Dixième entretien.

LE SÉNATEUR.

Dites-nous, M. le chevalier, si vous n'avez point rêvé aux sacrifices la nuit dernière?

LE CHEVALIER.

Oui, sans doute, j'y ai rêvé; et comme c'est un pays absolument nouveau pour moi, je ne vois encore les objets que d'une manière confuse. Il me semble cependant que le sujet serait très digne d'être approfondi, et si j'en crois ce sentiment intérieur dont nous parlions un jour, notre ami commun aurait réellement ouvert dans le dernier entretien une riche mine qu'il ne s'agit plus que d'exploiter.

LE SÉNATEUR.

C'est précisément sur quoi je voulais vous entretenir aujourd'hui. Il me paraît, M. le comte, que vous avez mis le principe des sacrifices au-dessus de toute attaque, et que vous en avez tiré une foule de conséquences utiles. Je crois de plus que la théorie de la réversibilité est si naturelle à l'homme, qu'on peut la regarder comme une vérité innée dans toute la force du terme, puisqu'il est absolument impossible que nous l'ayons apprise. Mais croyez-vous qu'il le fût également de découvrir ou d'entrevoir au moins la raison de ce dogme universel?

Plus on examine l'univers, et plus on se sent porté à croire que le mal vient d'une certaine division qu'on ne saurait expliquer, et que le retour au bien dépend d'une force contraire qui nous pousse sans cesse vers une certaine unité tout aussi inconcevable (1). Cette communauté de mérites, cette réversibilité que vous avez si bien prouvées, ne peuvent venir que de cette unité que nous ne comprenons pas. En réfléchissant sur la croyance générale et sur l'instinct naturel des hommes, on est frappé de cette tendance qu'ils ont à unir des choses que la nature semble avoir totalement séparées: ils sont très disposés, par exemple, à regarder un peuple, une ville, une corporation, mais surtout une famille, comme un être moral et unique, capable de mériter ou démériter, et susceptible par conséquent de peine et de récompenses. De là vient le préjugé, ou pour parler plus exactement, le dogme de la noblesse, si universel et si enraciné parmi les hommes. Si vous le soumettez à l'examen de la raison, il ne soutient pas l'épreuve; car il n'y a pas, si nous ne consultons que le raisonnement, de distinction qui nous soit plus étrangère que celle que nous tenons de nos aïeux: cependant il n'en est pas de plus estimée, ni de plus volontiers reconnue, hors le temps des factions, et alors même les attaques qu'on lui porte sont encore un hommage indirect et une reconnaissance formelle de cette grandeur qu'on voudrait anéantir.
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(1) Le genre humain en corps pourrait, dans cette supposition, adresser à Dieu ces mêmes paroles employées par saint Augustin parlant de lui-même: « Je fus coupé en pièces au moment où je me séparai de ton unité pour me perdre dans une foule d'objets: tu daignas rassembler les morceaux de moi-même. » Colligens me a dispersione in qua frustratum discissis sum, dum ab uno te aversus in multa evanui. (August., Confess., II, 1, 2.)

Si la gloire est héréditaire dans l'opinion de tous les hommes, le blâme l'est de même, et par la même raison. On demande quelquefois, sans trop y songer, pourquoi la honte d'un crime ou d'un supplice doit retomber sur la postérité du coupable; et ceux qui font cette question se vantent ensuite du mérite de leurs aïeux: c'est une contradiction manifeste.

LE CHEVALIER.

Je n'avais jamais remarqué cette analogie.

LE SÉNATEUR.

Elle est cependant frappante. Un de vos aïeux, M. le chevalier (j'éprouve un très grand plaisir à vous le rappeler), fut tué en Égypte à la suite de saint Louis; un autre périt à la bataille de Marignan en disputant un drapeau ennemi; enfin votre dernier aïeul perdit un bras à Fontenoi. Vous n'entendez pas sans doute que cette illustration vous soit étrangère, et vous ne me désavouerez pas, si j'affirme que vous renonceriez plutôt à la vie qu'à la gloire qui vous revient de ces belles actions. Mais songez donc que si votre ancêtre du XIIIe siècle avait livré saint Louis aux Sarrasins au lieu de mourir à ses côtés, cette infamie vous serait commune par la même raison et avec la même justice qui vous a transmis une illustration tout aussi personnelle que le crime, si l'on n'en croyait que notre petite raison. Il n'y a pas de milieu, M. le chevalier; il faut ou recevoir la honte de bonne grâce, si elle vous échoit, ou renoncer à la gloire. Aussi l'opinion sur ce point n'est pas douteuse. Il n'y a sur le déshonneur héréditaire d'autre incrédule que celui qui en souffre: or ce jugement est évidemment nul. À ceux qui, pour le seul plaisir de montrer de l'esprit et de contredire les idées reçues, parlent, ou même font des livres contre ce qu'ils appellent le hasard ou le préjugé de la naissance, proposez, s'ils ont un nom ou seulement de l'honneur, de s'associer par le mariage une famille flétrie dans les temps anciens, et vous verrez ce qu'ils vous répondront.

Quant à ceux qui n'auraient ni l'un ni l'autre, comme ils parleraient aussi pour eux, il faudrait les laisser dire.

Cette même théorie ne pourrait-elle point jeter quelque jour sur cet inconcevable mystère de la punition des fils pour les crimes de leur pères? Rien ne choque au premier coup d'oeil comme une malédiction héréditaire: cependant, pourquoi pas, puisque la bénédiction l'est de même? Et prenez garde que ces idées n'appartiennent pas seulement à la Bible, comme on l'imagine souvent. Cette hérédité heureuse ou malheureuse est aussi de tous les temps et de tous les pays: elle appartient au Paganisme comme au Judaïsme ou au Christianisme; à l'enfance du monde, comme aux vieilles nations; on la trouve chez les théologiens, chez les philosophes, chez les poètes, au théâtre et à l'Église.

Les arguments que la raison fournit contre cette théorie ressemblent à celui de Zénon contre la possibilité du mouvement. On ne sait que répondre, mais on marche. La famille est dans doute composée d'individus qui n'ont rien de commun suivant la raison; mais, suivant l'instinct et la persuasion universelle, toute famille est une.

C'est surtout dans les familles souveraines que brille cette unité: le souverain change de nom et de visage; mais il est toujours, comme dit l'Espagne, MOI LE ROI. Vos Français, M. le chevalier, ont deux belles maximes plus vraies peut-être qu'ils ne pensent: l'une de droit civil, le mort saisit le vif; et l'autre de droit public, le roi ne meurt pas. Il ne faut donc jamais le diviser par la pensée lorsqu'il s'agit de le juger.

On s'étonne quelquefois de voir un monarque innocent périr misérablement dans l'une de ces catastrophes politiques si fréquentes dans le monde. Vous ne croyez pas sans doute que je veuille étouffer la compassion dans les coeurs; et vous savez ce que les crimes récents ont fait souffrir au mien: néanmoins, à s'en tenir à la rigoureuse raison, que veut-on dire? tout coupable peut être innocent et même saint le jour de son supplice. Il est des crimes qui ne sont consommés et caractérisés qu'au bout d'un assez long espace de temps; il en est d'autres qui se composent d'une foule d'actes plus ou moins excusables, pris à part, mais dont la répétition devient à la fin très criminelle. Dans ces sortes de cas, il est évident que la peine ne saurait précéder le complément du crime.

Et même dans les crimes instantanés, les supplices sont toujours suspendus et doivent l'être. C'est encore une de ces occasions si fréquentes où la justice humaine sert d'interprète à celle dont la nôtre n'est qu'une image et une dérivation.

Une étourderie, une légèreté, une contravention à quelque règlement de police, peuvent être réprimées sur-le-champ; mais dès qu'il s'agit d'un crime proprement dit, jamais le coupable n'est puni au moment où il le devient. Sous l'empire de la loi mahométane, l'autorité punit et même de mort l'homme qu'elle en juge digne au moment et sur le lieu même où elle le saisit; et ces exécutions brusques, qui n'ont pas manqués d'aveugles admirateurs, sont néanmoins une des nombreuses preuves de l'abrutissement et de la réprobation de ces peuples. Parmi nous, l'ordre est tout différent: il faut que le coupable soit arrêté; il faut qu'il soit accusé; il faut qu'il se défende; il faut surtout qu'il pense à sa conscience et à ses affaires; il faut des préparatifs matériels pour son supplice; il faut enfin, pour tenir compte de tout, un certain temps pour le conduire au lieu du châtiment, qui est fixe. L'échafaud est un autel: il ne peut donc être placé ni déplacé que par l'autorité; et ces retards, respectables jusque dans leurs excès, et qui de même ne manquent pas d'aveugles détracteurs, ne sont pas moins une preuve de notre supériorité.

Si donc il arrive que, pendant la suspension indispensable qui doit avoir lieu entre le crime et le châtiment, la souveraineté vienne à changer de nom, qu'importe à la justice? il faut qu'elle ait son cours ordinaire. En faisant même abstraction de cette unité que je contemple dans ce moment, rien n'est plus juste humainement; car nulle part l'héritier naturel ne peut se dispenser de payer les dettes de la succession, à moins qu'il ne s'abstienne. La souveraineté répond de tous les actes de la souveraineté. Toutes les dettes, tous les traités, tous les crimes l'obligent. Si, par quelque acte désordonné, elle organise aujourd'hui un germe mauvais dont le développement naturel doit opérer une catastrophe dans cent ans, ce coup frappera justement la couronne dans cent ans. Pour s'y soustraire, il fallait la refuser. Ce n'est jamais CE roi, c'est LE roi qui est innocent ou coupable. Platon, je ne sais plus où, dans le Gorgias, peut-être, nous a dit une chose épouvantable à laquelle j'ose à peine penser (1); mais si l'on entend sa proposition dans le sens que je vous présente maintenant, il pourrait bien avoir raison. Des siècles peuvent s'écouler justement entre l'acte méritoire et la récompense, comme entre le crime et le châtiment. Le roi ne peut naître, il ne peut mourir qu'une fois: il dure autant que la royauté. S'il devient coupable, il est traité avec poids et mesure: il est, suivant les circonstances, averti, menacé, et humilié, suspendu, emprisonné, jugé ou sacrifié.
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(1)##Prostates poleos oud' an eis pote adikos apoloito up'autes tes poleos es prostatei. (Plat., Gorgias, Opp., t. VI, édit. Bipont., pag. 156.)

Après avoir examiné l'homme, examinons ce qu'il y a de plus merveilleux en lui, la parole; nous trouverons encore le même mystère, c'est-à-dire, division inexplicable et tendance vers une certaine unité tout aussi inexplicable. Les deux plus grandes époques du monde spirituel sont sans doute celle de Babel, où les langues se divisèrent, et celle de la Pentecôte, où elles firent un merveilleux effort pour se réunir: on peut même observer là-dessus, en passant, que les deux prodiges les plus extraordinaires dont il soit fait mention dans l'histoire de l'homme sont, en même temps, les faits [les] plus certains dont nous ayons connaissance. Pour les contester il faut manquer à la fois de raison et de probité.

Voilà comment tout ayant été divisé, tout désire la réunion. Les hommes, conduits par ce sentiment, ne cessent de l'attester de mille manières. Ils on voulu, par exemple, que le mot union signifiât la tendresse, et ce mot de tendresse même ne signifie que la disposition à l'union. Tous leurs signes d'attachement (autre mot créé par le même sentiment) sont des unions matérielles. Ils se touchent la main, ils s'embrassent. La bouche étant l'organe de la parole, qui est elle-même l'organe et l'expression de l'intelligence, tous les hommes ont cru qu'il y avait dans le rapprochement de deux bouches humaines quelque chose de sacré qui annonçait le mélange de deux âmes. Le vice s'empare de tout et se sert de tout, mais je n'examine que le principe.

La religion a porté à l'autel le baiser de paix avec grande connaissance de cause: je me rappelle même avoir rencontré, en feuilletant les saints pères, des passages où ils se plaignaient que le crime ose faire servir à ses excès un signe saint et mystérieux (I). Mais soit qu'il assouvisse l'effronterie, soit qu'il effraie la pudeur, ou qu'il rie sur les lèvres pures de l'épouse et de la mère, d'où vient sa généralité et sa puissance?

Notre unité mutuelle résulte de notre unité en Dieu tant célébrée par la philosophie même. Le système de Mallebranche de la vision en Dieu n'est qu'un superbe commentaire de ces mots si connus de saint Paul: C'est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l'être. Le panthéisme des stoïciens et celui de Spinosa sont une corruption de cette grande idée, mais c'est toujours le même principe, c'est toujours cette tendance vers l'unité. La première fois que je lus dans le grand ouvrage de cet admirable Mallebranche, si négligé par son injuste et aveugle patrie: Que Dieu est le lieu des esprits comme l'espace est le lieu des corps (II), je fus ébloui par cet éclair de génie et prêt à me prosterner. Les hommes ont peu dit de choses aussi belles.

J'eus la fantaisie jadis de feuilleter les oeuvres de madame Guyon, uniquement parce qu'elle m'avait été recommandée par le meilleur de mes amis, François de Cambrai. Je tombai sur un passage du commentaire sur le Cantique des Cantiques, où cette femme célèbre compare les intelligences humaines aux eaux courantes qui sont toutes parties de l'Océan, et qui ne s'agitent sans cesse que pour y retourner. La comparaison est suivie avec beaucoup de justesse; mais vous savez que les morceaux de prose ne séjournent pas dans la mémoire. Heureusement je puis y suppléer en vous récitant des vers inexprimablement beaux de Métastase (1), qui a traduit madame Guyon, à moins qu'il ne l'ait rencontrée comme par miracle.

    L'onda dal mar divisa
    Bagna la ville e il monte:
    Va pressagiera in fiume;
    Va prigioniera in fonte:
    Mormora sempre e geme
    Finche non torni al mar;
    
    Al mar dova ella nacque,
    Dove acquisitò gli umori,
    Dove d'a lunghi errori
    Spera di reposar (2).

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(1)
    . . . Musarum comitis, cui carmina semper
    Et citharae cordi, numerosque intendere nervis.
(Virg., Aen., IX, 775-776.)
(2) Metast., Arias., III, 1. - Voici le passage de Mad. Guyon, indiqué dans le dialogue: - « Dieu étant notre dernière fin, l'âme peut sans cesse s'écouler dans lui comme dans son terme et son centre, et y être mêlée et transformée sans en ressortir jamais. Ainsi qu'un fleuve, qui est une eau sortie de la mer et très distincte de la mer, se trouvant loin de son origine, tâche par diverses agitations de se rapprocher de la mer, jusqu'à ce qu'y étant enfin retombé, il se perde et se mélange avec elle, ainsi qu'il y était perdu et mêlé avant que d'en sortir; et il ne peut plus en être distingué. » (Comment. sur le Cantique des Cantiques; in-12, 1687, chap. I, v. I.)
L'illustre ami de madame Guyon exprime encore la même idée dans son Télémaque. La raison, dit-il, est comme un grand océan de lumières: nos esprits sont comme de petits ruisseaux qui en sortent et qui y retournent pour s'y perdre. (Liv. IV.) On sent dans ces deux morceaux deux âmes mêlées.

Mais toutes ces eaux ne peuvent se mêler à l'Océan sans se mêler ensemble, du moins d'une certaine manière que je ne comprends pas du tout. Quelquefois je voudrais m'élancer hors des limites étroites de ce monde; je voudrais anticiper sur le jour des révélations et me plonger dans l'infini. Lorsque la double loi de l'homme sera effacée, et que ses deux centres seront confondus, il sera UN: car n'y ayant plus de combat dans lui, où prendrait-il l'idée de la duité? Mais, si nous considérons les hommes les uns à l'égard des autres, qu'en sera-t-il d'eux lorsque le mal étant anéanti, il n'y aura plus de passion ni d'intérêt personnel? Que deviendra le MOI, lorsque toutes les pensées seront communes comme les désirs, lorsque tous les esprits se verront comme ils sont vus? Qui peut comprendre, qui peut se représenter cette Jérusalem céleste où tous les habitants, pénétrés par le même esprit, se pénétreront mutuellement et se réfléchiront le bonheur (1)? Une infinité de spectres lumineux de même dimension, s'ils viennent à coïncider exactement dans le même lieu, ne sont plus une infinité de spectres lumineux; c'est un seul spectre infiniment lumineux. Je me garde bien cependant de vouloir toucher à la personnalité, sans laquelle l'immortalité n'est rien; mais je ne puis m'empêcher d'être frappé en voyant comment tout l'univers nous ramène à cette mystérieuse unité.
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(1) Jerusalem quae aedificatur ut civitas cujus participatio ejus in idipsum.

Saint Paul a inventé un mot qui a passé dans toutes les langues chrétiennes; c'est celui d'édifier, qui est fort étonnant au premier coup d'oeil: car qu'y a-t-il donc de commun entre la construction d'un édifice et le bon exemple qu'on donne à son prochain?

Mais on découvre bientôt la racine de cette expression. Le vice écarte les hommes, comme la vertu les unit. Il n'y a pas un acte contre l'ordre qui n'enfante un intérêt particulier contraire à l'ordre général; il n'y a pas un acte pur qui ne sacrifie un intérêt particulier à l'intérêt général, c'est-à-dire qui ne tende à créer une volonté une et régulière à la place de ces myriades de volontés divergentes et coupables. Saint Paul partait donc de cette idée fondamentale, que nous sommes tous l'édifice de Dieu; et que cet édifice que nous devons élever est le corps du Sauveur (1). Il tourne cette idée de plusieurs manières. Il veut qu'on s'édifie les uns les autres; c'est-à-dire que chaque homme prenne place volontairement comme une pierre de cet édifice spirituel, et qu'il tâche de toutes ses forces d'y appeler les autres, afin que tout homme édifie et soit édifié. Il prononce surtout ce mot célèbre: La science enfle, mais la charité édifie (2): mot admirable, et d'une vérité frappante: car la science réduite à elle-même divise au lieu d'unir, et toutes ses constructions ne sont que des apparences: au lieu que la vertu édifie réellement, et ne peut même agir sans édifier. Saint Paul avait lu dans le sublime testament de son maître que les hommes sont un et plusieurs comme Dieu (3); de manière que tous sont terminés et consommés dans l'unité (4), car jusque-là l'oeuvre n'est pas finie. Et comment n'y aurait-il point entre nous une certaine unité (elle sera ce qu'on voudra: on l'appellera comme on voudra), puisqu'un seul homme nous a perdus par un seul acte? (III) Je ne fais point ici ce qu'on appelle un cercle en prouvant l'unité par l'origine du mal, et l'origine du mal par l'unité: point du tout; le mal n'est que trop prouvé par lui-même; il est partout et surtout dans nous. Or de toutes les suppositions qu'on peut imaginer pour en expliquer l'origine, aucune ne satisfait le bon sens ennemi de l'ergotage autant que cette croyance, qui le présente comme le résultat héréditaire d'une prévarication fondamentale, et qui a pour elle le torrent de toutes les traditions humaines.
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(1) I Cor., III, 9.
(2) I Cor., VIII, 10.
(3) « Qu'ils soient UN comme nous (Jean, XVII, 11) afin qu'ils soient un tous ensemble, comme vous êtes en moi et moi en vous, qu'ils soient de même UN en vous. (Ibid., XXI.) Je leur ai donné la gloire que vous m'avez donnée, afin qu'ils soient UN comme nous sommes UN. (Ibid., XXII.) »
(4) « Je suis en eux et vous en moi, afin qu'ils soient consommés en UN. (Ibid., XXIII.) »

La dégradation de l'homme peut donc être mise au nombre des preuves de l'unité humaine, et nous aider à comprendre comment par la loi d'analogie, qui régit toutes les choses divines, le salut de même est venu par un seul (1).
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(1) Rom., V, 17, sep.

Vous disiez l'autre jour, M. le comte, qu'il n'y avait pas de dogme chrétien qui ne fût appuyé sur quelque tradition universelle et aussi ancienne que l'homme, ou sur quelque sentiment inné qui nous appartient comme notre propre existence. Rien n'est plus vrai. N'avez-vous jamais réfléchi à l'importance que les hommes ont toujours attachée aux repas pris en commun? La table, dit un ancien proverbe grec, est l'entremetteuse de l'amitié. Point de traités, point d'accords, point de fêtes, point de cérémonies d'aucune espèce, même lugubres, sans repas. Pourquoi l'invitation adressée à un homme qui dînera tout aussi bien chez lui, est-elle une politesse? pourquoi est-il plus honorable d'être assis à la table d'un prince que d'être assis ailleurs à ses côtés? Descendez depuis le palais du monarque européen jusqu'à la hutte du cacique; passez de la plus haute civilisation aux rudiments de la société; examinez tous les rangs, toutes les conditions, tous les caractères, partout vous trouverez les repas placés comme une espèce de religion, comme une théorie d'égards, de bienveillance, d'étiquette, souvent de politique; théorie qui a ses lois, ses observances, ses délicatesses très remarquables. Les hommes n'ont pas trouvé de signe d'union plus expressif que celui de se rassembler pour prendre, ainsi rapprochés, une nourriture commune. Ce signe a paru exalter l'union jusqu'à l'unité. Ce sentiment étant donc universel, la religion l'a choisi pour en faire la base de son principal mystère; et comme tout repas, suivant l'instinct universel, était une communion à la même coupe (1), elle a voulu à son tour que sa communion fût un repas. Pour la vie spirituelle comme pour la vie corporelle, une nourriture est nécessaire. Le même organe matériel sert à l'une et à l'autre. À ce banquet, tous les hommes deviennent UN en se rassasiant d'une nourriture qui est une, et qui est toute dans tous. Les anciens pères, pour rendre sensible jusqu'à un certain point cette transformation dans l'unité, tirent volontiers leurs comparaisons de l'épi et de la grappe, qui sont les matériaux du mystère. Car tout ainsi que plusieurs grains de blé ou de raisin ne font qu'un pain et une boisson, de même ce pain et ce vin mystiques qui nous sont présentés à la table sainte, brisent le MOI, et nous absorbent dans leur inconcevable unité (IV).
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(1) In segno delle comunione e participazione a' sagrifiz essendo la mensa in se stessa sacra, e non essendo altro i conviti che sagrifiz. (Antichita di Ercolano, Napoli, 1779, in-fol., tom. VII, iav. IX, pag. 42.)

Il y a une foule d'exemples de ce sentiment naturel, légitime et consacré par la religion, et qu'on pourrait regarder comme des traces presque effacées d'un état primitif. En suivant cette route, croyez-vous, M. le comte, qu'il fût absolument impossible de se former une certaine idée de cette solidarité qui existe entre les hommes (vous me permettrez bien ce terme de jurisprudence), d'où résulte la réversibilité des mérites qui explique tout?

LE COMTE.

Il me serait impossible, mon respectable ami, de vous exprimer, même d'une manière bien imparfaite, le plaisir que m'a causé votre discours; mais, je vous l'avoue avec une franchise dont vous êtes bien digne, ce plaisir est mêlé d'un certain effroi. Le vol que vous prenez peut trop aisément vous égarer, d'autant plus que vous n'avez pas, comme moi, un fanal que vous puissiez regarder par tous les temps et de toutes les distances. N'y a-t-il pas de la témérité à vouloir comprendre des choses si fort au-dessus de nous? Les hommes ont toujours été tentés par les idées singulières qui flattent l'orgueil: il est si doux de marcher par des routes extraordinaires que nul pied humain n'a foulées! Mais qu'y gagne-t-on? l'homme en devient-il meilleur? car c'est là le grand point. Je dis de plus: en devient-il plus savant? Pourquoi accorderions-nous notre confiance à ces belles théories, si elles ne peuvent nous mener ni loin ni droit? Je ne refuse point de voir de fort beaux aperçus dans tout ce que vous venez de nous dire; mais, encore une fois, ne courons-nous pas deux grands dangers, celui de nous égarer d'une manière funeste, et celui de perdre à de vaines spéculations un temps précieux que nous pourrions employer en études, et peut-être même en découvertes utiles?

LE SÉNATEUR.

C'est précisément le contraire, mon cher comte: il n'y a rien de si utile que ces études qui ont pour objet le monde intellectuel, et c'est précisément la grande route des découvertes. Tout ce qu'on peut savoir dans la philosophie rationnelle se trouve dans un passage de saint Paul, et ce passage, le voici:

CE MONDE EST UN SYSTEME DE CHOSES INVISIBLES MANIFESTÉES VISIBLEMENT (V).

L'univers, a dit quelque part Charles Bonnet, ne serait donc qu'un assemblage d'apparences (1)!
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(1) Toute la nature ne serait donc pour nous qu'un grand et magnifique spectacle d'apparences. (Bonnet, Paling., part. XIII, chap. II.)

Sans doute, du moins dans un certain sens; car il y a un genre d'idéalisme qui est très raisonnable. Difficilement peut-être trouvera-t-on un système de quelque célébrité qui ne renferme rien de vrai.

Si vous considérez que tout a été fait par et pour l'intelligence; que tout mouvement est un effet, de manière que la cause proprement dite d'un mouvement ne peut être un mouvement (1); que ces mots de cause et de matière s'excluent mutuellement comme ceux de cercle et de triangle, et que tout se rapporte dans ce monde que nous voyons à un autre monde que nous ne voyons pas (2), vous sentirez aisément que nous vivons en effet au milieu d'un système de choses invisibles manifestées visiblement.
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(1) Saint Thomas a dit: Omne mobile a principio immobili. (Adv. gent., I, XLIV, no 2, et XLVII, no 6.) Mallebranche l'a répété. Dieu seul, dit-il, est tout à la fois moteur et immobile. (Rech. de la vérité, in-4o, Append. pag. 520.) Mais l'axiome appartient à la philosophie antique.
(2) Tout ce monde visible n'est fait que pour le siècle à venir: tout ce qui se passe a ses rapports secrets avec ce siècle éternel où rien ne passera plus: tout ce que nous voyons n'est que la figure et l'attente des choses invisibles... Dieu n'agit dans le temps que pour l'éternité. (Massillon, Serm. sur les afflictions, IIIe partie.)

Parcourez le cercle des sciences, vous verrez qu'elles commencent toutes par un mystère. Le mathématicien tâtonne sur les bases du calcul des quantités imaginaires, quoique ses opérations soient très justes. Il comprend encore moins le principe du calcul infinitésimal, l'un des instruments les plus puissants que Dieu ait confiés à l'homme. Il s'étonne de tirer des conséquences infaillibles d'un principe qui choque le bon sens, et nous avons vu des académies demander au monde savant l'explication de ces contradictions apparentes. L'astronome attractionnaire dit qu'il ne s'embarrasse nullement de savoir ce que c'est que l'attraction, pourvu qu'il soit démontré que cette force existe; mais, dans sa conscience, il s'en embarrasse beaucoup. Le germinaliste, qui vient de pulvériser les romans de l'épigénégiste, s'arrête tout pensif devant l'oreille du mulet: tout sa science branle et sa vue se trouble. Le physicien, qui a fait l'expérience de Hales (VI), se demande à lui-même ce que c'est qu'une plante, ce que c'est que le bois, enfin ce que c'est que la matière, et n'ose plus se moquer des alchimistes. Mais rien n'est plus intéressant que ce qui se passe de nos jours dans l'empire de la chimie. Soyez bien attentifs à la marche des expériences, et vous verrez où les adeptes se trouveront conduits. J'honore sincèrement leurs travaux; mais je crains beaucoup que la postérité n'en profite sans reconnaissance, et ne les regarde eux-mêmes comme des aveugles qui sont arrivés sans le savoir dans un pays dont ils niaient l'existence.

Il n'y a donc aucune loi sensible qui n'ait derrière elle (passez-moi cette expression ridicule) une loi spirituelle dont la première n'est que l'expression visible; et voilà pourquoi toute explication de cause par la matière ne contentera jamais un bon esprit. Dès qu'on sort du domaine de l'expérience matérielle et palpable pour entrer dans celui de la philosophie rationnelle, il faut sortir de la matière et tout expliquer par la métaphysique. J'entends la vraie métaphysique, et non celle qui n'a été cultivée avec tant d'ardeur durant le dernier siècle par des hommes qu'on appelait sérieusement métaphysiciens. plaisants métaphysiciens! qui ont passé leur vie à prouver qu'il n'y a point de métaphysique; brutes illustres en qui le génie était animalisé!

Il est donc très certain, mon digne ami, qu'on ne peut arriver que par ces routes extraordinaires que vous craignez tant. Que si je n'arrive pas, ou parce que je manque de forces, ou parce que l'autorité aura élevé des barrières sur mon chemin, n'est-ce déjà un point capital de savoir que je suis dans la bonne route? Tous les inventeurs, tous les hommes originaux on été des hommes religieux et même exaltés. L'esprit humain, dénaturé par le scepticisme irreligieux, ressemble à une friche qui ne produit rien, ou qui se couvre de plantes spontanées, inutiles à l'homme. Alors même sa fécondité naturelle est un mal: car ces plantes, en mêlant et entrelaçant leurs racines, endurcissent le sol, et forment une barrière de plus entre le ciel et la terre. Brisez, brisez cette croûte maudite; détruisez toutes les forces de l'homme; enfoncez le soc; cherchez profondément les puissances de la terre pour les mettre en contact avec les puissances du ciel!

Voilà, messieurs, l'image naturelle de l'intelligence humaine ouverte ou fermée aux connaissances divines.

Les sciences naturelles mêmes sont soumises à la loi générale. Le génie ne se traîne guère appuyé sur des syllogismes. Son allure est libre; sa manière tient de l'inspiration: on le voit arriver, et personne ne l'a vu marcher (1). Y a-t-il, par exemple, un homme qu'on puisse comparer à Kepler dans l'astronomie? Newton lui-même est-il autre chose que le sublime commentateur de ce grand homme, qui seul a pu écrire son nom dans les cieux? car les lois du monde sont les lois de Kepler (VII). Il y a surtout dans la troisième quelque chose de si extraordinaire, de si indépendant de toute autre connaissance préliminaire, qu'on ne peut se dispenser d'y reconnaître une véritable inspiration: or, il ne parvint à cette immortelle découverte qu'en suivant je ne sais quelles idées mystiques de nombres et d'harmonie céleste, qui s'accordaient fort bien avec son caractère profondément religieux, mais qui ne sont, pour la froide raison, que de purs rêves. Si l'on avait soumis ces idées à l'examen de certains philosophes en garde contre toute espèce de superstition, à celui de Bacon, par exemple, qui aimait l'astronomie et le physique comme les premiers hommes d'Italie aiment les femmes, il n'aurait pas manqué d'y voir des idoles de cavernes ou des idoles de tribus, etc. (2).
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(1) Divina cognitio non est inquisitio... non per ratiocinationem causata, sed immaterialis cognitio rerum absque discursu. (S. Thomas, advers. gent., I, 92.) En effet, la science en Dieu étant une intuition, plus elle a ce caractère dans l'homme, et plus elle s'approche de son modèle.
(2) Ceux qui connaissent la philosophie de Bacon entendent cet argot: il serait trop long de l'expliquer aux autres.

Mais ce Bacon, qui avait substitué la méthode d'induction à celle du syllogisme, comme on l'a dit dans un siècle où l'on a épuisé tous les genres de délire, non seulement était demeuré étranger à la découverte de son immortel contemporain, mais il tenait obstinément au système de Ptolémée, malgré les travaux de Copernic, et il appelait cette obstination une noble constance (1).
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(1) Itaque tenebimus, quemadmodum coelestia sonent, NOBILEM CONSTANTIAM. (The works of R. Bacon, London, 1803, in-8o. Thema coeli, tom. IX, p. 252.)

Et dans la patrie de Roger Bacon on croyait, même apres les découvertes de Galilée, que les verres caustiques devaient être concaves, et que le mouvement de tâtonnement, qu'on fait en haussant et baissant une lentille pour trouver le vrai point du foyer, augmentait la chaleur des rayons solaires (VIII).

Il est impossible que vous ne vous soyez pas quelquefois divertis des explications mécaniques du magnétisme, et surtout des atomes de Descartes formés en tire-bouchons (1); mais vous n'avez sûrement pas lu ce qu'en a dit Gilbert: car ces vieux livres ne se lisent plus. Je ne prétends point dire qu'il ait raison; mais j'engagerais sans balancer ma vie, et même mon honneur, que jamais on ne découvrira rien dans ce profond mystère de la nature qu'en suivant les idées de Gilbert, ou d'autres du même genre (IX), comme le mouvement général des eaux dans le monde ne s'expliquera jamais d'une manière satisfaisante (supposé qu'il s'explique) qu'à la manière de Sénèque (2), c'est-à-dire par des méthodes totalement étrangères à nos expériences matérielles et aux lois de la mécanique.
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(1) Cartesii principia philosophica, Pars IV, no 133, p. 186, Amst., Blaen, 1685, in-4o.
(2) Sen., Quaest. nat. III, 10, 12, 15. Elzevir, 1639, 4 vol. in-12, tom. II, pag. 578, seqq.

Plus les sciences se rapportent à l'homme, comme la médecine, par exemple, moins elles peuvent se passer de religion: lisez, si vous voulez, les médecins irréligieux, comme savants ou comme écrivains, s'ils ont le mérite du style; mais ne les appelez jamais auprès de votre lit (X). Laissons de côté, si vous le voulez, la raison métaphysique, qui est cependant bien importante; mais n'oublions jamais le précepte de Celse, qui nous recommande quelque part de chercher autant que nous le pouvons le médecin ami (1); cherchons donc avant tout celui qui a juré d'aimer tous les hommes, et fuyons par-dessus tout celui qui, par système, ne doit l'amour à personne.
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(1) Quum per scientia sit, utiliorem tamen medicus esse (scias) amicum quam extraneum. (Aur. Corn. Celsi, de Remed., Praef. lib. I.)

Les mathématiques mêmes sont soumises à cette loi, quoiqu'elles soient un instrument plutôt qu'une science, puisqu'elles n'ont de valeur qu'en nous conduisant à des connaissances d'un autre ordre: comparez les mathématiciens du grand siècle et ceux du suivant. Les nôtres furent de puissants chiffreurs: ils manièrent avec une dextérité merveilleuse et qu'on ne saurait trop admirer les instruments remis entre leurs mains; mais ces instruments furent inventés dans le siècle de la foi et même des factions religieuses, qui ont une vertu admirable pour créer les grands caractères et les grands talents. Ce n'est point la même chose d'avancer dans une route ou de la découvrir (XI).

Le plus original des mathématiciens du XVIIIe siècle, autant qu'il m'est permis d'en juger, le plus fécond, et celui surtout dont les travaux tournèrent le plus au profit de l'homme (ce point ne doit jamais être oublié) par l'application qu'il en fit à l'optique et à l'art nautique, fut Léonard Euler, dont la tendre piété fut connue de tout le monde, de moi surtout, qui ai pu si longtemps l'admirer de près.

Qu'on ne vienne donc point crier à l'illuminisme, à la mysticité. Des mots ne sont rien; et cependant c'est avec ce rien qu'on intimide le génie et qu'on barre la route des découvertes. Certains philosophes se sont avisés dans ce siècle de parler de causes: mais quand voudra-t-on donc comprendre qu'il ne peut y avoir de causes dans l'ordre matériel, et qu'elles doivent toutes être cherchées dans un autre cercle?

Or, si cette règle a lieu, même dans les sciences naturelles, pourquoi, dans les sciences d'un ordre surnaturel, ne nous livrerions-nous pas, sans le moindre scrupule, à des recherches que nous pourrions aussi nommer surnaturelles? Je suis étonné, M. le comte, de trouver en vous les préjugés auxquels l'indépendance de votre esprit aurait pu échapper aisément.

LE COMTE.

Je vous assure, mon cher ami, qu'il pourrait bien y avoir du mal entendu entre nous, comme il arrive dans la plupart des discussions. Jamais je n'ai prétendu nier, Dieu m'en préserve, que la religion ne soit la mère de la science: la théorie et l'expérience se réunissent pour proclamer cette vérité. Le sceptre de la science n'appartient à l'Europe que parce qu'elle est chrétienne. Elle n'est parvenue à ce haut point de civilisation et de connaissances que parce qu'elle a commencé par la théologie; parce que les universités ne furent d'abord que des écoles de théologie, et parce que toutes les sciences, greffées sur ce sujet divin, ont manifesté la sève divine par une immense végétation. L'indispensable nécessité de cette longue préparation du génie européen est une vérité capitale qui a totalement échappé aux discoureurs modernes. Bacon même, que vous avez justement pincé, s'y est trompé comme des gens bien au-dessous de lui. Il est tout à fait amusant lorsqu'il traite ce sujet, et surtout lorsqu'il se fâche contre la scolastique et la théologie. Il faut en convenir, cet homme célèbre a paru méconnaître entièrement les préparations indispensables pour que la science ne soit pas un grand mal. Apprenez aux jeunes gens la physique et la chimie avant des les avoir imprégnés de religion et de morale; envoyez à une nation neuve des académiciens avant de lui avoir envoyé des missionnaires, et vous verrez le résultat.

On peut même, je crois, prouver jusqu'à la démonstration qu'il y a dans la science, si elle n'est pas entièrement subordonnée aux dogmes nationaux, quelque chose de caché qui tend à ravaler l'homme, et à le rendre surtout inutile ou mauvais citoyen: ce principe bien développé fournirait une solution claire et péremptoire du grand problème de l'utilité des sciences, problème que rousseau a fort embrouillé dans le milieu du dernier siècle avec son esprit faux et ses demi-connaissances (1).
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(1) L'étude des sciences naturelles a son excès comme tout le reste, et nous y sommes arrivés. Elles ne sont point, elles ne doivent point être le but principal de l'intelligence, et la plus haute folie qu'on puisse commettre serait celle de s'exposer à manquer d'hommes pour avoir plus de physiciens. Philosophe, disait très-bien Sénèque, commence par t'étudier toi-même avant d'étudier le monde. (Ep. LXV.) Mais les paroles de Bossuet frappent bien plus fortement, parce qu'elles tombent de plus haut.
« L'homme est vain de plus d'une sorte: ceux-là pensent être les plus raisonnables qui sont vains des dons de l'intelligence...: à la vérité, ils sont dignes d'être distingués des autres, et ils font un des plus beaux ornements du monde; mais qui les pourrait supporter, lorsque aussitôt qu'il se sentent un peu de talent... ils fatiguent toutes les oreilles... et pensent avoir droit de se faire écouter sans fin, et de décider de tout souverainement? O justesse dans la vie! ô égalité dans les moeurs! ô mesure dans les passions! riches et véritables ornements de la nature raisonnable, quand est-ce que nous apprendrons à vous estimer? » (Sermon sur l'honneur.)

Pourquoi les savants sont-ils presque toujours de mauvais hommes d'état, et en général inhabiles aux affaires?

D'où vient au contraire que les prêtres (je dis les PRETRES) sont naturellement hommes d'état? c'est-à-dire, pourquoi l'ordre sacerdotal en produit-il davantage, proportion gardée, que tous les autres ordres de la société? surtout de ces hommes d'état naturels, si je puis m'exprimer ainsi, qui s'élancent dans les affaires et réussissent sans préparation, tel par exemple que Charles V et son fils en employèrent beaucoup, et qui nous étonnent dans l'histoire?

Pourquoi la plus noble, la plus forte, la plus puissante des monarchies a-t-elle été faite, au pied de la lettre, par des ÉVEQUES (c'est un aveu de Gibbon) comme une ruche est faite par des abeilles?

Je ne finirais pas sur ce grand sujet; mais, mon cher sénateur, pour l'intérêt même de cette religion et pour l'honneur qui lui est dû, souvenons-nous qu'elle ne nous recommande rien tant que la simplicité et l'obéissance. De qui notre argile est-elle mieux connue que de Dieu? J'ose dire que ce que nous devons ignorer est plus important pour nous que ce que nous devons savoir. S'il a placé certains objets au-delà des bornes de notre vision, c'est sans doute parce qu'il serait dangereux pour nous de les apercevoir distinctement. J'adopte de tout mon coeur et j'admire votre comparaison tirée de la terre ouverte ou fermée aux influences du ciel: prenez garde cependant de ne pas tirer une conséquence fausse d'un principe évident. Que la religion, et même la piété, soit la meilleure préparation pour l'esprit humain; qu'elle le dispose, autant que la capacité individuelle le permet, à toute espèce de connaissances, et qu'elle le place sur la route des découvertes, c'est une vérité incontestable pour tout homme qui a seulement mouillé ses lèvres à la coupe de la vraie philosophie. Mais quelle conclusion tirerons-nous de cette vérité? qu'il faut donc faire tous nos efforts pour pénétrer les mystères de cette religion? Nullement: permettez-moi de vous le dire, c'est un sophisme évident. La conclusion légitime est qu'il faut subordonner toutes nos connaissances à la religion, croire fermement qu'on étudie en priant; et surtout, lorsque nous nous occupons de philosophie rationnelle, ne jamais oublier que toute proposition de métaphysique, qui ne sort pas comme d'elle-même d'un dogme chrétien, n'est et ne peut être qu'une coupable extravagance. Voilà qui nous suffit pour la pratique: qu'importe tout le reste? Je vous ai suivi avec un extrême intérêt dans tout ce que vous nous avez dit sur cette incompréhensible unité, base nécessaire de la réversibilité qui expliquerait tout, si on pouvait expliquer. J'applaudis à vos connaissances et à la manière dont vous savez les faire converger: cependant quel avantage vous donnent-elles sur moi? Cette réversibilité, je la crois tout comme vous, comme je crois à l'existence de la ville de Pékin aussi bien que ce missionnaire qui en revient, avec qui nous dinâmes l'autre jour. Quand vous pénétreriez la raison de ce dogme, vous perdriez le mérite de la foi, non seulement sans aucun profit, mais de plus avec un très grand danger pour vous; car vous ne pourriez, dans ce cas, répondre de votre tête. Vous rappelez-vous ce que nous lisions ensemble, il y a quelque temps, dans un livre de Saint-Martin? Que le chimiste imprudent court risque d'adorer son ouvrage. Ce mot n'est point écrit en l'air: Mallebranche n'a-t-il pas dit qu'une fausse croyance sur l'efficacité des causes secondes pouvait mener à l'idolâtrie? c'est la même idée. Nous avons perdu, il n'y a pas bien longtemps, un ami commun éminent en science et en sainteté: vous savez bien que lorsqu'il faisait, toujours pour lui seul, certaines expériences de chimie, il croyait devoir s'environner de saintes précautions. On dit que la chimie pneumatique date de nos jours: mais il y a eu, il y a, et sans doute il y aura toujours une chimie trop pneumatique. Les ignorants rient de ces sortes de choses, parce qu'ils n'y comprennent rien, et c'est tant mieux pour eux. Plus l'intelligence connaît, et plus elle peut être coupable. Nous parlons souvent avec un étonnement niais de l'absurdité de l'idolâtrie; mais je puis bien vous assurer que si nous avions les connaissances qui égarèrent les premiers idolâtres, nous le serions tous, ou que du moins Dieu pourrait à peine marquer pour lui douze mille hommes dans chaque tribu. Nous partons toujours de l'hypothèse banale que l'homme s'est élevé graduellement de la barbarie à la science et à la civilisation. C'est le rêve favori, c'est l'erreur-mêre, et, comme dit l'école, le protopseudès de notre siècle. Mais si les philosophes de ce malheureux siècle, avec l'horrible perversité que nous leur avons connue, et qui s'obstinent encore malgré les avertissements qu'ils ont reçus, avaient possédé de plus quelques-unes de ces connaissances qui ont dû nécessairement appartenir aux premiers hommes, malheur à l'univers! ils auraient amené sur le genre humain quelque calamité d'un ordre surnaturel. Voyez ce qu'ils ont fait et ce qu'ils nous ont attiré, malgré leur profonde stupidité dans les sciences spirituelles.

Je m'oppose donc, autant qu'il est en moi, à toute recherche curieuse qui sort de la sphère temporelle de l'homme. La religion est l'aromate qui empêche la science de se corrompre, c'est un excellent mot de Bacon, et, pour cette fois, je n'ai pas envie de le critiquer. Je serais seulement un peu tenté de croire qu'il n'a pas lui-même assez réfléchi sur sa propre maxime, puisqu'il a travaillé formellement à séparer l'aromate de la science.

Observez encore que la religion est le plus grand véhicule de la science. Elle ne peut, sans doute, créer le talent qui n'existe pas: mais elle l'exalte sans mesure partout où elle le trouve, surtout le talent des découvertes, tandis que l'irréligion le comprime toujours et l'étouffe souvent. Que voulons-nous de plus? Il n'est pas permis de pénétrer l'instrument qui nous a été donné pour pénétrer. Il est trop aisé de le briser, ou, ce qui est pire peut-être, de le fausser. Je remercie Dieu de mon ignorance encore plus que de ma science; car ma science est moi, du moins en partie, et par conséquent je ne puis être sûr qu'elle est bonne: mon ignorance au contraire, du moins celle dont je parle, est de lui; partant, j'ai toute la confiance possible en elle. Je n'irai point tenter follement d'escalader l'enceinte salutaire dont la sagesse divine nous a environnés; je suis sûr d'être de ce côté sur les terres de la vérité: qui m'assure qu'au-delà (pour ne point faire de supposition plus triste) je ne me trouverai pas sur les domaines de la superstition?

LE CHEVALIER.

Entre deux puissances supérieures qui se battent, une troisième, quoique très faible, peut bien se proposer pour médiatrice, pourvu qu'elle leur soit agréable et qu'elle ait de la bonne foi.

Il me semble d'abord, M. le sénateur, que vous avez donné un peu trop de latitude à vos idées religieuses. Vous dites que l'explication des causes doit toujours être cherchée hors du monde matériel, et vous citez Kepler, qui arriva à ses fameuses découvertes par je ne sais quel système d'harmonie céleste à laquelle ne ne comprend rien; mais dans tout cela je ne vois par l'ombre de religion. On peut bien être musicien et calculer des accords sans avoir de la piété. Il me semble que Kepler aurait fort bien pu découvrir ses lois sans croire en Dieu.

LE SÉNATEUR.

Vous vous êtes répondu à vous-même, M. le chevalier, en prononçant ces mots hors du monde matériel. Je n'ai point dit que chaque découverte doive sortir immédiatement d'un dogme comme le poulet sort de l'oeuf: j'ai dit qu'il n'y a point de causes dans la matière, et que par conséquent elles ne doivent point être cherchées dans la matière. Or, mon cher ami, il n'y a que les hommes religieux qui puissent et qui veuillent en sortir. Les autres ne croient qu'à la matière, et se courroucent même lorsqu'on leur parle d'un autre ordre de chose. Il faut à notre siècle une astronomie mécanique, une chimie mécanique, une pesanteur mécanique, une morale mécanique, une parole mécanique, des remèdes mécaniques pour guérir des maladies mécaniques: que sais-je enfin? tout n'est-il pas mécanique? Or, il n'y a que l'esprit religieux qui puisse guérir cette maladie. Nous parlions de Kepler; mais jamais Kepler n'aurait pris la route qui le conduisait si bien, s'il n'avait pas été éminemment religieux. Je ne voudrais pas d'autre preuve de son caractère que le titre qu'il donna à son ouvrage sur la véritable époque de la naissance de J.C. (1). Je doute que de nos jours un astronome de Londres ou de Paris en choisît un de pareil.
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(1) On connaît un ouvrage de ce fameux astronome intitulé: De vero anno quo Dei Filius humanam naturam assumpsit Joh. Keppleri commentatiuncula, in-4o. Peut-être qu'en effet un érudit protestant ne s'exprimerait point ainsi de nos jours.

Ainsi vous voyez, mon cher chevalier, que je n'ai pas confondu les objets, comme vous l'avez cru d'abord.

LE CHEVALIER.

Soit: je ne suis point assez fort pour disputer avec vous; mais voici un point sur lequel j'aurais encore envie de vous quereller: notre ami avait dit que votre goût pour les explications d'un genre extraordinaire pouvait vous conduire et en conduire d'autres peut-être à de très grands dangers, et qu'elles avaient de plus l'extrême inconvénient de nuire aux études utiles. À cela vous avez répondu que c'était précisément le contraire, et que rien ne favorisait l'avancement des sciences et des découvertes en tout genre, comme cette tournure d'esprit qui nous porte toujours hors du monde matériel. C'est encore un point sur lequel je ne me crois pas assez fort pour disputer avec vous; mais ce qui me paraît évident, c'est que vous avez passé l'autre objection sous silence, et cependant elle est grave. J'accorde que les idées mystiques et extraordinaires puissent quelquefois mener à d'importantes découvertes: il faut aussi mettre dans l'autre bassin de la balance les inconvénients qui peuvent en résulter. Accordons, par exemple, qu'elles puissent illuminer un Kepler: si elles doivent encore produire dix mille fous qui troublent le monde et le corrompent même, je me sens très disposé à sacrifier le grand homme.

Je crois donc, si vous voulez bien excuser mon impertinence, que vous êtes allé un peu trop loin, et que vous ne feriez pas mal de vous défier un peu de vos élans spirituels: du moins, je ne l'aurais jamais assez dit, autant que j'en puis juger. Mais comme le devoir d'un médiateur est d'ôter et d'accorder quelque chose aux deux parties, il faut aussi vous dire, M. le comte, que vous me paraissez pousser la timidité à l'excès. Je vous fais mon compliment sur votre soumission religieuse. J'ai beaucoup couru le monde: en vérité, je n'ai rien trouvé de meilleur; mais je ne sais pas trop comprendre comment la foi vous mène à craindre la superstition. C'est tout le contraire, ce me semble, qui devrait arriver; je suis de plus surpris que vous en vouliez autant à cette superstition, qui n'est pas, ce me semble, une si mauvaise chose. Au fond, qu'est-ce que la superstition? L'abbé Gérard, dans un excellent livre dont le titre est cependant en opposition directe avec l'ouvrage, m'enseigne qu'il n'y a point de synonymes dans les langues. La superstition n'est donc ni l'erreur, ni le fanatisme, ni aucun autre monstre de ce genre portant un autre nom. Je le répète, qu'est-ce donc que la superstition? Super ne veut il pas dire par delà? Ce sera donc quelque chose qui est par delà la croyance légitime. En vérité, il n'y a pas de quoi crier haro. J'ai souvent observé dans ce monde que ce qui suffit ne suffit pas; n'allez pas prendre ceci pour un jeu de mots: celui qui veut faire précisément tout ce qui est permis fera bientôt ce qui ne l'est pas. Jamais nous ne sommes sûrs de nos qualités morales que lorsque nous avons su leur donner un peu d'exaltation. Dans le monde politique, les pouvoirs constitutionnels établis parmi les nations libres ne subsistent guère qu'en se heurtant. Si quelqu'un vient à vous pour vous renverser, il ne suffit pas de vous roidir à votre place: il faut le frapper lui-même, et le faire reculer si vous pouvez. Pour franchir un fossé, il faut toujours fixer son point de vue fort au-delà du bord, sous peine de tomber dedans. Enfin c'est une règle générale; il serait bien singulier que la religion en fût une exception. Je ne crois pas qu'un homme, et moins encore une nation, puisse croire précisément ce qu'il faut. Toujours il y aura du plus ou du moins. J'imagine, mes bons amis, que l'honneur ne vous déplaît pas? cependant qu'est-ce que l'honneur? C'est la superstition de la vertu, ou ce n'est rien. En amour, en amitié, en fidélité, en bonne foi, etc., la superstition est aimable, précieuse même et souvent nécessaire; pourquoi n'en serait-il de même de la piété? Je suis porté à croire que les clameurs contre les excès de la chose partent des ennemis de la chose. La raison est bonne sans doute, mais il s'en faut que tout doive se régler par la raison. - Écoutez ce petit conte je vous en prie: peut-être c'est une histoire.

Deux soeurs ont leur père à la guerre: elles couchent dans la même chambre; il fait froid, et le temps est mauvais: elles s'entretiennent des peines et des dangers qui environnent leur père. Peut-être, dit l'une, il bivouaque dans ce moment: peut-être il est couché sur la terre, sans feu ni couverture: qui sait si ce n'est pas le moment que l'ennemi a choisi... ah!...

Elle s'élance hors de son lit, court en chemise à son bureau, en tire le portrait de son père, vient le placer sur son chevet, et jette sa tête sur le bijou chéri. - Bon papa! je te garderai. - Mais, ma pauvre soeur, dit l'autre, je crois que la tête vous tourne. Croyez-vous donc qu'en vous enrhumant vous sauverez notre père, et qu'il soit beaucoup plus en sûreté parce que votre tête appuie sur son portrait? prenez garde de le casser, et, croyez-moi, dormez.

Certainement celle-ci a raison, et tout ce qu'elle dit est vrai; mais si vous deviez épouser l'une ou l'autre de ces deux soeurs, dites-moi, graves philosophes, choisiriez-vous la logicienne ou la superstitieuse?

Pour revenir, je crois que la superstition est un ouvrage avancé de la religion qu'il ne faut pas détruire, car il n'est pas bon qu'on puisse venir sans obstacle jusqu'au pied du mur, en mesurer la hauteur et planter les échelles. Vous m'opposerez les abus; mais d'abord, croyez-vous que les abus d'une chose divine n'aient pas dans la chose même certaines limites naturelles, et que les inconvénients de ces abus puissent jamais égaler le danger d'ébranler la croyance? Je vous dirai d'ailleurs, en suivant ma comparaison: si un ouvrage avancé est trop avancé, ce sera aussi un grand abus; car il ne sera utile qu'à l'ennemi qui s'en servira pour se mettre à couvert et battre la place: faut-il donc ne point faire d'ouvrages avancés? Avec cette belle crainte des abus, on finirait par ne plus oser remuer.

Mais il y a des abus ridicules et des abus criminels; voilà ce qui m'intrigue. C'est un point que je n'ai pas su débrouiller dans ma tête. J'ai vu des hommes livrés à ces idées singulières dont vous parliez tout à l'heure, qui étaient bien, je vous l'assure, les plus honnêtes et les plus aimables qu'il fût possible de connaître. Je veux vous dire à ce propos une petite histoire qui ne manquera pas de vous amuser. Vous savez dans quelle retraite et avec quelles personnes j'ai passé l'hiver de 1806. Parmi les personnes qui se trouvaient là, un de vos anciens amis, M. le comte, faisait les délices de notre société; c'était le vieux commandeur de M..., que vous avez beaucoup vu jadis à Lyon, et qui vient de terminer sa longue et vertueuse carrière. Il avait soixante et dix ans révolus lorsque nous le vîmes se mettre en colère pour la première fois de sa vie. Parmi les livres qu'on nous envoyait de la ville voisine pour occuper nos longues soirées, nous trouvâmes un jour l'ouvrage posthume de je ne sais quel échappé des petites-maisons de Genève, qui avait passé une grande partie de sa vie à chercher la cause mécanique de la pesanteur, et qui, se flattant de l'avoir trouvée, chantait modestement EURÉKA, tout en s'étonnant néanmoins de l'accueil glacé qu'on faisait à son système (1). En mourant, il avait chargé ses exécuteurs testamentaires de publier, pour le bien de l'univers, cette rare découverte accompagnée de plusieurs morceaux d'une métaphysique pestilentielle. Vous sentez bien qu'il fut obéi ponctuellement; et ce livre qui était échu au bon commandeur le mit dans une colère tout à fait divertissante.
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(1) Voy. la page 307 du livre en question. Genève, 1805, in-8o.

« Le sage auteur de ce livre, nous disait-il, a découvert que la cause de la pesanteur doit se trouver hors du monde, vu qu'il n'y a dans l'univers aucune machine capable d'exécuter ce que nous voyons. Vous me demanderez peut-être ce que c'est qu'une région hors du monde? L'auteur ne le dit pas, mais ce doit être bien loin. Quoi qu'il en soit, dans ce pays hors du monde, il y avait une fois (on ne sait ni comment ni pourquoi, car lui ni ses amis ne se forment l'idée d'aucun commencement), il y avait, dis-je, une quantité suffisante d'atomes en réserve. Ces atomes étaient faits comme des cages, dont les barreaux sont plusieurs millions de fois plus longs qu'ils ne sont épais. Il appelle ces atomes ultra-mondains, à cause de leur pays natal, ou gravifiques, à cause de leurs fonctions (XII). »

« Or, il advint qu'un jour Dieu prit de ces atomes autant qu'il en put tenir dans ses deux mains, et les lança de toutes ses forces dans notre sphère, et voilà pourquoi le monde tourne.

Mais il faut bien observer que cette projection d'atomes eut lieu une fois pour toutes (1), car dès lors il n'y a pas d'exemple que Dieu se soit mêlé de la gravité. »
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(1) C'est l'expression de l'auteur.

« Voilà où nous en sommes! voilà ce qu'on a pu nous dire; car on ose tout dire à ceux qui peuvent tout entendre. Nous ressemblons aujourd'hui dans nos lectures à ces insectes impurs qui ne sauraient vivre que dans la fange; nous dédaignons tout ce qui instruisait, tout ce qui charmait nos ancêtres; et, pour nous, un livre est toujours assez bon, pourvu qu'il soit mauvais. »

Jusque-là tout le monde pouvait être de l'avis de l'excellent vieillard; mais nous tombâmes des nues lorsqu'il ajouta:

« N'avez-vous jamais remarqué que, parmi les innombrables choses qu'on a dites, surtout à l'époque des ballons, sur le vol des oiseaux et sur les efforts que notre pesante espèce a faits à diverses époques pour imiter ce mécanisme merveilleux, il est venu dans l'idée d'aucun philosophe de se demander si les oiseaux ne pourraient point donner lieu à quelques réflexions particulières sur la pesanteur? Cependant, si les hommes s'étaient rappelé que toute l'antiquité s'est accordée à reconnaître dans les oiseaux quelque chose de divin (XIII); que toujours elle les a interrogés sur l'avenir; que, suivant une tradition bizarre, elle les avait déclarés antérieurs aux dieux; qu'elle avait consacré certains oiseaux à ses divinités principales; que les prêtres égyptiens, au rapport de Clément d'Alexandrie, ne mangeaient, pendant le temps de leurs purifications légales, que des chairs de volatile, parce que les oiseaux étaient les plus légers de tous les animaux (1), et que, suivant Platon dans son livre des Lois, l'offrande la plus agréable qu'il soit possible de faire aux dieux, c'est un oiseau (2); s'ils avaient considéré de plus près cette foule de faits surnaturels où les oiseaux sont intervenus, et surtout l'honneur insigne fait à la colombe, je ne doute pas qu'ils n'eussent été conduits à mettre en question si la loi commune de la pesanteur affecte les oiseaux vivants au même degré que le reste de la matière brute ou organisée. »
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(1) Si la citation est exacte, ce que je ne peux vérifier en ce moment, il est superflu d'observer que cette expression doit être prise dans le sens vulgaire de viande légère. (Note de l'éditeur.)
(2) Les citations de mémoire sont rarement parfaitement exactes. Platon, dans cet endroit de ses oeuvres, ne dit point que l'oiseau (seul) est l'offrande la plus agréable, il dit que « les offrandes les plus divines (##theiotata dora) sont les oiseaux et les figures qu'un peintre peut exécuter en un jour. » (Opp., tom. IX, de Leg. lib. XII, pag. 206.) Il faut mettre le second article au nombre de ceu où le bon plaisir du grand philosophe de l'antiquité fut d'être énigmatique ou même bizarre, sans qu'on sache pourquoi. (Note de l'éditeur.)

« Mais pour nous élever plus haut, si l'orgueilleux aveugle que je vous citais tout à l'heure, au lieu de lire Lucrèce, qu'il reçut à treize ans des mains d'un père assassin (XIV), avait lu les vies des saints, il aurait pu concevoir quelques idées justes sur la route qu'il faudrait tenir pour découvrir la cause de la pesanteur; il aurait vu que parmi les miracles incontestables opérés par ces élus, ou qui s'opéraient sur leurs personnes, et dont le plus hardi scepticisme ne peut ébranler la certitude, il n'en est pas de plus incontestable ni de plus fréquent que celui du ravissement matériel. Lisez, par exemple, les vies et les procès de canonisation de saint François Xavier, de saint Philippe de Néri, de sainte Thérèse, etc., etc. (XV), et vous verrez s'il est possible de douter. Contesteriez-vous les faits racontés par cette sainte elle-même, dont le génie et la candeur égalaient la sainteté! On croit entendre saint Paul racontant les dons de la primitive église, et prescrivant des règles pour les manifester utilement, avec un naturel, un calme, un sang-froid mille fois plus persuasifs que les serments les plus solennels. »

« Les jeunes gens, surtout les jeunes gens studieux, et surtout encore ceux qui ont eu le bonheur d'échapper à certains dangers, sont fort sujets à songer durant le sommeil qu'ils s'élèvent dans les airs et qu'ils s'y meuvent à volonté; un homme de beaucoup d'esprit et d'un excellent caractère, que j'ai beaucoup vu jadis, mais que je ne dois plus revoir, me disait un jour qu'il avait été si souvent visité dans sa jeunesse par ces sortes de rêves, qu'il s'était mis à soupçonner que la pesanteur n'était pas naturelle à l'homme. Pour mon compte, je puis vous assurer que l'illusion chez moi était quelquefois si forte, que j'étais éveillé depuis quelques secondes avant d'être bien détrompé. »

« Mais il y a quelque chose de plus grand que tout cela. Lorsque le divin auteur de notre religion eut accompli tout ce qu'il devait encore faire sur la terre après sa mort, lorsqu'il eut donné à ses disciples les trois dons qu'il ne leur retirera jamais, l'intelligence (1), la mission (2), et l'indéfectibilité (3); alors, tout étant consommé dans un nouveau sens, en présence de ses disciples qui venaient de le toucher et de manger avec lui, l'Homme-Dieu cessa de peser et se perdit dans les nues. »
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(1) Luc, XXIV, 45.
(2) Marc, XVI, 15, 16.
(3) Matth., XXVIII, 20.

« Il y a loin de là aux atomes gravifiques; cependant il n'y a pas d'autre moyen de savoir ou de se douter au moins de ce que c'est que la pesanteur. »

À ces mots, un éclat de rire, parti d'un coin du salon, nous déconcerta tous. Vous croirez peut-être que le commandeur se fâcha: pas du tout, il se tut; mais nous vîmes sur son visage une profonde expression de tristesse mêlée de terreur. Je ne saurais vous dire combien je le trouvai intéressant. Le rieur, dont vous croirez sans doute deviner le nom, se crut obligé de lui adresser des excuses qui furent faites et reçues de fort bonne grâce. La soirée se termina très paisiblement.

La nuit, lorsque mes quatre rideaux m'eurent séparé, par un double contour, des hommes, de la lumière et des affaires, tout ce discours me revint dans l'esprit. Quel mal y a-t-il donc, me disais-je, que ce digne homme croie que l'état de sainteté et les élans d'une piété ardente aient la puissance de suspendre, à l'égard de l'homme, les lois de la pesanteur, et qu'on peut en tirer des conclusions légitimes sur la nature de cette loi? Certainement il n'y a rien de plus innocent.

Mais ensuite je me rappelais certains personnages de ma connaissance qui me paraissaient être arrivés par le même chemin à un résultat bien différent. C'est pour eux qu'à été fait le mot d'illuminé, qui est toujours pris en mauvaise part. Il y a bien quelque chose de vrai dans ce mouvement de la conscience universelle qui condamne ces hommes et leurs doctrines; et, en effet, j'en ai connu plusieurs d'un caractère très équivoque, d'une probité assez problématique; et remarquables surtout par une haine plus ou moins visible pour l'ordre et la hiérarchie sacerdotale. Que faut-il donc penser? Je m'endormis avec ce doute, et je le retrouve aujourd'hui auprès de vous. Je balance entre les deux systèmes que vous m'avez exposés. L'un me paraît priver l'homme des plus grands avantages, mais au moins on peut dormir tranquille; l'autre échauffe le coeur et dispose l'esprit aux plus nobles et aux plus heureux efforts; mais aussi il y a de quoi trembler pour le bon sens et pour quelque chose de mieux encore. Ne pourrait-on pas trouver une règle qui pût me tranquilliser, et me permettre d'avoir un avis?

LE COMTE.

Mon très cher chevalier, vous ressemblez à un homme plongé dans l'eau qui demanderait à boire. Cette règle que vous demandez existe: elle vous touche, elle vous environne, elle est universelle. Je vais vous prouver en peu de mots que, sans elle, il est impossible à l'homme de marcher ferme, à égale distance de l'illuminisme et du scepticisme; et pour cela...

LE SÉNATEUR.

Nous vous entendrons un autre jour.

LE COMTE.

Ah! ah! vous êtes de l'aréopage. Eh bien! n'en parlons plus pour aujourd'hui; mais je vous dois des remerciements et des félicitations, M. le chevalier, pour votre charmante apologie de la superstition. À mesure que vous parliez, je voyais disparaître ces traits hideux et ces longues oreilles dont la peinture ne manque jamais de la décorer; et quand vous avez fini, elle me semblait presque une jolie femme. Lorsque vous aurez notre âge, hélas! nous ne vous entendrons plus; mais d'autres vous entendront, et vous leur rendrez la culture que vous tenez de nous. Car c'est bien nous, s'il vous plaît, qui avons donné le premier coup de bêche à cette bonne terre. Au surplus, messieurs, nous ne sommes pas réunis pour disputer, mais pour discuter. Cette table, quoiqu'elle ne porte que du thé et quelques livres, est aussi une entremetteuse de l'amitié, comme dit le proverbe que notre ami citait tout à l'heure: ainsi nous ne contesterons plus. Je voudrais seulement vous proposer une idée qui pourrait bien, ce me semble, passer pour un traité de paix entre nous. Il m'a toujours paru que, dans la haute métaphysique, il y a des règles de fausse position comme il y en avait jadis dans l'arithmétique. C'est ainsi que j'envisage toutes les opinions qui s'éloignent de la révélation expresse, et qu'on emploie pour expliquer d'une manière plus ou moins plausible tel ou tel point de cette même révélation. Prenons, si vous voulez, pour exemple, l'opinion de la préexistence des âmes, dont on s'est servi pour expliquer le péché originel. Vous voyez d'un coup d'oeil tout ce qu'on peut dire contre la création successive des âmes, et le parti qu'on peut tirer de la préexistence pour une foule d'explications intéressantes: je vous déclare néanmoins expressément que je ne prétends point adopter ce système comme une vérité; mais je dis, et voici ma règle de fausse position: Si j'ai pu, moi chétif mortel, trouver une solution nullement absurde qui rend assez bien raison d'un problème embarrassant, comment puis-je douter que, si ce système n'est pas vrai, il y a une autre solution que j'ignore, et que Dieu a jugé à propos de refuser à notre curiosité? J'en dis autant de l'hypothèse ingénieuse de l'illustre Leibnitz, qu'il a établie sur le crime de Sextus Tarquin, et qu'il a développé avec tant de sagacité dans sa Théodicée; j'en dis autant de cent autres systèmes, et des vôtres en particulier, mon digne ami. Pourvu qu'on ne les regarde point comme des démonstrations, qu'on les propose modestement, et qu'on ne les propose que pour se tranquilliser l'esprit, comme je viens de vous le dire, et qu'ils ne mènent surtout ni à l'orgueil ni au mépris de l'autorité, il me semble que la critique doit se taire devant ces précautions. On tâtonne dans toutes les sciences: pourquoi la métaphysique, la plus obscure de toutes, serait-elle exceptée? J'en reviens cependant toujours à dire que, pour peu qu'on se livre trop à ces sortes de recherches transcendantes, on fait preuve au moins d'une certaine inquiétude qui expose fort le mérite de la foi et de la docilité. Ne trouvez-vous pas qu'il y a déjà bien longtemps que nous sommes dans les nues? En sommes-nous devenus meilleurs? J'en doute un peu. Il serait temps de redescendre sur terre. J'aime beaucoup, je vous l'avoue, les idées pratiques, et surtout ces analogies frappantes qui se trouvent entre les dogmes du Christianisme et ces doctrines universelles que le genre humain a toujours professées, sans qu'il soit possible de leur assigner aucune racine humaine. Après le voyage que nous venons d'exécuter à tire-d'aile dans les plus hautes régions de la métaphysique, je voudrais vous proposer quelque chose de moins sublime: parlons par exemple des indulgences.

LE SÉNATEUR.

La transition est un peu brusque.

LE COMTE.

Qu'appelez-vous brusque, mon cher ami? Elle n'est ni brusque ni insensible, car il n'y en a point. Jamais nous ne nous sommes égarés un instant, et maintenant encore nous ne changeons point de discours. N'avons-nous pas examiné en général la grande question des souffrances du juste dans ce monde, et n'avons-nous pas reconnu clairement que toutes les objections fondées sur cette prétendue injustice étaient des sophismes évidents? Cette première considération nous a conduits à celle de la réversibilité, qui est le grand mystère de l'univers. Je n'ai point refusé, M. le sénateur, de m'arrêter un instant avec vous sur le bord de cet abîme où vous avez jeté un regard bien perçant. Si vous n'avez pas vu, on ne vous accusera pas au moins de n'avoir pas bien regardé. Mais en nous essayant sur ce grand sujet, nous nous sommes bien gardés de croire que ce mystère qui explique tout eût besoin lui-même d'être expliqué. C'est un fait, c'est une croyance aussi naturelle à l'homme que la vue ou la respiration; et cette croyance jette le plus grand jour sur les voies de la providence dans le gouvernement du monde moral. Maintenant, je vous fais apercevoir ce dogme universel dans la doctrine de l'Église sur un point qui excita tant de rumeur dans le XVIe siècle, et qui fut le premier prétexte de l'un des plus grands crimes que les hommes aient commis contre Dieu. Il n'y a cependant pas de père de famille protestant qui n'ait accordé des indulgences chez lui, qui n'ait pardonné à un enfant punissable par l'intercession et par les mérites d'un autre enfant dont il a lieu d'être content. Il n'y a pas de souverain protestant qui n'ait signé cinquante indulgences pendant son règne, en accordant un emploi, en remettant ou commuant une peine, etc., par les mérites des pères, des frères, des fils, de parents, ou des ancêtres. Ce principe est si général et si naturel qu'il se montre à tout moment dans les moindres actes de la justice humaine. Vous avez ri mille fois de la sotte balance qu'Homère a mise dans les mains de son Jupiter, apparemment pour le rendre ridicule. Le Christianisme nous montre bien une autre balance. D'un côté tous les crimes, de l'autre toutes les satisfactions; de ce côté, les bonnes oeuvres de tous les hommes, le sang des martyrs, les sacrifices et les larmes de l'innocence s'accumulant sans relâche pour faire équilibre au mal qui, depuis l'origine des choses, verse dans l'autre bassin ses flots empoisonnés. Il faut qu'à la fin le salut l'emporte, et pour accélérer cette oeuvre universelle, dont l'attente fait gémir tous les êtres (1), il suffit que l'homme veuille. Non seulement il jouit de ses propres mérites, mais les satisfactions étrangères lui sont imputées par la justice éternelle, pourvu qu'il l'ait voulu et qu'il se soit rendu digne de cette réversibilité. Nos frères séparés nous ont contesté ce principe, comme si la rédemption qu'ils adorent avec nous était autre chose qu'une grande indulgence, accordée au genre humain par les mérites infinis de l'innocence par excellence, volontairement immolée pour lui! Faites sur ce point une observation bien importante: l'homme qui est fils de la vérité est si bien fait pour la vérité, qu'il ne peut être trompé que par la vérité corrompue ou mal interprétée. Ils ont dit: L'Homme-Dieu a payé pour nous; donc nous n'avons pas besoin d'autres mérites; il fallait dire: Donc les mérites de l'innocent peuvent servir au coupable. Comme la rédemption n'est qu'une grande indulgence, l'indulgence, à son tour, n'est qu'une rédemption diminuée. la disproportion est immense sans doute; mais le principe est le même, et l'analogie incontestable. L'indulgence générale n'est-elle pas vaine pour celui qui ne veut pas en profiter et qui l'annulle, quant à lui, par le mauvais usage qu'il fait de sa liberté? Il en est de même de la rédemption particulière. Et l'on dirait que l'erreur s'était mise en garde d'avance contre cette analogie évidente, en contestant le mérite des bonnes oeuvres personnelles; mais l'épouvantable grandeur de l'homme est telle, qu'il a le pouvoir de résister à Dieu et de repousser sa grâce: elle est telle, que le dominateur souverain, et le roi des vertus, ne le traite qu'AVEC RESPECT (2). Il n'agit pour lui, qu'avec lui; il ne force point sa volonté (cette expression n'a même point de sens); il faut qu'elle acquiesce; il faut que, par une humble et courageuse coopération, l'homme s'approprie cette satisfaction, autrement elle lui demeurera étrangère. Il doit prier sans doute comme s'il ne pouvait rien; mais il doit agir aussi comme s'il pouvait tout (3). Rien n'est accordé qu'à ses efforts, soit qu'il mérite par lui-même, soit qu'il s'approprie les oeuvres d'un autre.
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(1) Rom. VIII, 22.
(2) Cum magna reverentia. (Sap. XII, 18.)
(3) Louis Racine, préface du poème de la Grâce.

Vous voyez comment chaque dogme du Christianisme se rattache aux lois fondamentales du monde spirituel: il est tout aussi important d'observer qu'il n'en est pas un qui ne tende à purifier l'homme et à l'exalter.

Quel superbe tableau que celui de cette immense cité des esprits avec ses trois ordres toujours en rapport! le monde qui combat présente une main au monde qui souffre et saisit de l'autre celle du monde qui triomphe. L'action de grâce, la prière, les satisfactions, les secours, les inspirations, la foi, l'espérance et l'amour, circulent de l'un à l'autre comme des fleuves bienfaisants. Rien n'est isolé, et les esprits, comme les lames d'un faisceau aimanté, jouissent de leurs propres forces et de celles de tous les autres.

Et quelle belle loi encore que celle qui a mis deux conditions indispensables à toute indulgence ou rédemption secondaire: mérite surabondant d'un côté, bonnes oeuvres prescrites et pureté de conscience de l'autre! Sans l'oeuvre méritoire, sans l'état de grâce, point de rémission par les mérites de l'innocence. Quelle noble émulation pour la vertu! quel avertissement et quel encouragement pour le coupable!

« Vous pensez, disait jadis l'apôtre des Indes à ses néophytes, vous pensez à vos frères qui souffrent dans un autre monde: vous avez la religieuse ambition de les soulager; mais pensez d'abord à vous-mêmes: Dieu n'écoute point celui qui se présente à lui avec une conscience souillée; avant d'entreprendre de soustraire des âmes aux peines du purgatoire, commencez par délivrer les vôtres de l'enfer. (1) »
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(1) Et sane quum est ut alienum a purgatorio animam liberaturus, prius ab inferno liberet suam. Lettre de saint François Xavier à saint Ignace. Goa, 21 octobre 1542. (Inter epist. sancti Francisci Xaverii à Tursellino et Possevino latine versas. Writislaviae, 1735, in-12, p. 16.)

Il n'y a pas de croyance plus noble et plus utile, et tout législateur devrait tâcher de l'établir chez lui, sans même s'informer si elle est fondée; mais je ne crois pas qu'il soit possible de montrer une seule opinion universellement utile qui ne soit pas vraie.

Les aveugles ou les rebelles peuvent donc contester tant qu'ils voudront le principe des indulgences: nous les laisserons dire, c'est celui de la réversibilité: c'est la foi de l'univers.

J'espère, messieurs, que nous avons beaucoup ajouté, dans ces deux derniers entretiens, à la masse des idées que nous avions rassemblées dans les premiers sur la grande question qui nous occupe. La pure raison nous a fourni des solutions capables seules de faire triompher la providence, si l'on ose la juger (1). Mais le Christianisme est venu nous en présenter une nouvelle d'autant plus puissante, qu'elle repose sur une idée universelle aussi ancienne que le monde, et qui n'avait besoin que d'être rectifiée et sanctionnée par la révélation. Lors donc que le coupable nous demandera pourquoi l'innocence souffre dans ce monde, nous ne manquons pas de réponses, comme vous l'avez vu, mais nous pouvons en choisir une plus directe et plus touchante peut-être que toutes les autres. - Nous pouvons répondre: Elle souffre pour vous, si vous le voulez.
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(1) Ut vincas cum judicaris. (Ps. L, 6.)

FIN DU DIXIEME ENTRETIEN.



Denis Constales - dcons@world.std.com - http://world.std.com/~dcons/