Je me rappelle un scrupule de M. le chevalier: il a bien fallu pendant longtemps avoir l'air de n'y pas penser; car il y a dans les entretiens tels que les nôtres, de véritables courants qui nous font dériver malgré nous: cependant il faut revenir.
J'ai bien senti que nous dérivions: mais dès que la mer était parfaitement tranquille et sans écueils, que nous ne manquions d'ailleurs ni de temps ni de vivres, et que nous n'avons de plus (ce qui me paraît le point essentiel) rien à faire chez nous, il ne me restait que le plaisir de voir du pays. Au reste, puisque vous voulez revenir, je n'ai point oublié que, dans notre second entretien, un mot que vous dîtes sur la prière me fit éprouver une certaine peine, en réveillant dans mon esprit des idées qui l'avaient obsédé plus d'une fois: rappelez-moi les vôtres, je vous en prie.
Voici comment je fus conduit à parler de la prière. Tout mal étant un châtiment, il s'ensuit que nul mal ne peut être regardé comme nécessaire, puisqu'il pouvait être prévenu. L'ordre temporel est, sur ce point comme sur tant d'autres, l'image d'un ordre supérieur. Les supplices n'étant rendus nécessaires que par les crimes, et tout crime étant l'acte d'une volonté libre, il en résulte que tout supplice pouvait être prévenu, puisque le crime pouvait n'être pas commis. J'ajoute qu'après même qu'il est commis, le châtiment peut encore être prévenu de deux manières: car d'abord les mérites du coupable ou même ceux de ses ancêtres peuvent faire équilibre à sa faute; en second lieu, ses ferventes supplications ou celles de ses amis peuvent désarmer le souverain.
Une des choses que la philosophie ne cesse de nous
répéter, c'est qu'il faut nous garder de faire
Dieu semblable à nous. J'accepte l'avis, pourvu qu'elle
accepte à son tour celui de la Religion, de
nous rendre semblables à Dieu (I).
La justice divine peut être contemplée et
étudiée dans la nôtre, bien plus que nous le
croyons. Ne savons-nous pas que nous avons été
créés à l'image de Dieu; et ne nous
a-t-il pas été ordonné de travailler
à nous rendre parfaits comme lui? J'entends bien
que ces mots ne doivent point être pris à la
lettre; mais toujours ils nous montrent ce que nous sommes,
puisque la moindre ressemblance avec le souverain Etre est un
titre de gloire qu'aucun esprit ne peut concevoir. La
ressemblance n'ayant rien de commun avec l'égalité
(II), nous ne faisons qu'user de nos
droits en nous glorifiant de cette ressemblance. Lui-même
s'est déclaré notre père et l'ami de nos
âmes (1). L'homme-Dieu nous a appelés ses
amis, ses enfants et même ses frères (2);
et ses apôtres n'ont cessé de nous
répéter le précepte d'être
semblables à lui. Il n'y a donc pas le moindre doute
sur cette auguste ressemblance; mais l'homme s'est trompé
doublement sur Dieu: tantôt il l'a fait semblable à
l'homme en lui prêtant nos passions; tantôt, au
contraire, il s'est trompé d'une manière plus
humiliante pour sa nature en refusant d'y reconnaître les
traits divins de son modèle. Si l'homme sait
découvrir et contempler ses traits, il ne se trompera
point en jugeant Dieu d'après sa créature
chérie. Il suffit d'en juger d'après toutes les
vertus, c'est-à-dire d'après toutes les
perfections contraires à nos passions; perfections dont
tout homme se sent susceptible, et que nous sommes forcés
d'admirer au fond de notre coeur, lors même qu'elles nous
sont étrangères (3).
--
(1) Sap., XI, 27.
(2) Mais seulement après sa résurrection quant
au titre de frère, c'est une remarque de
Bourdaloue dans un fragment qu'il nous a laissé sur la
résurrection.
(3) Les Psaumes présentent une bonne leçon
contre l'erreur contraire, et cette leçon prouve la
vérité: « Vous avez fait alliance avec le
voleur et avec l'adultère; votre bouche regorgeait de
malice. Vous avez parlé contre votre frère, contre
le fils de votre mère, et vous avez cru ensuite
criminellement que je vous ressemblais. » (Ps. XLIX,
18-22.) Il fallait agir autrement et croire de même.
Et ne vous laissez point séduire par les théories modernes sur l'immensité de Dieu, sur notre petitesse et sur la folie que nous commettons en voulant juger d'après nous-mêmes: belles phrases qui ne tendent point à exalter Dieu, mais à dégrader l'homme. Les intelligences ne peuvent différer entre elles qu'en perfection, comme les figures semblables ne peuvent différer qu'en dimensions. La courbe que décrit Uranus dans l'espace, et celle qui enferme sous la coque le germe d'un colibri, diffèrent sans doute immensément. Resserrez encore la seconde jusqu'à l'atome, ouvrez l'autre dans l'infini, ce sont toujours deux ellipses, et vous les représenterez par la même formule. S'il n'y avait nul rapport et nulle ressemblance réelle entre l'intelligence divine et la nôtre, comment l'une aurait-elle pu s'unir à l'autre, et comment l'homme exercerait-il même après sa dégradation, un empire aussi frappant sur les créatures qui l'environnent? Lorsqu'au commencement des choses Dieu dit: Faisons l'homme à notre ressemblance, il ajouta tout de suite: Et qu'il domine sur tout ce qui respire; voilà le titre originel de l'investiture divine: car l'homme ne règne sur la terre que parce qu'il est semblable à Dieu (III). Ne craignons jamais de nous élever trop et d'affaiblir les idées que nous devons avoir de l'immensité divine. Pour mettre l'infini entre deux termes, il n'est pas nécessaire d'en abaisser un; il suffit d'élever l'autre sans limites. Images de Dieu sur la terre, tout ce que nous avons de bon lui ressemble; et vous ne sauriez croire combien cette sublime ressemblance est propre à éclaircir une foule de questions. Ne soyez donc pas surpris si j'insiste beaucoup sur ce point. N'ayons, par exemple, aucune répugnance à croire et à dire qu'on prie Dieu, comme on prie un souverain, et que la prière a, dans l'ordre supérieur comme dans l'autre, le pouvoir d'obtenir des grâces et de prévenir des maux: ce qui peut encore resserrer l'empire du mal jusqu'à des bornes également inassignables.
Il faut que je vous le dis franchement: le point que vous
venez de traiter est un de ceux où, sans voir dans mon
esprit aucune dénégation formelle (car je me suis
fait sur ces sortes de matières une théorie
générale qui me garde de toute erreur positive),
je ne vois cependant les objets que d'une manière
confuse. Jamais je ne me suis moqué de mon curé
lorsqu'il menaçait ses paroissiens de la grêle ou
de la nielle, parce qu'ils n'avaient pas payé la
dîme; cependant j'observe un ordre si invariable dans les
phénomènes physiques, que je ne comprends pas trop
comment les prières de ces pauvres petits hommes
pourraient avoir quelque influence sur ces
phénomènes. L'électricité, par
exemple, est nécessaire au monde, comme le feu ou la
lumière: et puisqu'il ne peut se passer
d'électricité, comment pourrait-il se passer de
tonnerre? La foudre est un météore comme la
rosée; le premier est terrible pour nous; mais qu'importe
à la nature qui n'a peur de rien? Lorsqu'un
météorologiste s'est assuré par une suite
d'observations exactes, qu'il doit tomber dans un certain pays
tant de pouces d'eau par an, il se met à rire en
assistant à des prières publiques pour la pluie.
Je ne l'approuve point: mais pourquoi vous cacher que les
plaisanteries des physiciens me font éprouver un certain
malaise intérieur, dont je me défie d'autant moins
que je voudrais le chasser? Encore une fois, je ne veux point
argumenter contre les idées reçues; mais cependant
faudra-t-il donc prier pour que la foudre se civilise, pour que
les tigres s'apprivoisent et que les volcans ne soient plus que
des illuminations? Le Sibérien demandera-t-il au ciel des
oliviers, ou le Provençal du klukwa (1)?
--
(1) Petite baie rouge dont on fait en Russie des confitures
et une boisson acidule, saine et agréable.
Et que dirons-nous de la guerre, sujet éternel de nos supplications ou de nos actions de grâces? Partout on demande la victoire, sans pouvoir ébranler la règle générale qui l'adjuge aux plus gros bataillons. L'injustice sous les lauriers traînant à sa suite le bon droit vaincu et dépouillé, ne vient-elle pas nous étourdir tous les jours avec ses insupportables Te Deum? Bon Dieu! qu'a donc de commun la protection céleste avec toutes ces horreurs que j'ai vues de trop près? Toutes les fois que ces cantiques de la victoire ont frappé mon oreille, toutes les fois même que j'y ai pensé,
Je n'ai cessé de voir tous ces voleurs de nuit Qui, dans un chemin creux, sans tambour et sans bruit, Discrètement armés de sabres et d'échelles, Assassinent d'abord cinq ou six sentinelles; Puis, montant lestement aux murs de la cité, Où les pauvres bourgeois dorment en sûreté, Portent dans leur logis le fer avec les flammes, Poignardent les maris, déshonorent les femmes, Écrasent les enfants, et, las de tant d'efforts, Boivent le vin d'autrui sur des monceaux de morts. Le lendemain matin on les mène à l'église Rendre grâce au bon Dieu de leur noble entreprise; Lui chanter en latin qu'il est leur digne appui; Que dans la ville en feu l'on n'eût rien fait sans lui; Qu'on ne peut ni violer ni massacrer son monde, Ni brûler les cités si Dieu ne nous seconde.
Ah! je vous y attrape, mon cher chevalier, vous citez Voltaire; je ne suis pas assez sévère pour vous priver du plaisir de rappeler en passant quelques mots heureux tombés de cette plume étincelante; mais vous le citez comme autorité, et cela n'est pas permis chez moi.
Oh! mon cher ami, vous êtes trop rancuneux envers François-Marie Arouet; cependant il n'existe plus: comment peut-on conserver tant de rancune contre les morts?
Mais ses oeuvres ne sont pas mortes; elles vivent, elles nous tuent: il me semble que ma haine est suffisamment justifiée.
À la bonne heure; mais permettez-moi de vous le dire, il ne faut pas que ce sentiment, quoique bien fondé dans son principe, nous rende injustes envers un si beau génie, et ferme nos yeux sur ce talent universel qu'on doit regarder comme une brillante propriété de la France.
Beau génie tant qu'il vous plaira, M. le chevalier; il n'en sera pas moins vrai qu'en louant Voltaire, il ne faut le louer qu'avec une certaine retenue, j'ai presque dit, à contre-coeur. L'admiration effrénée dont trop de gens l'entourent est le signe infaillible d'une âme corrompue. Qu'on ne se fasse point illusion: si quelqu'un, en parcourant sa bibliothèque, se sent attiré vers les OEuvres de Fernay, Dieu ne l'aime pas. Souvent on s'est moqué de l'autorité ecclésiastique qui condamnait les livres in odium auctoris; en vérité rien n'était plus juste: Refusez les honneurs du génie à celui qui abuse de ses dons. Si cette loi était sévèrement observée, on verrait bientôt disparaître les livres empoisonnés; mais puisqu'il ne dépend pas de nous de la promulguer, gardons-nous au moins de donner dans l'excès bien plus répréhensible qu'on ne le croit d'exalter sans mesure les écrivains coupables, et celui-là surtout. Il a prononcé contre lui-même, sans s'en apercevoir, un arrêt terrible, car c'est lui qui a dit: Un esprit corrompu ne fut jamais sublime. Rien n'est plus vrai, et c'est pourquoi Voltaire, avec ses cent volumes, ne fut jamais que joli; j'excepte la tragédie, où la nature de l'ouvrage le forçait d'exprimer de nobles sentiments étrangers à son caractère; et même encore sur la scène, qui est son triomphe, il ne trompe pas des yeux exercés. Dans ses meilleures pièces, il ressemble à ses deux grands rivaux, comme le plus habile hypocrite ressemble à un saint. Je n'entends point d'ailleurs contester son mérite dramatique, je m'en tiens à ma première observation: dès que Voltaire parle en son nom, il n'est que joli; rien ne peut l'échauffer, pas même la bataille de Fontenoi. Il est charmant, dit-on: je le dis aussi, mais j'entends que ce mot soit une critique. Du reste, je ne puis souffrir l'exagération qui le nomme universel. Certes, je vois de belles exceptions à cette universalité. Il est nul dans l'ode: et qui pourrait s'en étonner? l'impiété réfléchie avait tué chez lui la flamme divine de l'enthousiasme. Il est encore nul et même jusqu'au ridicule dans le drame lyrique, son oreille ayant été absolument fermée aux beautés harmoniques comme ses yeux l'étaient à celles de l'art. Dans les genres qui paraissent les plus analogues à son talent naturel, il se traîne: il est médiocre, froid, et souvent (qui le croirait?) lourd et grossier dans la comédie; car le méchant n'est jamais comique. Par la même raison, il n'a pas su faire une épigramme, la moindre gorgée de son fiel ne pouvant couvrir moins de cent vers. S'il essaie la satire, il glisse dans le libelle; il est insupportable dans l'histoire, en dépit de son art, de son élégance et des grâces de son style; aucune qualité ne pouvant remplacer celles qui lui manquent et qui sont la vie de l'histoire, la gravité, la bonne foi et la dignité. Quant à son poème épique, je n'ai pas droit d'en parler: car pour juger un livre, il faut l'avoir lu, et pour le lire il faut être éveillé. Une monotonie assoupissante plane sur la plupart de ses écrits, qui n'ont que deux sujets, la bible et ses ennemis: il blasphème ou il insulte. Sa plaisanterie si vantée est cependant loin d'être irréprochable: le rire qu'elle excite n'est pas légitime; c'est une grimace. N'avez-vous jamais remarqué que l'anathème divin fut écrit sur son visage? Après tant d'années il est temps encore d'en faire l'expérience. Allez contempler sa figure au palais de l'Ermitage (IV): jamais je ne le regarde sans me féliciter qu'elle ne nous a point été transmise par quelque ciseau héritier des Grecs, qui aurait su peut-être y répandre un certain beau idéal. Ici tout est naturel. Il y a autant de vérité dans cette tête qu'il y en aurait dans un plâtre pris sur le cadavre. Voyez ce front abject que la pudeur ne colora jamais, ces deux cratères éteints où semblent bouillonner encor la luxure et la haine. Cette bouche. - Je dis mal peut-être, mais ce n'est pas ma faute. - Ce rictus épouvantable, courant d'une oreille à l'autre, et ces lèvres pincées par la cruelle malice comme un ressort prêt à se détendre pour lancer le blasphème ou le sarcasme. - Ne me parlez pas de cet homme, je ne puis en soutenir l'idée. Ah! qu'il nous a fait de mal! Semblable à cet insecte, le fléau des jardins, qui n'adresse ses morsures qu'à la racine des plantes les plus précieuses, Voltaire, avec son aiguillon, ne cesse de piquer les deux racines de la société, les femmes et les jeunes gens; il les imbibe de ses poisons qu'il transmet ainsi d'une génération à l'autre. C'est en vain que, pour voiler d'inexprimables attentats, ses stupides admirateurs nous assourdissent de tirades sonores où il a parlé supérieurement des objets les plus vénérés. Ces aveugles volontaires ne voient pas qu'ils achèvent ainsi la condamnation de ce coupable écrivain. Si Fénélon, avec la même plume qui peignit les joies de l'Élysée, avait écrit le livre du Prince, il serait mille fois plus vil et plus coupable que Machiavel. Le grand crime de Voltaire est l'abus du talent et la prostitution réfléchie d'un génie créé pour célébrer Dieu et la vertu. Il ne saurait alléguer, comme tant d'autres, la jeunesse, l'inconsidération, l'entraînement des passions, et pour terminer, enfin, la triste faiblesse de notre nature. Rien ne l'absout: sa corruption est d'un genre qui n'appartient qu'à lui; elle s'enracine dans les dernières fibres de son coeur et se fortifie de toutes les forces de son entendement. Toujours alliée au sacrilège, elle brave Dieu en perdant les hommes. Avec une fureur qui n'a pas d'exemple, cet insolant blasphémateur en vient à se déclarer l'ennemi personnel du Sauveur des hommes; il ose du fond de son néant lui donner un nom ridicule, et cette loi adorable que l'Homme-Dieu apporta sur terre, il l'appelle L'INFAME. Abandonné de Dieu qui punit en se retirant, il ne connaît plus de frein. D'autres cyniques étonnèrent la vertu, Voltaire étonne le vice. Il se plonge dans la fange, il s'y roule, il s'en abreuve; il livre son imagination à l'enthousiasme de l'enfer qui lui prête toutes ses forces pour le traîner jusqu'aux limites du mal. Il invente des prodiges, des monstres qui font pâlir. Paris le couronna, Sodome l'eût banni. Profanateur effronté de la langue universelle et de ses plus grands noms, le dernier des hommes après ceux qui l'aiment! comment vous peindrais-je ce qu'il me fait éprouver? Quand je vois ce qu'il pouvait faire et ce qu'il a fait, ses inimitables talents ne m'inspirent plus qu'une espèce de rage sainte qui n'a pas de nom. Suspendu entre l'admiration et l'horreur, quelquefois je voudrais lui faire élever une statue... par la main du bourreau.
Citoyen, voyons votre pouls.
Ah! vous me citez encore un de mes amis (1); mais je
vous répondrai comme lui: Voyez plutôt l'hiver
sur ma tête (2). Ces cheveux blancs vous
déclarent assez que le temps du fanatisme et même
des simples exagérations a passé pour moi. Il y a
d'ailleurs une certaine colère rationnelle qui
s'accorde fort bien avec la sagesse; l'Esprit-Saint
lui-même l'a déclaré formellement exempte de
péché (3).
--
(1) J.-J. Rousseau.
(2) Voyez la préface de la Nouvelle
Héloïse.
(3) Irascimini et nolite peccare. Ps. IV, 3.
Après la sortie rationnelle de notre ami, que
pourrais-je ajouter sur l'homme universel? Mais croyez,
mon très cher chevalier, qu'en vous appuyant
malheureusement sur lui, vous venez de nous exposer à la
tentation la plus perfide qui puisse se présenter
à l'esprit humain: c'est celle de croire aux lois
invariables de la nature. Ce système a des apparences
séduisantes, et il mène droit à ne plus
prier, c'est-à-dire, à perdre la vie spirituelle;
car la prière est la respiration de l'âme, comme
l'a dit, je crois, M. de Saint-Martin; et qui ne prie plus, ne
vit plus. Point de religion sans prière, a dit ce
même Voltaire que vous venez de citer (1): rien de
plus évident; et par une conséquence
nécessaire, point de prière, point de religion.
C'est à peu près l'état où nous
sommes réduits: car les hommes n'ayant jamais prié
qu'en vertu d'une Religion révélée (ou
reconnue pour telle), à mesure qu'ils se sont
approchés du déisme, qui n'est rien et ne peut
rien, ils ont cessé de prier, et maintenant vous les
voyez courbés vers la terre, uniquement occupés de
lois et d'études physiques, et n'ayant plus le moindre
sentiment de leur dignité naturelle. Tel est le malheur
de ces hommes qu'ils ne peuvent même plus désirer
leur propre régénération, non point
seulement par la raison connue qu'on ne peut désirer
ce qu'on ne connaît pas, mais parce qu'ils trouvent
dans leur abrutissement moral je ne sais quel charme affreux qui
est un châtiment épouvantable. C'est donc en vain
qu'on leur parlerait de ce qu'ils sont et de ce qu'ils devaient
être. Plongés dans l'atmosphère divine, ils
refusent de vivre, tandis que s'ils voulaient seulement
ouvrir la bouche, ils attireraient l'esprit (2). Tel
est l'homme qui ne prie plus; et si le culte public (il ne
faudrait pas d'autre preuve de son indispensable
nécessité) ne s'opposait pas un peu à la
dégradation universelle, je crois, sur mon honneur, que
nous deviendrions enfin de véritables brutes. Aussi rien
n'égale l'antipathie des hommes dont je vous parle pour
ce culte et pour ses ministres. De tristes confidences m'ont
appris qu'il en est pour qui l'air d'une église est une
espèce de mofette qui les oppresse au pied de la lettre,
et les oblige de sortir; tandis que les âmes saines s'y
sentent pénétrées de je ne sais quelque
rosée spirituelle qui n'a point de nom, mais qui n'en a
point besoin, car personne ne peut la
méconnaître (V). Votre
Vincent de Lerins a donné une règle fameuse en
fait de religion: il a dit qu'il fallait croire ce qui a
été cru TOUJOURS, PARTOUT et PAR TOUS (3). Il
n'y a rien de si vrai et de si généralement vrai.
L'homme, malgré sa fatale dégradation, porte
toujours des marques évidentes de son origine divine, de
manière que toute croyance universelle est toujours plus
ou moins vraie; c'est-à-dire que l'homme peut bien avoir
couvert et, pour ainsi dire, encroûté la
vérité par les erreurs dont il l'a
surchargée; mais ces erreurs seront locales, et la
vérité universelle se montrera toujours. Or, les
hommes ont toujours et partout prié. Ils ont pu sans
doute prier mal: ils ont pu demander ce qu'il ne fallait pas, ou
ne pas demander ce qu'il fallait, et voilà l'homme; mais
toujours ils ont prié, et voilà Dieu. Le beau
système des lois invariables nous mènerait droit
au fatalisme, et ferait de l'homme une statue. Je proteste comme
notre ami l'a fait hier, que je n'entends point insulter la
raison. Je la respecte infiniment malgré tout le mal
qu'elle nous a fait; mais ce qu'il y a de bien sûr, c'est
que toutes les fois qu'elle se trouve opposée au sens
commun, nous devons la repousser comme une empoisonneuse.
C'est elle qui a dit: Rien ne doit arriver que ce qui arrive,
rien arrive que ce qui doit arriver (VI).
Mais le bon sens a dit: Si vous priez, telle chose qui devait
arriver, n'arrivera pas; en quoi le sens commun a fort bien
raisonné, tandis que la raison n'avait pas le sens
commun. Et peu importe, au reste, qu'on puisse opposer à
des vérités prouvées certaines
subtilités dont le raisonnement ne sait pas se tirer
sur-le-champ; car il n'y a pas de moyen plus infaillible de
donner dans les erreurs les plus grossières et les plus
funestes que de rejeter tel ou tel dogme, uniquement parce qu'il
souffre une objection que nous ne savons pas résoudre.
--
(1) Il l'a dit dans l'Essai sur les moeurs et l'esprit,
etc., tom. I, de l'Alcoran, oeuvres, in-8o, tom. XVI, p.
332.
(2) Ps. CXVIII, 131.
(3) QUOD SEMPER, QUOD UBIQUE, QUOD AB OMNIBUS.
Vous avez parfaitement raison, mon cher sénateur:
aucune objection ne peut être admise contre la
vérité, autrement la vérité ne
serait plus elle. Dès que son caractère est
reconnu, l'insolubilité de l'objection ne suppose plus
que défaut de connaissances de la part de celui qui ne
sait pas le résoudre. On a appelé en
témoignage contre Moïse l'histoire, la chronologie,
l'astronomie, la géologie, etc. Les objections ont
disparu devant la véritable science; mais ceux-là
furent grandement sages qui les méprisèrent avant
tout examen, ou qui ne les examinèrent que pour trouver
la réponse, mais sans douter jamais qu'il y en eût
une. L'objection mathématique même doit être
méprisée: car elle sera sans doute une
vérité démontrée; mais jamais on ne
pourra démontrer qu'elle contredise la
vérité antérieurement
démontrée. Posons en fait que par un accord
suffisant de témoignages historiques (que je suppose
seulement), il soit parfaitement prouvé
qu'Archimède brûla la flotte de Marcellus avec un
miroir ardent: toutes les objections de la
géométrie disparaissent. Elle aura beau me dire:
Mais ne savez-vous pas que tout miroir ardent réunit les
rayons au quart de son diamètre de
sphéricité; que vous ne pouvez éloigner le
foyer sans diminuer la chaleur, à moins que vous
n'agrandissiez le miroir en proportion suffisante, et qu'en
donnant le moindre éloignement possible à la
flotte romaine, le miroir capable de la brûler n'aurait
pas été moins grand que la ville de Syracuse?
Qu'avez-vous à répondre à cela? - Je
lui dirai: J'ai à vous répondre
qu'Archimède brûla la flotte romaine avec un miroir
ardent. Kircher vient ensuite m'expliquer l'énigme:
il retrouve le miroir d'Archimède (tulit alter
honores), et des écrivains ensevelis dans la
poussière des bibliothèques en sortent pour rendre
témoignage au génie de ce docte moderne:
j'admirerai fort Kircher; je le remercierai même;
cependant je n'avais pas besoin de lui pour croire. On disait
jadis au célèbre Copernic: Si votre
système était vrai, Vénus aurait des phases
comme la lune: elle n'en a pas cependant; donc toute la nouvelle
théorie s'évanouit: c'était une
objection mathématique dans toute la force du terme.
Suivant une ancienne tradition dont je ne sais plus retrouver
l'origine dans ma mémoire, il répondit: J'avoue
que je n'ai rien à répondre; mais Dieu fera la
grâce qu'on trouvera une réponse. En effet, Dieu
fit la grâce (mais après la mort du grand
homme) que Galilée trouvât les lunettes d'approche
avec lesquelles il vit les phases; de manière que l'objection
insoluble devint le complément de la
démonstration (1). Cet exemple fournit un argument
qui me paraît de la plus grande force dans les discussions
religieuses, et plus d'une fois je m'en suis servi avec avantage
sur quelques bons esprits.
--
(1) Je n'ai aucune idée de ce fait. Mais l'astronome
anglais Keilt (Astron. Lectures, XV), cité par
l'auteur de l'intéressant éloge historique de
Copernic (Varsovie, in-8o, 1803, note G, pag. 35),
attribue à ce grand homme la gloire d'avoir prédit
qu'on reconnaîtrait à Vénus les mêmes
phases que nous présente la lune. Quelque supposition
qu'on fasse, l'argument demeure toujours le même. Il
suffit qu'on ait pu objecter à Copernic que sa
théorie se trouvait en contradiction avec une
vérité mathématique, et que Copernic, en ce
cas, eût été obligé de
répondre, ce qui est incontestable, E PUR SI MUOVE.
Vous me rappelez une anecdote de ma première jeunesse. Il y avait chez moi un vieil abbé Poulet, véritable meuble du château, qui avait jadis fouetté mon père et mes oncles, et que se serait fait pendre pour toute la famille; un peu morose et grondant toujours, au demeurant, le meilleur des humains. J'étais entré un jour dans son cabinet, et la conversation étant tombée, je ne sais comment, sur les flèches des anciens: Savez-vous bien, me dit-il, M. le chevalier, ce que c'était qu'une flèche antique, et quelle en était la vitesse? Elle était telle que la garniture de plomb qui servait, pour ainsi dire, de lest à la flèche, s'échauffait quelquefois par le frottement de l'air au point de se dissoudre! Je me mis à rire. Allons donc, mon cher abbé, vous radotez: croyez-vous qu'une flèche antique allât plus vite qu'une balle moderne chassée d'une arquebuse rayée? Vous voyez cependant que cette balle ne fond pas. Il me regarda avec un certain rire grimacier qui m'aurait montré toutes ses dents, s'il en avait eu, et qui voulait dire assez clairement: Vous n'êtes qu'un blanc-bec; puis il alla prendre sur un guéridon vermoulu un viel Aristote à mettre des rabats qu'il apporta sur la table. Il le feuilleta pendant quelques instants; frappant ensuite du revers de la main sur l'endroit qu'il avait trouvé: Je ne radote point, dit-il; voilà un texte que les plus jolis arquebusiers du monde n'effaceront jamais, et il fit une marque sur la marge avec l'ongle du pouce. Souvent il m'est arrivé de penser à ce plomb des anciennes flèches, que vous me rappelez encore en ce moment. Si ce qu'en dit Aristote est vrai (VII), voilà encore une vérité qu'il faudra admettre en dépit d'une objection insoluble tirée de la physique.
Sans doute, si le fait est prouvé, ce que je ne puis examiner dans ce moment; il me suffit de tirer de la masse de ces faits une théorie générale, une espèce de formule qui serve à la résolution de tous les cas particuliers. Je veux dire: « Que toutes les fois qu'une proposition sera prouvée par le genre de preuve qui lui appartient, l'objection quelconque, même insoluble, ne doit plus être écoutée. » Il résulte seulement de l'impuissance de répondre, que les deux propositions, tenues pour vraies, ne se trouvent nullement en contradiction; ce qui peut toujours arriver lorsque la contradiction n'est pas, comme on dit, dans les termes.
Je voudrais comprendre cela mieux.
Aucune autorité dans le monde, par exemple, n'a droit de révéler que trois ne sont qu'un; car un et trois me sont connus, et comme le sens attaché aux termes ne change pas dans les deux propositions, vouloir me faire croire que trois et un sont et ne sont pas la même chose, c'est m'ordonner de croire de la part de Dieu que Dieu n'existe pas. Mais si l'on me dit que trois personnes ne font qu'une nature; pourvu que la révélation, d'accord encore, quoique sans nécessité, avec les spéculations les plus solides de la psychologie, et même avec les traditions plus ou moins obscures de toutes les nations, me fournisse une démonstration suffisante; je suis prêt à croire, et peu m'importe que trois ne soient pas un, car ce n'est pas de quoi il s'agit, mais de savoir si trois personnes ne peuvent être une seule nature, ce qui fait une toute autre question.
En effet, la contradiction ne pouvant être affirmée ni des choses, puisqu'on ne les connaît pas, ni des termes, puisqu'ils ont changé, où serait-elle, s'il vous plaît? Permis donc aux Stoïciens de nous dire que cette proposition, il pleuvra demain, est aussi certaine et aussi immuable dans l'ordre des destinées que cette autre, il a plu hier; et permis à eux encore de nous embarrasser s'ils le pouvaient, par les sophismes les plus éblouissants. Nous les laisserons dire, car l'objection, même insoluble (ce que je suis fort éloigné d'avouer dans ce cas) ne doit point être admise contre la démonstration qui résulte de la croyance innée de tous les hommes. Si vous m'en croyez donc, M. le chevalier, vous continuerez à faire chez vous lorsque vous y serez, les prières des Rogations (VIII). Il sera même bon, en attendant, de prier Dieu de toutes vos forces pour qu'il vous fasse la grâce d'y retourner, en laissant dire de même ceux qui vous objecteraient qu'il est décidé d'avance si vous reverrez ou non votre chère patrie.
Quoique je sois, comme vous l'avez vu, intimement
persuadé que le sentiment général de tous
les hommes forme, pour ainsi dire, des vérités
d'intuition devant lesquelles tous les sophismes du raisonnement
disparaissent, je crois cependant comme vous, M. le
sénateur, que, sur la question présente, nous n'en
sommes pas du tout réduits aux sentiments; car, d'abord,
si vous y regardez de plus près vous sentirez le sophisme
sans pouvoir bien l'éclaircir. Cette proposition il a
plu hier, n'est pas plus sûre que l'autre, il
pleuvra demain: sans doute, si en effet il doit pleuvoir;
mais c'est précisément de quoi il s'agit, de
manière que la question recommence. En second lieu, et
c'est ici le principal, je ne vois point ces règles
immuables, et cette chaîne inflexible des
événements dont on a tant parlé. Je ne
vois, au contraire, dans la nature que des ressorts souples,
tels qu'ils doivent être pour se prêter autant qu'il
est nécessaire à l'action des êtres libres,
qui se combine fréquemment sur la terre avec les lois
matérielles de la nature. Voyez en combien de
manières et jusqu'à quel point nous influons sur
la reproduction des animaux et des plantes. La greffe, par
exemple, est ou n'est pas une loi de la nature, suivant que
l'homme existe ou n'existe pas. Vous nous parlez, M. le
chevalier, d'une certaine quantité d'eau
précisément due à chaque pays dans le cours
d'une année. Comme je ne me suis jamais occupé de
météorologie, je ne sais ce qu'on a dit sur ce
point; bien qu'à vous dire la vérité,
l'expérience me semble impossible, du moins avec une
certitude même approximative. Quoi qu'il en soit, il ne
peut s'agir ici que d'une année commune: à quelle
distance placerons-nous donc les deux termes de la
période? Ils sont peut-être éloignés
de dix ans, peut-être de cent. Mais je veux faire beau jeu
à ces raisonneurs. J'admets que, dans chaque
année, il doive tomber dans chaque pays
précisément la même quantité d'eau:
ce sera la loi invariable; mais la distribution de cette eau
sera, s'il est permis de s'exprimer ainsi, la partie flexible
de la loi. Ainsi vous voyez qu'avec vos lois invariables
nous pourrions fort bien encore avoir des inondations et des
sècheresses; des pluies générales
pour le monde, et des pluies d'exception pour ceux qui
ont su les demander (1). Nous ne prierons donc point pour
que l'olivier croisse en Sibérie, et le klukwa en
Provence; mais nous prierons pour que l'olivier ne gèle
point dans les campagnes d'Aix, comme il arriva en 1709, et pour
que le klukwa n'ait point trop chaud pendant votre rapide
été. Tous les philosophes de notre siècle
ne parlent que de lois invariables; je le crois: il ne s'agit
pour eux que d'empêcher l'homme de prier, et c'est le
moyen infaillible d'y parvenir. De là vient la
colère de ces mécréants lorsque les
prédicateurs ou les écrivains moralistes se sont
avisés de nous dire que les fléaux
matériels de ce monde, tels que les volcans, les
tremblements de terre, etc., étaient des châtiments
divins. Ils nous soutiennent, eux, qu'il était
rigoureusement nécessaire que Lisbonne fût
détruite le Ier novembre 1755, comme il était
nécessaire que le soleil se levât le même
jour: belle théorie en vérité et tout
à fait propre à perfectionner l'homme. Je me
rappelle que je fus indigné un jour en lisant le sermon
que Herder adresse quelque part à Voltaire,
au sujet de son poème sur ce désastre de Lisbonne:
« Vous osez, lui dit-il sérieusement, vous plaindre
à la Providence de la destruction de cette ville: vous
n'y pensez pas! c'est un blasphème formel contre l'éternelle
sagesse. Ne savez-vous pas que l'homme, ainsi que ses
poutres et ses tuiles, est débiteur du néant,
et que tout ce qui existe doit payer sa dette? Les
éléments s'assemblent, les éléments
se désunissent; c'est une loi nécessaire de la
nature: qu'y a-t-il donc là
d'étonnant ou qui puisse motiver une plainte? (IX) »
--
(1) Pluviam volontariam segregabis, Deus,
haereditati tuae. (Ps. XLVII, 10.) C'est proprement le kekrimenon
ouron d'Homère. (Iliad. XIV, 19.) Pluie ou
vent, n'importe, pourvu qu'ils soient kekri.
N'est-ce pas, messieurs, que voilà une belle consolation et bien digne de l'honnête comédien qui enseignait l'Évangile en chaire et le panthéisme dans ses écrits? Mais la philosophie n'en sait pas davantage. Depuis Épictète jusqu'à l'évêque de Weimar, et jusqu'à la fin des siècles, ce sera sa manière invariable et sa loi nécessaire. Elle ne connaît pas l'huile de la consolation. Elle dessèche, elle racornit le coeur, et lorsqu'elle a endurci un homme, elle croit avoir fait un sage (1). Voltaire, au surplus, avait répondu d'avance à son critique dans ce même poème sur le désastre de Lisbonne:
Non, ne présentez plus à mon coeur agité Ces immuables lois de la nécessité, Cette chaîne des corps, des esprits et des mondes: O rêves des savants, ô chimères profondes! Dieu tient en main la chaîne et n'est point enchaîné: Par son choix bienfaisant tout est déterminé; Il est libre, il est juste, il n'est point implacable.
Jusqu'ici il serait impossible de dire mieux; mais comme s'il se repentait d'avoir parlé raison, il ajoute tout de suite:
Pourquoi donc souffrons-nous sous un maître équitable? Voilà le noeud fatal qu'il fallait délier.Ici commencent les questions téméraires: Pourquoi donc souffrons-nous sous un maître équitable? Le catéchisme et le sens commun répondent de concert: PARCE QUE NOUS LE MÉRITONS. Voilà le noeud fatal sagement délié, et jamais on ne s'écartera de cette solution sans déraisonner. En vain ce même Voltaire s'écriera:
Direz-vous en voyant cet amas de victimes: Dieu s'est vengé; leur mort est le prix de leurs crimes? Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants Sur le sein maternel écrasés et sanglants?Mauvais raisonnement! Défaut d'attention et d'analyse. Sans doute qu'il y avait des enfants à Lisbonne comme il y en avait à Herculanum, l'an soixante et dix-neuf de notre ère; comme il y en avait à Lyon quelque temps auparavant (1), ou comme il y en avait, si vous le voulez, au temps du déluge. Lorsque Dieu punit une société quelconque pour les crimes qu'elle a commis, il fait justice comme nous la faisons nous-mêmes dans ces sortes de cas, sans que personne s'avise de s'en plaindre. Une ville se révolte: elle massacre les représentants du souverain; elle lui ferme les portes; elle se défend contre lui; elle est prise. Le prince la fait démanteler et la dépouille de tous ses privilèges; personne ne blâmera ce jugement sous prétexte des innocents renfermés dans la ville. Ne traitons jamais deux questions à la fois. La ville a été punie à cause de son crime, et sans ce crime elle n'aurait pas souffert. Voilà une proposition vraie et indépendante de toute autre. Me demanderez-vous ensuite pourquoi les innocents ont été enveloppés dans la même peine? C'est une autre question à laquelle je ne suis nullement obligé de répondre. Je pourrais avouer que je n'y comprends rien, sans altérer l'évidence de la première proposition. je puis aussi répondre que le souverain est dans l'impossibilité de se conduire autrement, et je ne manquerais pas de bonnes raisons pour l'établir.
Permettez-moi de vous le demander: qui empêcherait ce bon roi de prendre sous sa protection les habitants de cette ville demeurés fidèles, de les transporter dans quelque province plus heureuse, pour les y faire jouir, je ne dis pas des mêmes privilèges, mais de privilèges encore plus grands et plus dignes de leur fidélité?
C'est précisément ce que fait Dieu, lorsque des innocents périssent dans une catastrophe générale: mais revenons. Je me flatte que Voltaire n'avait pas plus sincèrement pitié que moi de ces malheureux enfants sur le sein maternel écrasés et sanglants; mais c'est un délire de les citer pour contredire le prédicateur qui s'écrie: Dieu s'est vengé; ces maux sont le prix de nos crimes; car rien n'est plus vrai en général. Il s'agit seulement d'expliquer pourquoi l'innocent est enveloppé dans la peine portée contre les coupables: mais comme je vous le disais tout à l'heure, ce n'est qu'une objection; et si nous faisions plier les vérités devant les difficultés, il n'y a plus de philosophie. Je doute d'ailleurs que Voltaire, qui écrivait si vite, ait fait attention qu'au lieu de traiter une question particulière, relative à l'événement dont il s'occupait dans cette occasion, il en traitait une générale; et qu'il demandait, sans s'en apercevoir, pourquoi les enfants qui n'ont pu encore ni mériter ni démériter, sont sujets dans tout l'univers aux mêmes maux qui peuvent affliger les hommes faits? Car s'il est décidé qu'un certain nombre d'enfants doivent périr, je ne vois pas comment il leur importe de mourir d'une manière plutôt que d'une autre. Qu'un poignard traverse le coeur d'un homme, ou qu'un peu de sang s'accumule dans son cerveau, il tombe mort également; mais dans le premier cas on dit qu'il a fini ses jours par une mort violente. Pour Dieu, cependant, il n'y a point de mort violente. Une lame d'acier placée dans le coeur est une maladie, comme un simple durillon que nous appellerions polype.
Il faudrait donc s'élever encore plus haut, et
demander en vertu de quelle cause il est devenu
nécessaire qu'une foule d'enfants meurent avant de
naître; que la moitié franche de ceux qui naissent,
meurent avant l'âge de deux ans; et que d'autres encore en
très grand nombre, meurent avant l'âge de raison.
Toutes ces questions faites dans un esprit d'orgueil et de
contention sont tout à fait dignes de Matthieu Garo;
mais si on les propose avec une respectueuse curiosité,
elles peuvent exercer notre esprit sans danger. Platon s'en est
occupé; car je me rappelle que, dans son traité de
la République, il amène sur la scène, je ne
sais trop comment, un certain Levantin (Arménien, si je
ne me trompe) (1), qui raconte beaucoup de choses sur les
supplices de l'autre vie, éternels ou temporaires; car il
les distingue très exactement. Mais à
l'égard des enfants morts avant l'âge de raison,
Platon dit qu'au sujet de leur état dans l'autre vie,
cet étranger racontait des choses qui ne devaient pas
être répétées (2).
--
(1) Il paraît que c'est une erreur, et qu'au lieu de
Her l'arménien, il faut lire Héri, fils
d'Harmonius. (Huet, Démonstr. évang.,
in-4o, tom. II, Prop. 9, chap 142, no. 11.) (Note de
l'éditeur)
(2) L'interlocuteur est ici un peu trompé par sa
mémoire; Platon dit seulement: « Qu'à
l'égard de ces enfants, Her racontait des choses qui ne
valaient pas la peine d'être rappelées. » (De
Rep, l. X; Opp., tom. VII, p. 325.) Sans discuter
l'expression, il faut avouer que ce Platon avait bien
frappé à toutes les portes. (Note de
l'éditeur.)
Pourquoi ces enfants naissent-ils, ou pourquoi meurent-ils? Qu'arrivera-t-il d'eux un jour? Ce sont des mystères peut-être inabordables; mais il faut avoir perdu le sens pour argumenter de ce qui ne se comprend pas contre ce qui se comprend très bien.
Voulez-vous entendre un autre sophisme sur le même sujet? C'est encore Voltaire qui vous l'offrira; et toujours dans le même ouvrage:
Lisbonne, qui n'est plus, eut-elle plus de vices Que Londres, que Paris plongés dans les délices? Lisbonne est abîmée, et l'on danse à Paris.
Grand Dieu! cet homme voulait-il que le Tout-Puissant convertît le sol de toutes les grandes villes en places d'exécution? ou bien voulait-il que Dieu ne punît jamais, parce qu'il ne punit pas toujours, et partout, et dans le même moment?
Voltaire avait-il donc reçu la balance divine pour peser les crimes des rois et des individus, et pour assigner ponctuellement l'époque des supplices? Et qu'aurait-il dit, ce téméraire, si, dans le moment où il écrivait ces lignes insensées, au milieu de la ville plongée dans les délices, il eût pu voir tout-à-coup, dans un avenir si peu reculé, le comité de salut public, le tribunal révolutionnaire, et les longues pages du Moniteur toutes rouges de sang humain?
Au reste, la pitié est sans doute un des plus nobles sentiments qui honorent l'homme, et il faut bien se garder de l'éteindre, de l'affaiblir même dans les coeurs; cependant lorsqu'on traite des sujets philosophiques, on doit éviter soigneusement toute espèce de poésie, et ne voir dans les choses que les choses mêmes. Voltaire, par exemple, dans le poème que je vous cite, nous montre cent mille infortunés que la terre dévore: mais d'abord, pourquoi cent mille? il a d'autant plus tort qu'il pouvait dire la vérité sans briser la mesure, puisqu'il ne périt en effet dans cette horrible catastrophe qu'environ vingt mille hommes; beaucoup moins, par conséquent, que dans un assez grand nombre de batailles que je pourrais vous nommer. Ensuite il faut considérer que, dans ces grands malheurs, une foule de circonstances ne sont que pour les yeux. Qu'un malheureux enfant, par exemple, soit écrasé sous la pierre, c'est un spectacle épouvantable pour nous: mais pour lui, il est beaucoup plus heureux que s'il était mort d'une variole confluente ou d'une dentition pénible. Que trois ou quatre mille hommes périssent disséminés sur un grand espace, ou tout à la fois et d'un seul coup, par un tremblement de terre ou une inondation, c'est la même chose sans doute pour la raison; mais pour l'imagination la différence est énorme: de manière qu'il peut très bien se faire qu'un de ces événements terribles que nous mettons au rang des plus grands fléaux de l'univers, ne soit rien dans le fait, je ne dis pas pour l'humanité en général, mais pour une seule contrée. Vous pouvez voir ici un nouvel exemple de ces lois à la fois souples et invariables qui régissent l'univers: regardons, si vous voulez, comme un point déterminé que, dans un temps donné, il doive mourir tant d'hommes dans un tel pays: voilà qui est invariable; mais la distribution de la vie parmi les individus, de même que le lieu et le temps des morts, forment ce que j'ai nommé la partie flexible de la loi; de sorte qu'une ville entière peut être abîmée sans que la mortalité en ait augmenté. Le fléau peut même se trouver doublement juste, à raison des coupables qui ont été punis, et des innocents qui ont acquis par compensation une vie plus longue et plus heureuse. La toute-puissante sagesse qui règle tout, a des moyens si nombreux, si diversifiés, si admirables, que la partie accessible à nos regards devrait bien nous apprendre à révérer l'autre. J'ai eu connaissance, il y a bien des années, de certaines tables mortuaires faites dans une très petite province avec toute l'attention et tous les moyens possibles d'exactitude. Je ne fus pas médiocrement surpris d'apprendre, par le résultat de ces tables, que deux épidémies furieuses de petite vérole n'avaient point augmenté la mortalité des années où cette maladie avait sévi. Tant il est vrai que cette force cachée que nous appelons nature, a des moyens de compensation dont on ne se doute guère.
Un adage sacré dit que l'orgueil est le
commencement de tous nos crimes (1); je pense qu'on
pourrait fort bien ajouter: Et de toutes nos erreurs.
C'est lui qui nous égare en nous inspirant un malheureux
esprit de contention qui nous fait chercher des
difficultés pour avoir le plaisir de contester, au lieu
de les soumettre au principe prouvé; mais je suis fort
trompé si les disputeurs eux-mêmes ne sentent pas
intérieurement qu'elle est tout à fait vaine.
Combien de disputes finiraient si tout homme était
forcé de dire ce qu'il pense!
--
(1) Initium omnis peccati superbia. (Eccli, X, 15.)
Je le crois tout comme vous; mais avant d'aller plus loin, permettez-moi de vous faire observer un caractère particulier du Christianisme, qui se présente à moi, à propos de ces calamités dont nous parlons. Si le Christianisme était humain, son enseignement varierait avec les opinions humaines; mais comme il part de l'être immuable, il est immuable comme lui. Certainement cette Religion, qui est la mère de toute la bonne et véritable science qui existe dans le monde, et dont le plus grand intérêt est l'avancement de cette même science, se garde bien de nous l'interdire ou d'en gêner la marche. Elle approuve beaucoup, par exemple, que nous recherchions la nature de tous les agents physiques qui jouent un rôle dans les grandes convulsions de la nature. Quant à elle, qui se trouve en relation directe avec le souverain, elle ne s'occupe guère des ministres qui exécutent ses ordres. Elle sait qu'elle est faite pour prier et non pour disserter, puisqu'elle sait certainement tout ce qu'elle doit savoir. Qu'on l'approuve donc ou qu'on la blâme, qu'on l'admire ou qu'on la tourne en ridicule, elle demeure impassible; et sur les ruines d'une ville renversée par un tremblement de terre, elle s'écrie au dix-huitième siècle, comme elle l'aurait fait au douzième:
Nous vous en supplions, Seigneur, daignez nous protéger; raffermissez par votre grâce suprême cette terre ébranlée par nos iniquités, afin que les coeurs de tous les hommes connaissent que c'est votre courroux qui nous envoie ces châtiments, comme c'est votre miséricorde qui nous en délivre (X).
Il n'y a pas là de lois immuables, comme vous voyez; maintenant c'est au législateur à savoir, en écartant même toute discussion sur la vérité des croyances, si une nation en corps gagne plus à se pénétrer de ces sentiments qu'à se livrer exclusivement à la recherche des causes physiques, à laquelle néanmoins je suis fort éloigné de refuser un très grand mérite du second ordre.
J'approuve fort que votre église, qui a la prétention d'enseigner tout le monde, ne se laisse enseigner par personne; et il faut sans doute qu'elle soit douée d'une grande confiance en elle-même, pour que l'opinion ne puisse absolument rien sur elle. En votre qualité de Latin...
Qu'appelez-vous donc Latin? Sachez, je vous en prie, qu'en matière de Religion je suis Grec tout comme vous.
Allons donc, mon bon ami, ajournons la plaisanterie, si vous le voulez bien.
Je ne plaisante point du tout, je vous l'assure: le symbole des Apôtres n'a-t-il pas été écrit en grec avant de l'être en latin? Les symboles grecs de Nicée et de Constantinople, et celui de saint Athanase ne contiennent-ils pas ma foi? et ne devrais-je pas mourir pour en défendre la vérité? J'espère que je suis de la religion de saint Paul et de saint Luc qui étaient Grecs. Je suis de la Religion de saint Ignace, de saint Justin, de saint Athanase, de saint Grégoire de Nysse, de saint Cyrille, de saint Basile, de saint Grégoire de Nazianze, de saint Épiphane, de tous les saints, en un mot, qui sont sur vos autels et dont vous portez les noms, et nommément de saint Chrysostome dont vous avez retenu la liturgie. J'admets tout ce que ces grands et saints personnages ont admis; je regrette tout ce qu'ils ont regretté; je reçois de plus comme évangile tous les conciles oecuménique convoqués dans la Grèce d'Asie ou dans la Grèce d'Europe. Je vous demande s'il est possible d'être plus Grec?
Ce que vous dites là me fait naître une idée que je crois juste. Si jamais il était question de paix entre nous, on pourrait proposer le statu quo ante bellum.
Et moi, je signerais sur-le-champ et même sans instruction, sub spe rati. Mais qu'est-ce donc que vous vouliez dire sur ma qualité de Latin?
Je voulais dire qu'en votre qualité de Latin,
vous en revenez toujours à l'autorité. Je m'amuse
souvent à vous voir dormir sur cet oreiller. Au surplus,
quand même je serais protestant, nous ne disputerions pas
aujourd'hui: car c'est, à mon avis, très bien,
très justement, et même, si vous voulez,
très philosophiquement fait d'établir comme dogme
national, que tout fléau du ciel est un
châtiment: et quelle société humaine n'a
pas cru cela? Quelle nation antique ou moderne, civilisée
ou barbare, et dans tous les systèmes possibles de
religion, n'a pas regardé ces calamités comme
l'ouvrage d'une puissance supérieure qu'il était
possible d'apaiser? Je loue cependant beaucoup M. le chevalier,
s'il ne s'est jamais moqué de son curé, lorsqu'il
l'entendait recommander le paiement de la dîme, sous
peine de la grêle ou de la foudre: car personne n'a
droit d'assurer qu'un tel malheur est la suite d'une telle faute
(légère surtout); mais l'on peut et l'on doit
assurer, en général, que tout mal physique est un
châtiment; et qu'ainsi ceux que nous appelons les
fléaux du ciel, sont nécessairement la suite
d'un grand crime national, ou de l'accumulation des crimes
individuels; de manière que chacun de ces fléaux
pouvait être prévenu, d'abord par une vie
meilleure, et ensuite par la prière. Ainsi nous
laisserons dire les sophistes avec leurs lois
éternelles et immuables, qui n'existent que dans leur
imagination, et qui ne tendent à rien moins qu'à
l'extinction de toute moralité, et à
l'abrutissement absolu de l'espèce humaine (1). Il
faut de l'électricité, disiez-vous, M. le
chevalier: donc il nous faut des tonnerres et des foudres, comme
il nous faut de la rosée; vous pourriez ajouter encore:
comme il nous faut des loups, des tigres, des serpents à
sonnettes, etc., etc. - Je l'ignore en vérité.
L'homme étant dans un état de dégradation
aussi visible que déplorable, je n'en sais pas assez pour
décider quels êtres et quel
phénomènes sont dus uniquement à cet
état. D'ailleurs, dans celui même où nous
sommes, on se passe fort bien de loups en Angleterre: pourquoi,
je vous prie, ne s'en passerait-on pas ailleurs? Je ne sais
point du tout s'il est nécessaire que le tigre soit ce
qu'il est: je ne sais pas même s'il est nécessaire
qu'il y ait des tigres, ou, pour vous parler franchement, je me
tiens sûr du contraire. Qui peut oublier la sublime
prérogative de l'homme: Que partout où il se
trouve établi en nombre suffisant les animaux qui
l'entourent doivent le servir, l'amuser ou disparaître.
Mais partons, si l'on veut, de la folle hypothèse de
l'optimisme: supposons que le tigre doive être, et de plus
être ce qu'il est, dirons-nous: Donc il est
nécessaire qu'un de ces animaux entre aujourd'hui dans
telle habitation, et qu'il y dévore dix personnes? Il
faut que la terre recèle dans son sein diverses
substances qui, dans certaines circonstances données,
peuvent s'enflammer ou se vaporiser, et produire un tremblement
de terre: fort bien; ajouterons-nous: Donc il était
nécessaire que, le Ier novembre 1755, Lisbonne entier
pérît par une de ces catastrophes. L'explosion
n'aurait pu se faire ailleurs, dans un désert, par
exemple, ou sous le bassin de la mer, ou à cent pas de la
ville. Les habitants ne pouvaient être avertis, par de
légères secousses préliminaires, de se
mettre à l'abri par la fuite? Toute raison humaine
non sophistiquée se révoltera contre de pareilles
conséquences.
--
(1) Non seulement les soins et le travaux, mais encore les
prières sont utiles, Dieu ayant eu ces prières en
vue avant qu'il eût réglé les choses; et non
seulement ceux qui prétendent, sous le vain
prétexte de la nécessité des
événements, qu'on peut négliger les soins
que les affaires demandent, mais encore ceux qui raisonnent
contre les prières, tombent dans ce que les anciens
appelaient déjà le sophisme paresseux.
Sans doute, et je crois que le bon sens universel a
incontestablement raison lorsqu'il s'en tient à
l'étymologie dont lui-même est l'auteur. Les fléaux
sont destinés à nous battre; et nous sommes
battus parce que nous le méritons. Nous pouvions
sans doute ne pas le mériter, et même après
l'avoir mérité, nous pouvons obtenir grâce.
C'est là, ce me semble, le résultat de tout ce
qu'on peut dire de sensé sur ce point; et c'est encore un
des cas assez nombreux où la philosophie, après de
longs et pénibles détours, vient enfin se
délasser dans la croyance universelle. Vous sentez donc
assez, M. le chevalier, combien je suis contraire à votre
comparaison des nuits et des jours (1). Le cours des
astres n'est pas un mal: c'est, au contraire, une règle
constante et un bien qui appartient à tout le genre
humain; mais le mal qui n'est qu'un châtiment, comment
pourrait-il être nécessaire? L'innocence pouvait le
prévenir, la prière peut l'écarter:
toujours j'en reviendrai à ce grand principe. Remarquez
à ce sujet un étrange sophisme de
l'impiété, ou, si vous voulez, de l'ignorance; car
je ne demande pas mieux que de voir celle-ci à la place
de l'autre. Parce que la toute-puissante bonté doit
employer un mal pour en exterminer un autre, on croit que le mal
est une portion intégrante du tout. Rappelons-nous ce
qu'a dit la sage antiquité: Que Mercure (qui est
la raison) a la puissance d'arracher les nerfs de Typhon pour
en faire les cordes de la lyre divine (2). Mais si Typhon
n'existait pas, ce tour de force merveilleux serait inutile. Nos
prières n'étant donc qu'un effort de l'être
intelligent contre l'action de Typhon, l'utilité
et même la nécessité s'en trouvent
philosophiquement démontrées.
--
(1) Voy. pag. 63.
(2) Cette allégorie sublime appartient aux
Égyptiens. (Plut. de Is. et Os., LIII, LIV).
Ce mot de Typhon qui fut dans l'antiquité l'emblème de tout mal, et spécialement de tout fléau temporel, me rappelle une idée qui m'a souvent occupé et dont je veux vous faire part. Aujourd'hui cependant, je vous fais grâce de ma métaphysique, car il faut que je vous quitte pour aller voir le grand feu d'artifice qu'on tire ce soir sur la route de Péterhoff, et qui doit représenter une explosion du Vésuve. C'est un spectacle typhonien, comme vous voyez, mais tout à fait innocent.
Je n'en voudrais pas répondre pour les moucherons et
pour les nombreux oiseaux qui nichent dans les bocages voisins,
pas même pour quelque téméraire de
l'espèce humaine, qui pourrait fort bien y laisser la vie
ou quelques membres, tout en disant Niebosse! (1).
Je ne sais comment il arrive que les hommes ne se rassemblent
jamais sans s'exposer. Allez cependant, mon cher ami, et ne
manquez pas de revenir demain, la tête pleine
d'idées volcaniques.
--
(1) N'ayez pas peur! Expression familière au
Russe, le plus hardi et le plus entreprenant des hommes, et
qu'il ne manque surtout jamais de prononcer lorsqu'il affronte
les dangers les plus terribles et les plus évidents.