus ni enfer ni purgatoire: il n'y a rien de si extravagant. Qui jamais a imaginé de faire fusiller un soldat pour une pipe de faïence volée dans le chambrée? cependant il ne faut pas que cette pipe soit volée impunément; il faut que le voleur soit purgé de ce vol avant de pouvoir se placer en ligne avec les braves gens.

LE SÉNATEUR.

Il faut avouer, M. le chevalier, que si jamais nous avons une Somme théologique écrite de ce style, elle ne manquera pas de réussir beaucoup dans le monde.

LE CHEVALIER.

Il ne s'agit nullement de style; chacun a le sien: il s'agit des choses. Or, je dis que le purgatoire est le dogme du bon sens; et puisque tout péché doit être expié dans ce monde ou dans l'autre, il s'ensuit que les afflictions envoyées aux hommes par la justice divine sont un véritable bienfait, puisque ces peines, lorsque nous avons la sagesse de les accepter, nous sont, pour ainsi dire, décomptées sur celles de l'avenir. J'ajoute qu'elles sont un gage manifeste d'amour, puisque cette anticipation ou cette commutation de peine exclut évidemment la peine éternelle. Celui qui n'a jamais souffert dans ce monde ne saurait être sûr de rien; et moins il a souffert moins il est sûr; mais je ne vois pas ce que peut craindre, ou pour m'exprimer plus exactement, ce que peut laisser craindre celui qui a souffert avec acceptation.

LE COMTE.

Vous avez parfaitement raisonné, M. le chevalier, et même je dois vous féliciter de vous être rencontré avec Sénèque; car vous avez dit des carmélites précisément ce qu'il a dit des vestales (1): j'ignore si vous savez que ces vierges fameuses se levaient la nuit, et qu'elles avaient leurs matines, au pied de la lettre, comme nos religieuses de la stricte observance: en tout cas comptez sur ce point de l'histoire. La seule observation critique que je me permettrai sur votre théologie peut être aussi, ce me semble, adressée à ce même Sénèque: « Aimeriez-vous mieux, disait-il, être Sylla que Régulus, etc. (2)? » Mais prenez garde, je vous prie, qu'il n'y ait ici une petite confusion d'idées. Il ne s'agit point du tout de la gloire attachée à la vertu qui supporte tranquillement les dangers, les privations et les souffrances; car sur ce point tout le monde est d'accord: il s'agit de savoir pourquoi il a plu à Dieu de rendre ce mérite nécessaire? Vous trouverez des blasphémateurs et même des hommes simplement légers, disposés à vous dire: Que Dieu aurait bien pu dispenser la vertu de cette sorte de gloire. Sénèque, ne pouvant répondre aussi bien que vous, parce qu'il n'en savait pas autant que vous (ce que je vous prie de bien observer), s'est jeté sur cette gloire qui prête beaucoup à la rhétorique; et c'est ce qui donne à son traité de la Providence, d'ailleurs si beau et si estimable, une légère couleur de déclamation. Quant à vous, M. le sénateur, en mettant même cette considération à l'écart, vous avez rappelé avec beaucoup de raison que tout homme souffre parce qu'il est homme, parce qu'il serait Dieu s'il ne souffrait pas, et parce que ceux qui demandent un homme impassible, demandent un autre monde; et vous avez ajouté une chose non moins incontestable en remarquant que nul homme n'étant juste, c'est-à-dire exempt de crimes actuels (si l'on excepte la sainteté proprement dite, qui est très rare), Dieu fait réellement miséricorde aux coupables en les châtiant dans ce monde. Je crois que je vous aurais parlé de ces peines temporaires futures que nous nommons purgatoire, si M. le chevalier ne m'avait interdit de chercher mes preuves dans l'autre monde (3).
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(1) Non est iniquum nobilissimas virgines ad sacra facienda noctibus excitari, altissimo somno inquinatas frui? (Sen., de Prov., cap. V.)
(2) Idem, ibid., tom. III. Ce ne sont pas les propres mots, mais le sens est rendu.
(3) Voy. tom I, p. 14.

LE CHEVALIER.

Vous ne m'aviez pas compris parfaitement: je n'avais exclu de nos entretiens que les peines dont l'homme pervers est menacé dans l'autre monde; mais quant aux peines temporaires imposées au prédestiné, c'est autre chose...

LE COMTE.

Comme il vous plaira. Il est certain que ces peines futures et temporaires fournissent, pour tous ceux qui les croient, une réponse directe et péremptoire à toutes les objections fondées sur les souffrances du prétendu juste, et il est vrai encore que ce dogme est si plausible, qu'il s'empare, pour ainsi dire, du bon sens, et n'attend pas la révélation (I). Je ne sais, au reste, si vous n'êtes pas dans l'erreur en croyant que dans ce pays où vous avez dépensé sans fruit, mais non pas sans mérite, tant de zèle et tant de valeur, vous avez entendu les docteurs de la loi nier tout à la fois l'enfer et le purgatoire. Vous pourriez fort bien avoir pris la dénégation d'un mot pour celle d'une chose. C'est une énorme puissance que celle des mots! Tel ministre, que celui de purgatoire mettait en colère, nous accordera sans peine un lieu d'expiation ou un état intermédiaire, ou peut-être même des stations; qui sait...? sans se croire le moins du monde ridicule. - Vous ne dites rien, mon cher sénateur? Je continue. - Un des grands motifs de la brouillerie du XVIIIe siècle fut précisément le purgatoire. Les insurgés ne voulaient rien rabattre de l'enfer pur et simple. Cependant, lorsqu'ils sont devenus philosophes ils se sont mis à nier l'éternité des peines, laissant néanmoins subsister un enfer à temps, uniquement pour la bonne police, et de peur de faire monter au ciel, tout d'un trait, Néron et Messaline à côté de saint Louis et de sainte Thérèse. Mais un enfer temporaire n'est autre chose que le purgatoire; en sorte qu'après s'être brouillés avec nous parce qu'ils ne voulaient point de purgatoire, ils se brouillent de nouveau parce qu'ils ne veulent que le purgatoire (II): c'est cela qui est extravagant, comme vous disiez tout à l'heure. Mais en voilà assez sur ce sujet. Je me hâte d'arriver à l'une des considérations les plus dignes d'exercer toute l'intelligence de l'homme, quoique, dans le fait, le commun des hommes s'en occupe fort peu.

Le juste, en souffrant volontairement, ne satisfait pas seulement pour lui, mais pour le coupable par voie de réversibilité.

C'est une des plus grandes et des plus importantes vérités de l'ordre spirituel; mais il me faudrait pour la traiter à fond plus de temps qu'il ne m'en reste aujourd'hui. Remettons-en donc la discussion à demain, et laissez-moi consacrer les derniers moments de la soirée au développement de quelques réflexions qui se sont présentées à mon esprit sur le même sujet.

On ne saurait expliquer, dit-on, par les seules lumières de la raison, les succès du méchant et les souffrances du juste dans ce monde. Ce qui signifie dans doute qu'il y a dans l'ordre que nous voyons une injustice qui ne s'accorde pas avec la justice de Dieu; autrement l'objection n'aurait point de sens. Or, cette objection pouvant partir de la bouche d'un athée ou de celle d'un théiste, je ferai d'abord la première supposition pour écarter toute espèce de confusion. Voyez donc ce que tout cela veut dire de la part d'un de ces athées de persuasion et de profession.

Je ne sais en vérité si ce malheureux Hume s'est compris lui-même, lorsqu'il a dit si criminellement, et même si sottement avec tout son génie: Qu'il était impossible de justifier le caractère de la Divinité (1). Justifier le caractère d'un être qui n'existe pas!
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(1) Il a dit en effet en propres termes: « Qu'il est impossible à la raison naturelle de justifier le caractère de la Divinité. » (Essays on liberty and necessity, vers. fin.) Il ajoute avec une froide et révoltante audace: « Montrer que Dieu n'est pas l'auteur du péché, c'est ce qui a passé jusqu'à présent toutes les forces de la philosophie. »

Encore une fois, qu'est-ce qu'on veut dire? Il me semble que tout se réduit à ce raisonnement: Dieu EST injuste, donc il n'existe pas. Ceci est curieux! Autant vaut le Spinosa de Voltaire qui dit à Dieu: Je crois bien entre nous que vous n'existez pas (1). Il faudra donc que le mécréant se retourne et dise: Que l'existence du mal est un argument contre celle de Dieu; parce que si Dieu existait, ce mal, qui est une injustice, n'existerait pas. Ah! ces messieurs savaient donc que Dieu qui n'existe pas est juste par essence! Ils connaissent les attributs d'un être chimérique; et ils sont en état de nous dire à point nommé comment Dieu serait fait si par hasard il y en avait un: en vérité il n'y a pas de folie mieux conditionnée. S'il était permis de rire en un sujet aussi triste, qui ne rirait d'entendre des hommes qui ont fort bien une tête sur les épaules comme nous, argumenter contre Dieu de cette même idée qu'il leur a donnée de lui-même, sans faire attention que cette seule idée prouve Dieu, puisqu'on ne saurait avoir l'idée de ce qui n'existe pas (III)? En effet, l'homme peut-il se représenter à lui-même, et la peinture peut-elle représenter à ses yeux autre chose que ce qui existe? L'inépuisable imagination de Raphaël a pu couvrir sa fameuse galerie d'assemblages fantastiques; mais chaque pièce existe dans la nature. Il en est de même du monde moral: l'homme ne peut concevoir que ce qui est; ainsi, l'athée, pour nier Dieu, le suppose.
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(1) Voyez la pièce très connue intitulée les Systèmes.

Au surplus, messieurs, tout ceci n'est qu'une espèce de préface à l'idée favorite que je voudrais vous communiquer. J'admets la supposition folle d'un dieu hypothétique, et j'admets encore que les lois de l'univers puissent être injustes ou cruelles à notre égard sans qu'elles aient d'auteur intelligent; ce qui est cependant le comble de l'extravagance: qu'en résultera-t-il contre l'existence de Dieu? Rien du tout. L'intelligence ne se prouve à l'intelligence que par le nombre. Toutes les autres considérations ne peuvent se rapporter qu'à certaines propriétés ou qualités du sujet intelligent, ce qui n'a rien de commun avec la question primitive de l'existence.

Le nombre, messieurs, le nombre! ou l'ordre et la symétrie; car l'ordre n'est que le nombre ordonné, et la symétrie n'est que l'ordre aperçu et comparé.

Dites-moi, je vous prie, si, lorsque Néron illuminait jadis ses jardins avec des torches dont chacune renfermait et brûlait un homme vivant, l'alignement de ces horribles flambeaux ne prouvait pas au spectateur une intelligence ordonnatrice aussi bien que la paisible illumination faite hier pour la fête de S.M. l'impératrice-mère (1)? Si le mois de juillet ramenait chaque année la peste, ce joli cycle serait tout aussi régulier que celui des moissons. Commençons donc à voir si le nombre est dans l'univers; de savoir ensuite si et pourquoi l'homme est traité bien ou mal dans ce même monde: c'est une autre question qu'on peut examiner une autre fois, et qui n'a rien de commun avec la première.
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(1) Cette circonstance fixe la date du dialogue au 23 juillet. (Note de l'éditeur.)

Le nombre est la barrière évidente entre la brute et nous dans l'ordre immatériel, comme dans l'ordre physique l'usage du feu nous distingue d'elle d'une manière tranchante et ineffaçable. Dieu nous a donné le nombre, et c'est par le nombre qu'il se prouve à nous, comme c'est par le nombre que l'homme se prouve à son semblable. Otez le nombre, vous ôtez les arts, les sciences, la parole et par conséquent l'intelligence. Ramenez-le: avec lui reparaissent ses deux filles célestes, l'harmonie et la beauté; le cri devient chant, le bruit reçoit le rythme, le saut est danse, la force s'appelle dynamique, et les traces sont des figures. Une preuve sensible de cette vérité, c'est que dans les langues (du moins dans celles que je sais, et je crois qu'il en est de même de celles que j'ignore) les mêmes mots expriment le nombre et la pensée: on dit, par exemple, que la raison d'un grand homme a découvert la raison d'une telle progression; on dit raison sage et raison inverse, mécomptes dans la politique, et mécomptes dans le calcul; ce mot de calcul même qui se présente à moi reçoit la double signification, et l'on dit: Je me suis trompé dans tous mes calculs, quoiqu'il ne s'agisse du tout point de calculs. Enfin nous disons également: Il compte ses écus, et il compte aller vous voir, ce que l'habitude seule nous empêche de trouver extraordinaire. Les mots relatifs aux poids, à la mesure, à l'équilibre, ramènent à tout moment, dans le discours, le nombre comme synonyme de la pensée ou de ses procédés; et ce mot de pensée même ne vient-il pas d'un mot latin qui a rapport au nombre?

L'intelligence comme la beauté se plaît à se contempler: or, le miroir de l'intelligence, c'est le nombre. De là vient le goût que nous avons tous pour la symétrie; car tout être intelligent aime à placer et à reconnaître de tout côté son signe qui est l'ordre. Pourquoi des soldats en uniforme sont-ils plus agréables à la vue que sous l'habit commun? pourquoi aimons-nous mieux les voir marcher en ligne qu'à la débandade? pourquoi les arbres dans nos jardins, les plats sur nos tables, les meubles dans nos appartements, etc., doivent-ils être placés symétriquement pour nous plaire? Pourquoi la rime, les pieds, les ritournelles, la mesure, le rythme, nous plaisent-ils dans la musique et dans la poésie? Pouvez-vous seulement imaginer qu'il y ait, par exemple, dans nos rimes plates (si heureusement nommées), quelque beauté intrinsèque? Cette forme et tant d'autres ne peuvent nous plaire que parce que l'intelligence se plaît dans tout ce qui prouve l'intelligence, et que son signe principal est le nombre. Elle jouit donc partout où elle se reconnaît, et le plaisir que nous cause la symétrie ne saurait avoir d'autre recine; mais faisons abstraction de ce plaisir et n'examinons que la chose en elle-même. Comme ces mots que je prononce dans ce moment vous prouvent l'existence de celui qui les prononce, et que s'ils étaient écrits, ils la prouveraient de même à tous ceux qui liraient ces mots arrangés suivant les lois de la syntaxe, de même tous les êtres créés prouvent par leur syntaxe l'existence d'un suprême écrivain qui nous parle par ces signes; en effet, tous ces êtres sont des lettres dont la réunion forme un discours qui prouve Dieu, c'est-à-dire l'intelligence qui le prononce: car il ne peut y avoir de discours sans âme parlante, ni d'écriture sans écrivain; à moins qu'on ne veuille soutenir que la courbe que je trace grossièrement sur le papier avec un anneau de fil et un compas prouve bien une intelligence qui l'a tracée, mais que cette même courbe décrite par une planète ne prouve rien; ou qu'une lunette achromatique prouve bien l'existence de Dolland, de Ramsden, etc.; mais que l'oeil, dont le merveilleux instrument que je viens de nommer n'est qu'une grossière imitation, ne prouve point du tout l'existence d'un artiste suprême ni l'intention de prévenir l'aberration! Jadis un navigateur, jeté par le naufrage sur une île qu'il croyait déserte, aperçut en parcourant le rivage une figure de géométrie tracée sur le sable: il reconnut l'homme et rendit grâces aux dieux. Une figure de la même espèce aurait-elle donc moins de force pour être écrite dans le ciel, et le nombre n'est-il pas toujours le même, de quelque manière qu'il nous soit présenté? regardez bien: il est écrit sur toutes les parties de l'univers et surtout sur le corps humain. Deux est frappant dans l'équilibre merveilleux des deux sexes qu'aucune science n'a pu déranger; il se montre dans nos yeux, dans nos oreilles, etc. Trente-deux est écrit dans notre bouche; et vingt divisé par quatre porte son invariable quotient à l'extrémité de nos quatre membres. Le nombre se déploie dans le règne végétal, avec une richesse qui étourdit par son invariable constance dans les variétés infinies. Souvenez-vous, M. le sénateur, de ce que vous me dîtes un jour, d'après vos amples recueils sur le nombre trois en particulier: il est écrit dans les astres, sur la terre; dans l'intelligence des hommes, dans son corps; dans la vérité, dans la fable; dans l'Évangile, dans le Talmud; dans les Védas; dans toutes les cérémonies religieuses, antiques ou modernes, légitimes ou illégitimes, aspersions, ablutions, invocations, exorcismes, charmes, sortilèges, magie noire ou blanche; dans les mystères de la cabale, de la théurgie, de l'alchimie, de toutes les sociétés secrètes; dans la théologie, dans la géométrie, dans la politique, dans la grammaire, dans une infinité de formules oratoires ou poétiques qui échappent à l'attention inavertie; en un mot dans tout ce qui existe. On dira peut-être, c'est le hasard: allons donc! - Des fous désespérés s'y prennent d'une autre manière: ils disent (je l'ai entendu) que c'est une loi de la nature. Mais qu'est-ce qu'une loi? est-ce la volonté d'un législateur? Dans ce cas ils disent ce que nous disons. Est-ce le résultat purement mécanique de certains éléments mis en action d'une certaine manière? Alors, comme il faut que ces éléments, pour produire un ordre général et invariable, soient arrangés et agissent eux-mêmes d'une certaine manière invariable, la question recommence, et il se trouve qu'au lieu d'une preuve de l'ordre et de l'intelligence qui l'a produit, il y en a deux; comme si plusieurs dés jetés un grand nombre de fois amènent toujours rafle de six, l'intelligence sera prouvée par l'invariabilité du nombre qui est l'effet, et par le travail intérieur de l'artiste qui est la cause.

Dans une ville tout échauffée par le ferment philosophique, j'ai eu lieu de faire une singulière observation: c'est que l'aspect de l'ordre, de la symétrie, et par conséquent du nombre et de l'intelligence, pressant trop vivement certains hommes que je me rappelle fort bien, pour échapper à cette torture de la conscience, ils on inventé un subterfuge ingénieux et dont ils tirent le plus grand parti. Ils se sont mis à soutenir qu'il est impossible de reconnaître l'intention à moins de connaître l'objet de l'intention: vous ne sauriez croire combien ils tiennent à cette idée qui les enchante, parce qu'elle les dispense du sens commun qui les tourmente. Ils ont fait de la recherche des intentions une affaire majeure, une espèce d'arcane (IV) qui compose, suivant eux, une profonde science et d'immenses travaux. Je les ai entendus dire, en parlant d'un grand physicien qui avait prononcé quelque chose dans ce genre: Il ose s'élever jusqu'aux causes finales (c'est ainsi qu'ils appellent les intentions). Voyez le grand effort! Une autre fois ils avertissaient de se donner bien garde de prendre un effet pour une intention; ce qui serait fort dangereux, comme vous sentez: car si l'on venait à croire que Dieu se mêle d'une chose qui va toute seule, ou qu'il a eu une telle intention tandis qu'il en avait une autre, quelles suites funestes n'aurait pas une telle erreur! Pour donner à l'idée dont je vous parle toute la force qu'elle peut avoir, j'ai toujours remarqué qu'ils affectent de resserrer autant qu'ils le peuvent la recherche des intentions dans le cercle du troisième règne. Ils se retranchent pour ainsi dire dans la minéralogie et dans ce qu'ils appellent la géologie, où les intentions sont moins visibles, du moins pour eux, et qui leur présentent d'ailleurs le plus vaste champ pour disputer et pour nier (c'est le paradis de l'orgueil); mais quant au règne de la vie, dont il part une voix un peu trop claire qui se fait entendre aux yeux, ils n'aiment pas trop en discourir. Souvent je leur parlais de l'animal par pure malice, toujours ils me ramenaient aux molécules, aux atomes, à la gravité, aux couches terrestres, etc. Que savons-nous, me disaient-ils toujours avec la plus comique modestie, que savons-nous sur les animaux? le germinaliste sait-il ce que c'est qu'un germe? entendons-nous quelque chose à l'essence de l'organisation? a-t-on fait un seul pas dans la connaissance de la génération? la production des êtres organisés est lettre close pour nous. Or, le résultat de ce grand mystère, le voici: c'est que l'animal étant lettre close, on ne peut y lire aucune intention.

Vous croirez difficilement peut-être qu'il soit possible de raisonner aussi mal; mais vous leur ferez trop d'honneur. C'est ce qu'ils pensent; ou du moins c'est ce qu'ils veulent faire entendre (ce qui n'est pas à beaucoup près la même chose). Sur des points où il n'est pas possible de bien raisonner, l'esprit de secte fait ce qu'il peut; il divague, il donne le change, et surtout il s'étudie à laisser les choses dans un certain demi-jour favorable à l'erreur. Je vous répète que lorsque ces philosophes dissertent sur les intentions, ou, comme ils disent, sur les causes finales (mais je n'aime pas ce mot), toujours ils parlent de la nature morte quand ils sont les maîtres du discours, évitant avec soin d'être conduits dans le champ des deux premiers règnes où ils sentent fort bien que le terrain résiste à leur tactique; mais, de près ou de loin, tout tient à leur grande maxime, que l'intention ne saurait être prouvée tant qu'on n'a pas prouvé l'objet de l'intention; or je n'imagine pas de sophisme plus grossier: comment ne voit-on pas (1) qu'il ne peut y avoir de symétrie sans fin, puisque la symétrie seule est une fin du symétriseur? Un garde-temps, perdu dans les forêts d'Amérique et trouvé par un Sauvage, lui démontre la main et l'intelligence d'un ouvrier aussi certainement qu'il les démontre à M. Schubbert (2). N'ayant donc besoin que d'une fin pour tirer notre conclusion, nous ne sommes point obligés de répondre au sophiste qui nous demande, quelle fin? Je fais creuser un canal autour de mon château: l'un dit, c'est pour conserver du poisson; l'autre, c'est pour se mettre à l'abri des voleurs; un troisième enfin, c'est pour dessécher et assainir le terrain. Tous peuvent se tromper; mais celui qui serait bien sûr d'avoir raison, c'est celui qui se bornerait à dire: Il l'a fait creuser pour des fins à lui connues. Quant au philosophe qui viendrait nous dire: « Tant que vous n'êtes pas tous d'accord sur l'intention, j'ai droit de n'en voir aucune. Le lit du canal n'est qu'un affaissement naturel des terres; le revêtement est une concrétion; la balustrade n'est que l'ouvrage d'un volcan, pas plus extraordinaire par sa régularité que ces assemblages d'aiguilles basaltiques qu'on voit en Irlande et ailleurs, etc... »
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(1) On voit très bien; mais l'on est fâché de voir, et l'on voudrait ne pas voir. On a honte d'ailleurs de ne voir que ce que les autres voient, et de recevoir une démonstration ex ore infantium et lactentium. L'orgueil se révolte contre la vérité, qui laisse approcher les enfants. Bientôt les ténèbres du coeur s'élèvent jusqu'à l'esprit, et la cataracte est formée. Quant à ceux qui nient par pur orgueil et sans conviction (le nombre en est immense), ils sont peut-être plus coupables que les premiers.
(2) Savant astronome de l'académie des sciences de Saint-Pétersbourg, distingué par une foule de connaissances que sa politesse tient constamment aux ordres de tout amateur qui veut en profiter.

LE CHEVALIER.

Croyez-vous, messieurs, qu'il y eût un peu trop de brutalité à lui dire: Mon bon ami, le canal est destiné à baigner les fous, ce qu'on lui prouverait sur-le-champ?

LE SÉNATEUR.

Je m'opposerais pour mon compte à cette manière de raisonner, par la raison toute simple qu'en sortant de l'eau, le philosophe aurait eu droit de dire: Cela ne prouve rien.

LE COMTE.

Ah! quelle erreur est la vôtre, mon cher sénateur! Jamais l'orgueil n'a dit: J'ai tort; et celui de ces gens-là moins que tous les autres. Quand vous lui auriez donc adressé l'argument le plus démonstratif, il vous dirait toujours: Cela ne prouve rien. Ainsi la réponse devant toujours être la même, pourquoi ne pas adopter l'argument qui fait justice? Mais comme ni le philosophe, ni le canal, ni surtout le château ne sont là, je continuerai, si vous le permettez.

Ils parlent de désordre dans l'univers, mais qu'est-ce que le désordre? c'est une dérogation à l'ordre apparemment; donc on ne peut objecter le désordre sans confesser un ordre antérieur, et par conséquent l'intelligence. On peut se former une idée parfaitement juste de l'univers en le voyant sous l'aspect d'un vaste cabinet d'histoire naturelle ébranlé par un tremblement de terre. La porte est ouverte et brisée; il n'y a plus de fenêtres; des armoires entières sont tombées; d'autres pendent encore à des fiches prêtes à se détacher. Des coquillages ont roulé dans la salle des minéraux, et le nid d'un colibri repose sur la tête d'un crocodile. - Cependant quel insensé pourrait douter de l'intention primitive, ou croire que l'édifice fût construit dans cet état? Toutes les grandes masses sont ensemble: dans le moindre éclat d'une vitre on la voit toute entière; le vide d'une layette la replace: l'ordre est aussi visible que le désordre; et l'oeil, en se promenant dans ce vaste temple de la nature, rétablit sans peine tout ce qu'un agent funeste a brisé, ou faussé, ou souillé, ou déplacé. Il y a plus: regardez de près, et déjà vous reconnaîtrez une main réparatrice. Quelques poutres sont étayées; on a pratiqué des routes au milieu des décombres; et, dans la confusion générale, une foule d'analogues ont déjà repris leur place et se touchent. Il y a donc deux intentions visibles au lieu d'une, c'est-à-dire l'ordre et la restauration; mais en nous bornant à la première idée, le désordre supposant nécessairement l'ordre, celui qui argumente du désordre contre l'existence de Dieu la suppose pour la combattre.

Vous voyez à quoi se réduit ce fameux argument: Ou Dieu a pu empêcher le mal que nous voyons, et il a manqué de bonté; ou voulant l'empêcher, il ne l'a pu, et il a manqué de puissance. - MON DIEU! qu'est-ce que cela signifie? Il ne s'agit ni de toute-puissance ni de toute-bonté; il s'agit seulement d'existence et de puissance. Je sais bien que Dieu ne peut changer les essences des choses; mais je ne connais qu'une infiniment petite partie de ces essences, de manière que j'ignore une infiniment grande quantité de choses que Dieu ne peut faire, sans cesser pour cela d'être tout-puissant. Je ne sais ce qui est possible, je ne sais ce qui est impossible; de ma vie je n'ai étudié que le nombre; je ne crois qu'au nombre; c'est le signe, c'est la voix, c'est la parole de l'intelligence; et comme il est partout, je la vois partout.

Mais laissons là les athées, qui heureusement sont très peu nombreux dans le monde (1), et reprenons la question avec le théiste. Je veux me montrer tout aussi complaisant à son égard que je l'ai été avec l'athée; cependant il ne trouvera pas mauvais que je commence par lui demander ce que c'est qu'une injustice? S'il ne m'accorde pas que c'est un acte qui viole une loi, le mot n'aura plus de sens; et s'il ne m'accorde pas que la loi est la volonté d'un législateur, manifestée à ses sujets pour être la règle de leur conduite, je ne comprendrai pas mieux le mot de loi que celui d'injustice. Or je comprends fort bien comment une loi humaine peut être injuste, lorsqu'elle viole une loi divine ou révélée, ou innée; mais le législateur de l'univers est Dieu. Qu'est-ce donc qu'une injustice de Dieu à l'égard de l'homme? Y aurait-il par hasard quelque législateur commun au-dessus de Dieu qui lui ait prescrit la manière dont il doit agir envers l'homme? Et quel sera le juge entre lui et nous? Si le théiste croit que l'idée de Dieu n'emporte point celle d'une justice semblable à la nôtre, de quoi se plaint-il? il ne sait ce qu'il dit. Que si, au contraire, il croit Dieu juste suivant nos idées, tout en se plaignant des injustices qu'il remarque dans l'état où nous sommes, il admet, sans y faire attention, une contradiction monstrueuse, c'est-à-dire l'injustice d'un dieu juste. - Un tel ordre de choses est injuste; donc il ne peut avoir lieu sous l'empire d'un Dieu juste: cet argument n'est qu'une erreur dans la bouche d'un athée, mais dans celle d'un théiste c'est une absurdité: Dieu étant une fois admis, et sa justice l'étant aussi comme un attribut nécessaire de la divinité, le théiste ne peut plus revenir sur ses pas sans déraisonner, et il doit dire au contraire: Un tel ordre de choses a lieu sous l'empire d'un Dieu essentiellement juste: donc cet ordre de choses est juste par des raisons que nous ignorons; expliquant l'ordre des choses par les attributs, au lieu d'accuser follement les attributs par l'ordre des choses.
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(1) Je ne sais s'il y a peu d'athées dans le monde, mais je sais bien que la philosophie entière du dernier siècle est tout-à-fait athéistique. Je trouve même que l'athéisme a sur elle l'avantage de la franchise. Il dit: Je ne le vois pas; l'autre dit: Je ne le vois pas là; mais jamais elle ne dit autrement: je la trouve moins honnête.

Mais j'accorde même à ce théiste supposé la coupable et non moins folle proposition, qu'il n'y a pas moyen de justifier le caractère de la Divinité.

Quelle conclusion pratique en tirerons-nous? car c'est surtout cela dont il s'agit. Laissez-moi, je vous prie, monter ce bel argument: Dieu est injuste, cruel, impitoyable; Dieu se plaît au malheur de ses créatures; donc... c'est ici que j'attends les murmurateurs! - Donc apparemment il ne faut pas le prier. - Au contraire, messieurs; et rien n'est plus évident: donc il faut le prier et le servir avec beaucoup plus de zèle et d'anxiété que si sa miséricorde était sans bornes comme nous l'imaginons. Je voudrais vous faire une question: si vous aviez vécu sous les lois d'un prince, je ne dis pas méchant, prenez bien garde, mais seulement sévère et ombrageux, jamais tranquille sur son autorité, et ne sachant pas fermer l'oeil sur la moindre démarche de ses sujets, je serais curieux de savoir si vous auriez cru pouvoir vous donner les même libertés que sous l'empire d'un autre prince d'un caractère tout opposé, heureux de la liberté générale, se rangeant toujours pour laisser passer l'homme, et ne cessant de redouter son pouvoir, afin que personne ne le redoute? Certainement non. Eh bien! la comparaison saute aux yeux et ne souffre pas de réplique. Plus Dieu nous semblera terrible, plus nous devrons redoubler de crainte religieuse envers lui, plus nos prières devront être ardentes et infatigables: car rien ne nous dit que sa bonté y suppléera. La preuve de l'existence de Dieu précédant celle de ses attributs, nous savons qu'il est avant de savoir ce qu'il est; même nous ne saurons jamais pleinement ce qu'il est. Nous voici donc placés dans un empire dont le souverain a publié une fois pour toutes les lois qui régissent tout. Ces lois sont, en général, marquées au coin d'une sagesse et même d'une bonté frappante: quelques-unes néanmoins (je le suppose dans ce moment) paraissent dures, injustes même si l'on veut: là-dessus, je le demande à tous les mécontents, que faut-il faire? sortir de l'empire, peut-être? impossible: il est partout, et rien n'est hors de lui. Se plaindre, se dépiter, écrire contre le souverain? c'est pour être fustigé ou mis à mort. Il n'y a pas de meilleur parti à prendre que celui de la résignation et du respect, je dirai même de l'amour; car, puisque nous partons de la supposition que le maître existe, et qu'il faut absolument servir, ne vaut-il pas mieux (quel qu'il soit) le servir par amour que sans amour?

Je ne reviendrai point sur les arguments avec lesquels nous avons réfuté, dans nos précédents entretiens, les plaintes qu'on ose élever contre la providence, mais je crois devoir ajouter qu'il y a dans ces plaintes quelque chose d'intrinsèquement faux et même de niais, ou comme disent les Anglais, un certain non sens qui saute aux yeux. Que signifient en effet des plaintes ou stériles ou coupables, qui ne fournissent à l'homme aucune conséquence pratique, aucune lumière capable de l'éclairer et de le perfectionner? des plaintes au contraire qui ne peuvent que lui nuire, qui sont inutiles même à l'athée, puisqu'elles n'effleurent pas la première des vérités et qu'elles prouvent même contre lui? qui sont enfin à la fois ridicules et funestes dans la bouche du théiste, puisqu'elles ne sauraient aboutir qu'à lui ôter l'amour en lui laissant la crainte? Pour moi je ne sais rien de si contraire aux plus simples leçons du sens commun. Mais savez-vous, messieurs, d'où vient ce débordement de doctrines insolentes qui jugent Dieu sans façon et lui demandent compte de ses décrets? Elles nous viennent de cette phalange nombreuse qu'on appelle les savants, et que nous n'avons pas su tenir dans ce siècle à leur place, qui est la seconde. Autrefois il y avait très peu de savants, et un très petit nombre de ce très petit nombre était impie; aujourd'hui on ne voit que des savants: c'est un métier, c'est une foule, c'est un peuple; et parmi eux l'exception, déjà si triste, est devenue règle. De toutes parts ils ont usurpé une influence sans bornes; et cependant, s'il y a une chose sûre dans le monde, c'est, à mon avis, que ce n'est point à la science qu'il appartient de conduire les hommes. Rien de ce qui est nécessaire ne lui est confié: il faudrait avoir perdu l'esprit pour croire que Dieu ait chargé les académies de nous apprendre ce qu'il est et ce que nous lui devons. Il appartient aux prélats, aux nobles, aux grands officiers de l'état d'être les dépositaires et les gardiens des vérités conservatrices; d'apprendre aux nations ce qui est mal et ce qui est bien; ce qui est vrai et ce qui est faux dans l'ordre moral et spirituel: les autres n'ont pas droit de raisonner sur ces sortes de matières. Ils ont les sciences naturelles pour s'amuser: de quoi pourraient-ils se plaindre? Quant à celui qui parle ou qui écrit pour ôter un dogme national au peuple, il doit être pendu comme voleur domestique. Rousseau même en est convenu, sans songer à ce qu'il demandait pour lui (1). Pourquoi a-t-on commis l'imprudence d'accorder la parole à tout le monde? C'est ce qui nous a perdus. Les philosophes (ou ceux qu'on a nommés de la sorte) ont tous un certain orgueil féroce et rebelle qui ne s'accommode de rien: ils détestent sans exception toutes les distinctions dont ils ne jouissent pas; il n'y a point d'autorité qui ne leur déplaise; il n'y a rien au-dessus d'eux qu'ils ne haïssent. Laissez-les faire, ils attaqueront tout, même Dieu, parce qu'il est maître. Voyez si ce ne sont pas les mêmes hommes qui ont écrit contre les rois et contre celui qui les a établis! Ah! si lorsque enfin la terre sera raffermie...
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(1) Contrat social.

LE SÉNATEUR.

Singulière bizarrerie du climat! après une journée des plus chaudes, voilà le vent qui fraîchit au point que la place n'est plus tenable. Je ne voudrais pas qu'un homme échauffé se trouvât sur cette terrasse; je ne voudrais même pas y tenir un discours trop animé. Il y aurait de quoi gagner une extinction de voix. À demain donc, mes bons amis.

FIN DU HUITIEME ENTRETIEN.



Denis Constales - dcons@world.std.com - http://world.std.com/~dcons/