Onzième entretien.

LE CHEVALIER.

Quoique vous n'aimiez pas trop les voyages dans les nues, mon cher comte, j'aurais envie cependant de vous y transporter de nouveau. Vous me coupâtes la parole l'autre jour en me comparant à un homme plongé dans l'eau qui demande à boire. C'est fort bien dit, je vous assure; mais votre épigramme laisse subsister tous mes doutes. L'homme semble de nos jours ne pouvoir plus respirer dans le cercle antique des facultés humaines. Il veut les franchir; il s'agite comme un aigle indigné contre les barreaux de sa cage. Voyez ce qu'il tente dans les sciences naturelles! Voyez encore cette nouvelle alliance qu'il a opérée et qu'il avance avec tant de succès entre les théories physiques et les arts, qu'il force d'enfanter des prodiges pour servir les sciences! comment voudriez-vous que cet esprit général du siècle ne s'étendît pas jusqu'aux questions de l'ordre spirituel? et pourquoi ne lui serait-il pas permis de s'exercer sur l'objet le plus important pour l'homme, pourvu qu'il sache se tenir dans les bornes d'une sage et respectueuse modération?

LE COMTE.

Premièrement, M. le chevalier, je ne croirais point être trop exigeant si je demandais que l'esprit humain, libre sur tous les autres sujets, un seul excepté, se défendît sur celui-là toute recherche téméraire. En second lieu, cette modération dont vous me parlez, et qui est une si belle chose en spéculation, est réellement impossible dans la pratique: du moins elle est si rare, qu'elle doit passer pour impossible. Or, vous m'avouerez que, lorsqu'une certaine recherche n'est pas nécessaire, et qu'elle est capable de produire des maux infinis, c'est un devoir de s'en abstenir. C'est ce qui m'a rendu toujours suspects et même odieux, je l'avoue, tous les élans spirituels des illuminés, et j'aimerais mieux mille fois...

LE SÉNATEUR.

Vous avez donc décidément peur des illuminés, mon cher ami! Mais je ne crois pas, à mon tour, être trop exigeant si je demande humblement que les mots soient définis, et qu'on ait enfin l'extrême bonté de nous dire ce qu'est un illuminé, afin qu'on sache de qui et de quoi l'on parle, ce qui ne laisse pas que d'être utile dans une discussion. On donne ce nom d'illuminés à ces hommes coupables, qui osèrent de nos jours concevoir et même organiser en Allemagne, par la plus criminelle association, l'affreux projet d'éteindre en Europe le Christianisme et la souveraineté. On donne ce même nom au disciple vertueux de Saint-Martin, qui ne professe pas seulement le Christianisme, mais qui ne travaille qu'à s'élever aux plus sublimes hauteurs de cette loi divine. Vous m'avouerez, messieurs, qu'il n'est jamais arrivé aux hommes de tomber dans une plus grande confusion d'idées. Je vous confesse même que je ne puis entendre de sang-froid, dans le monde, des étourdis de l'un et de l'autre sexe crier à l'illuminisme, au moindre mot qui passe leur intelligence, avec une légèreté et une ignorance qui pousseraient à bout la patience la plus exercée. Mais vous, mon cher ami le Romain, vous, si grand défenseur de l'autorité, parlez-moi franchement. Pouvez-vous lire l'Écriture sainte sans être obligé d'y reconnaître une foule de passages qui oppriment votre intelligence, et qui l'invitent à se livrer aux tentatives d'une sage exégèse? N'est-ce pas à vous comme aux autres qu'il a été dit: scrutez les écritures? Dites-moi, je vous prie, en conscience, comprenez-vous le premier chapitre de la Genèse? Comprenez-vous l'Apocalypse et le Cantique des Cantiques? L'Ecclésiaste ne vous cause-t-il aucune peine? Quand vous lisez dans la Genèse qu'au moment où nos premiers parents s'aperçurent de leur nudité, Dieu leur fit des habits de peau, entendez-vous cela au pied de la lettre? Croyez-vous donc que la Toute-Puissance se soit employée à tuer des animaux, à les écorcher, à tanner leurs peaux, à créer enfin du fil et des aiguilles pour terminer ces nouvelles tuniques? Croyez-vous que les coupables révoltés de Babel aient réellement entrepris, pour se mettre l'esprit en repos, d'élever une tour dont la girouette atteignît la lune seulement (je dis peu, comme vous voyez!); et lorsque les étoiles tomberont sur la terre, ne serez-vous point empêché pour les placer? mais puisqu'il et question du ciel et des étoiles, que dites-vous de la manière dont ce mot de ciel est souvent employé par les écrivains sacrés! Lorsque vous lisez que Dieu a créé le ciel et la terre; que le ciel est pour lui, mais qu'il a donné la terre aux enfants des hommes; que le sauveur est monté au ciel et qu'il est descendu aux enfers, etc., comment entendez-vous ces expressions? Et quand vous lisez que le Fils est assis à la droite du Père, et que saint Étienne en mourant le vit dans cette situation, votre esprit n'éprouve-t-il pas un certain malaise, et je ne sais quel désir que d'autres paroles se fussent présentées à l'écrivain sacré? Mille expressions de ce genre vous prouveront qu'il a plu à Dieu, tantôt de laisser parler l'homme comme il voulait, suivant les idées régnantes à telle ou telle époque, et tantôt de cacher, sous des formes en apparence simples et quelquefois grossières, de hauts mystères qui ne sont pas faits pour tous les yeux; or, dans les deux suppositions, quel mal y a-t-il donc à creuser ces abîmes de la grâce et de la bonté divine, comme on creuse la terre pour en tirer de l'or ou des diamants? Plus que jamais, messieurs, nous devons nous occuper de ces hautes spéculations, car il faut nous tenir prêts pour un événement immense dans l'ordre divin, vers lequel nous marchons avec une vitesse accélérée qui doit frapper tous les observateurs. Il n'y a plus de religion sur terre: le genre humain ne peut demeurer dans cet état. Des oracles redoutables annoncent d'ailleurs que les temps sont arrivés. Plusieurs théologiens, même catholiques, ont cru que des faits du premier ordre et peu éloignés étaient annoncés dans la révélation de saint Jean; et quoique les théologiens protestants n'aient débité en général que de tristes rêves sur ce même livre, où ils n'ont jamais su voir que ce qu'ils désiraient, cependant, après avoir payé ce malheureux tribut au fanatisme de secte, je vois que certains écrivains de ce parti adoptent déjà le principe: Que plusieurs prophéties contenues dans l'Apocalypse se rapportaient à nos temps modernes. Un de ces écrivains même est allé jusqu'à dire que l'événement avait déjà commencé, et que la nation française devait être le grand instrument de la plus grande des révolutions (I). Il n'y a peut-être pas un homme véritablement religieux en Europe (je parle de la classe instruite) qui n'attende dans ce moment quelque chose d'extraordinaire: Or, dites-moi, messieurs, croyez-vous que cet accord de tous les hommes puisse être méprisé? N'est-ce rien que ce cri général qui annonce de grandes choses? Remontez aux siècles passés, transportez-vous à la naissance du Sauveur: à cette époque, une voix haute et mystérieuse, partie des régions orientales, ne s'écriait-elle pas: L'orient est sur le point de triompher; le vainqueur partira de la Judée; un enfant divin nous est donné, il va paraître, il descend du plus haut des cieux, il ramènera l'âge d'or sur la terre...? Vous savez le reste. Ces idées étaient universellement répandues; et comme elles prêtaient infiniment à la poésie, le plus grand poète latin s'en empara et les revêtit des couleurs les plus brillantes dans son Pollion, qui fut depuis traduit en assez beaux vers grecs, et lu dans cette langue au concile de Nicée par l'ordre de l'empereur Constantin (II). Certes, il était bien digne de la providence d'ordonner que ce cri du genre humain retentît à jamais dans les vers immortels de Virgile. Mais l'incurable incrédulité de notre siècle, au lieu de voir dans cette pièce ce qu'elle renferme réellement, c'est-à-dire un monument ineffable de l'esprit prophétique qui s'agitait alors dans l'univers, s'amuse à nous prouver doctement que Virgile n'était pas prophète, c'est-à-dire qu'une flûte ne sait pas la musique, et qu'il n'y a rien d'extraordinaire dans la onzième églogue de ce poète; et vous ne trouverez pas de nouvelle édition ou traduction de Virgile qui ne contienne quelque noble effort de raisonnement et d'érudition pour embrouiller la chose du monde la plus claire. Le matérialisme, qui souille la philosophie de notre siècle, l'empêche de voir que la doctrine des esprits, et en particulier celle de l'esprit prophétique, est tout à fait plausible en elle-même, et de plus la mieux soutenue par la tradition la plus universelle et la plus imposante qui fut jamais. Pensez-vous que les anciens se soient tous accordés à croire que la puissance divinatrice ou prophétique était un apanage inné de l'homme (1)? Cela n'est pas possible. Jamais un être et, à plus forte raison, jamais une classe entière d'êtres ne saurait manifester généralement et invariablement une inclination contraire à sa nature. Or, comme l'éternelle maladie de l'homme est de pénétrer l'avenir, c'est une preuve certaine qu'il a des droits sur cet avenir et qu'il a des moyens de l'atteindre, au moins dans de certaines circonstances.
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(1) Veteres... vim ##mantiken (divinatricem) in natura quandoque homini inesse contendunt... nec desunt inter recentiores nostri seculi scriptores qui veteribus hac in re assensum praebeant, etc.
Voy. Sam. Bochart, Epist. ad dom. de Segrais. Blondel, Reinesius, Fabricius et d'autres encore cités dans la dissertation de Mar. Barth. Christ. Richard, De Roma ante Romulum condita (in Thess. dissert. M. Joh. Christoph. Martini, tom. II, part I; in-8o, pag. 241).

Les oracles antiques tenaient à ce mouvement intérieur de l'homme qui l'avertit de sa nature et de ses droits. La pesante érudition de Van Dale et les jolies phrases de Fontenelle furent employées vainement dans le siècle passé pour établir la nullité générale de ces oracles. Mais, quoi qu'il en soit, jamais l'homme n'aurait recouru aux oracles, jamais il n'aurait pu les imaginer, s'il n'était parti d'une idée primitive en vertu de laquelle ils les regardait comme possibles, et même comme existants (III). L'homme est assujetti au temps; et néanmoins il est par nature étranger au temps; il l'est au point que l'idée même du bonheur éternel, jointe à celle du temps, le fatigue et l'effraie. Que chacun se consulte, il se sentira écrasé par l'idée d'une félicité successive et sans terme: je dirais qu'il a peur de s'ennuyer, si cette expression n'était pas déplacée dans un sujet aussi grave; mais ceci me conduit à une observation qui vous paraîtra peut-être de quelque valeur.

Le prophète jouissant du privilège de sortir du temps, ses idées, n'étant plus distribuées dans la durée, se touchent en vertu de la simple analogie et se confondent, ce qui répand nécessairement une grande confusion dans ses discours. Le Sauveur lui-même se soumit à cet état lorsque, livré volontairement à l'esprit prophétique, les idées analogues de grands désastres, séparées du temps, le conduisirent à mêler le destruction de Jérusalem à celle du monde. C'est encore ainsi que David, conduit par ses propres souffrances à méditer sur le juste persécuté, sort tout à coup du temps et s'écrie, présent à l'avenir, Ils ont percé mes mains et mes pieds; ils ont compté mes os; ils se sont partagé mes habits; ils ont jeté le sort sur mon vêtement. (Ps. XXI, 17.) Un autre exemple non moins remarquable de cette marche prophétique se trouve dans le magnifique Ps. LXXI (1); David, en prenant sa plume, ne pensait qu'à Salomon; mais bientôt l'idée du type se confondant dans son esprit avec celle du modèle, à peine est-il arrivé au cinquième verset que déjà il s'écrie: il durera autant que les astres; et l'enthousiasme croissant d'un instant à l'autre, il enfante un morceau superbe, unique en chaleur, en rapidité, et en mouvement poétique. On pourrait ajouter d'autres réflexions tirées de l'astrologie judiciaire, des oracles, des divinations de tous les genres, dont l'abus a sans doute déshonoré l'esprit humain, mais qui avait cependant une racine vraie comme toutes les croyances générales. L'esprit prophétique est naturel à l'homme et ne cessera de s'agiter dans le monde. L'homme, en essayant, à toutes les époques et dans tous les lieux, de pénétrer dans l'avenir, déclare qu'il n'est pas fait pour le temps, car le temps est quelque chose de forcé qui ne demande qu'à finir. De là vient que, dans nos songes, jamais nous n'avons l'idée du temps, et que l'état de sommeil fut toujours jugé favorable aux communications divines. En attendant que cette grande énigme nous soit expliquée, célébrons dans le temps celui qui dit à la nature:
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(1) Le dernier verset de ce psaume porte dans la Vulgate: Defecerunt laudes David filii Jesse. Le Gros a traduit: ici finissent les louanges de David.
La traduction protestante française dit: Ici se terminent les requêtes de David; et la traduction anglaise: Les prières de David sont finies. M. Ganoude se tire de ces platitudes avec une aisance merveilleuse en disant: Ici finit le premier recueil que David avait fait de ses Psaumes. Pour moi, je serais tenté d'écrire intrépidement: Ici David, oppressé, par l'inspiration, jeta la plume, et ce verset ne serait plus qu'une note qui appartiendrait aux éditeurs de David, ou peut-être à lui-même.

Le temps sera pour vous; l'éternité sera pour moi (1); célébrons sa mystérieuse grandeur, et maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles, et dans toute la suite des éternités (2) et par delà l'éternité (3) (V), et lorsqu'enfin tout étant consommé, un ange criera au milieu de l'espace évanouissant: IL N'Y A PLUS DE TEMPS (4)!
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(1) Thomas, Ode sur le Temps.
(2) Perpetuas aeternitates. Dan. XII, 3.
(3) In aeternum et ultra. Exod. XV, 18.
(4) Alors l'ange jura par celui qui vit dans les siècles des siècles... QU'IL N'Y AURAIT PLUS DE TEMPS. Apoc. X, 6.

Si vous me demandez ensuite ce que c'est que cet esprit prophétique que je nommais tout à l'heure, je vous répondrai, que jamais il n'y eut dans le monde de grands événements qui n'aient été prédits de quelque manière. Machiavel est le premier homme de ma connaissance qui ait avancé cette proposition (IV); mais si vous y réfléchissez vous-mêmes, vous trouverez que l'assertion de ce pieux écrivain est justifiée par toute l'histoire. Vous en avez un dernier exemple dans la révolution française, prédite de tous côtés et de la manière la plus incontestable. Mais, pour en revenir au point d'où je suis parti, croyez-vous que le siècle de Virgile manquât de beaux esprits qui se moquaient, et de la grande année, et du siècle d'or, et de la chaste Lucine, et de l'auguste mère, et du mystérieux enfant? Cependant tout cela était vrai:

    L'enfant du haut des cieux était prêt à descendre.

Et vous pouvez voir dans plusieurs écrits, nommément dans les notes que Pope a jointes à sa traduction en vers du Pollion, que cette pièce pourrait passer pour une version d'Isaïe. Pourquoi voulez-vous qu'il n'en soit pas de même aujourd'hui? l'univers est dans l'attente. Comment mépriserions-nous cette grande persuasion? et de quel droit condamnerions-nous les hommes qui, avertis par ces signes divins, se livrent à de saintes recherches?

Voulez-vous une nouvelle preuve de ce qui se prépare? cherchez-la dans les sciences: considérez bien la marche de la chimie, de l'astronomie même, et vous verrez où elles nous conduisent. Croiriez-vous, par exemple, si vous n'en étiez pas avertis, que Newton nous ramène à Pythagore, et qu'incessamment il sera démontré que les corps sont mus précisément comme le corps humain, par des intelligences qui leur sont unies, sans qu'on sache comment? C'est cependant ce qui est sur le point de se vérifier, sans qu'il y ait bientôt aucun moyen de disputer. Cette doctrine pourra sembler paradoxale sans doute, et même ridicule, parce que l'opinion environnante en impose; mais attendez que l'affinité naturelle de la religion et de la science les réunisse dans la tête d'un seul homme de génie: l'apparition de cet homme ne saurait être éloignée, et peut-être même existe-t-il déjà. Celui-là sera fameux, et mettra fin au XVIIIe siècle qui dure toujours; car les siècles intellectuels ne se règlent pas sur le calendrier comme les siècles proprement dits. Alors des opinions, qui nous paraissent aujourd'hui ou bizarres ou insensées, seront des axiomes dont il ne sera pas permis de douter; et l'on parlera de notre stupidité actuelle comme nous parlons de la superstition du moyen âge. Déjà même, la force des choses a contraint quelques savants de l'école matérielle à faire des concessions qui les rapprochent de l'esprit, et d'autres, ne pouvant s'empêcher de pressentir cette tendance source d'une opinion puissante, prennent contre elle des précautions qui font peut-être, sur les véritables observateurs, plus d'impression qu'une résistance directe. De là leur attention scrupuleuse à n'employer que des expressions matérielles. Il ne s'agit jamais dans leurs écrits que de lois mécaniques, de principes mécaniques, d'astronomie physique, etc. Ce n'est pas qu'ils ne sentent à merveille que les théories matérielles ne contentent nullement l'intelligence: car, s'il y a quelque chose d'évident pour l'esprit humain non préoccupé, c'est que les mouvements de l'univers ne peuvent s'expliquer par des lois mécaniques (VI); mais c'est précisément parce qu'ils le sentent qu'ils mettent, pour ainsi dire, des mots en garde contre des vérités. On ne veut pas l'avouer, mais on n'est plus retenu que par l'engagement et par le respect humain. Les savants européens sont dans ce moment des espèces de conjurés ou d'initiés, ou comme il vous plaira de les appeler, qui ont fait de la science une sorte de monopole, et qui ne veulent pas absolument qu'on sache plus ou autrement qu'eux. Mais cette science sera incessamment honnie par une postérité illuminée, qui accusera justement les adeptes d'aujourd'hui de n'avoir pas su tirer des vérités que Dieu leur avait livrées les conséquences les plus précieuses pour l'homme. Alors, toute la science changera de face: l'esprit, longtemps détrôné et oublié, reprendra sa place. Il sera démontré que les traditions antiques sont toutes vraies; que le Paganisme entier n'est qu'un système de vérités corrompues et déplacées; qu'il suffit de les nettoyer pour ainsi dire et de les remettre à leur place pour les voir briller de tous leurs rayons. En un mot toutes les idées changeront: et puisque de tous côtés une foule d'élus s'écrient de concert: VENEZ, SEIGNEUR, VENEZ! pourquoi blâmeriez-vous les hommes qui s'élancent dans cet avenir majestueux et se glorifient de le deviner? Comme les poètes qui, jusque dans nos temps de faiblesse et de décrépitude, présentent encore quelques lueurs pâles de l'esprit prophétique qui se manifeste chez eux par la faculté de deviner les langues et de les parler purement avant qu'elles soient formées, de même les hommes spirituels éprouvent quelquefois des moments d'enthousiasme et d'inspiration qui les transportent dans l'avenir, et leur permettent de pressentir les événements que le temps mûrit dans le lointain.

Rappelez-vous encore, M. le comte, le compliment que vous m'avez adressé sur mon érudition au sujet du nombre trois. Ce nombre en effet se montre de tous côtés, dans le monde physique comme dans le moral, et dans les choses divines. Dieu parla une première fois aux hommes sur le mont Sinaï, et cette révélation fut resserrée, par des raisons que nous ignorons, dans les limites étroites d'un seul peuple et d'un seul pays. Après quinze siècles, une seconde révélation s'adressa à tous les hommes sans distinction, et c'est celle dont nous jouissons; mais l'universalité de son action devait être encore infiniment restreinte par les circonstances de temps et de lieu. Quinze siècles de plus devaient s'écouler avant que l'Amérique vît la lumière; et ses vastes contrées recèlent encore une foule de hordes sauvages si étrangères au grand bienfait, qu'on serait porté à croire qu'elles en sont exclues par nature en vertu de quelque anathème primitif et inexplicable. Le grand Lama seul a plus de sujets spirituels que le pape; le Bengale a soixante millions d'habitants, la Chine en a deux cents, le Japon vingt-cinq ou trente. Contemplez encore ces archipels immenses du grand Océan, qui forment aujourd'hui une cinquième partie du monde. Vos missionnaires ont fait sans doute des efforts merveilleux pour annoncer l'Évangile dans quelques-unes de ces contrées lointaines; mais vous voyez avec quels succès. Combien de myriades d'hommes que la bonne nouvelle n'atteindra jamais! Le cimeterre du fils d'Ismaël n'a-t-il pas chassé presque entièrement le Christianisme de l'Afrique et de l'Asie? Et, dans notre Europe enfin, quel spectacle s'offre à l'oeil religieux? le Christianisme est radicalement détruit dans tous les pays soumis à la réforme insensée du XVIe siècle; et, dans vos pays catholiques mêmes, il semble n'exister plus que de nom. Je ne prétends point placer mon église au-dessus de la vôtre; nous ne sommes pas ici pour disputer. Hélas! je sais bien aussi ce qui nous manque; mais je vous prie, mes bons amis, de vous examiner avec la même sincérité: quelle haine d'un côté, et de l'autre quelle prodigieuse indifférence parmi vous pour la religion et pour tout ce qui s'y rapporte! quel déchaînement de tous les pouvoirs catholiques contre le chef de votre religion! à quelle extrémité l'invasion générale de vos princes n'a-t-elle pas réduit chez vous l'ordre sacerdotal! L'esprit public qui les inspire ou les imite s'est tourné entièrement contre cet ordre. C'est une conjuration, c'est une espèce de rage; et pour moi je ne doute pas que le pape n'aimât mieux traiter une affaire ecclésiastique avec l'Angleterre qu'avec tel ou tel cabinet catholique que je pourrais vous nommer. Quel sera le résultat du tonnerre qui recommence à gronder en ce moment? Des millions de Catholiques passeront peut-être sous des sceptres hétérodoxes pour vous et même pour nous. S'il en était ainsi, j'espère bien que vous êtes trop éclairés pour compter sur ce qu'on appelle tolérance; car vous savez de reste que le Catholicisme n'est jamais toléré dans la force du terme. Quand on vous permet d'entendre la messe et qu'on ne fusille pas vos prêtres, on appelle cela tolérance; cependant ce n'est pas tout à fait votre compte. Examinez-vous d'ailleurs vous-mêmes dans le silence des préjugés, et vous sentirez que votre pouvoir vous échappe; vous n'avez plus cette conscience de la force qui reparaît souvent sous la plume d'Homère, lorsqu'il veut nous rendre sensibles les hauteurs du courage. Vous n'avez plus de héros. Vous n'osez plus rien, et l'on ose tout contre vous. Contemplez ce lugubre tableau; joignez-y l'attente des hommes choisis, et vous verrez si les illuminés ont tort d'envisager comme plus ou moins prochaine une troisième explosion de la toute-puissante bonté en faveur du genre humain. Je ne finirais pas si je voulais rassembler toutes les preuves qui se réunissent pour justifier cette grande attente. Encore une fois, ne blâmez pas les gens qui s'en occupent et qui voient, dans la révélation même, des raisons de prévoir une révélation de la révélation. Appelez, si vous voulez, ces hommes illuminés; je serai tout à fait d'accord avec vous, pourvu que vous prononciez le nom sérieusement.

Vous, mon cher comte, vous, apôtre si sévère de l'unité et de l'autorité, vous n'avez pas oublié sans doute tout ce que vous nous avez dit au commencement de ces entretiens, sur tout ce qui se passe d'extraordinaire dans ce moment. Tout annonce, et vos propres observations même le démontrent, je ne sais quelle grande unité vers laquelle nous marchons à grands pas. Vous ne pouvez donc pas, sans vous mettre en contradiction avec vous-même, condamner ceux qui saluent de loin cette unité, comme vous le disiez, et qui essaient, suivant leurs forces, de pénétrer des mystères si redoutables sans doute, mais tout à la fois si consolants pour vous.

Et ne dites point que tout est dit, que tout est révélé, et qu'il ne nous est permis d'attendre rien de nouveau. Sans doute que rien ne nous manque pour le salut; mais du côté des connaissances divines, il nous manque beaucoup, et quant aux manifestations futures, j'ai, comme vous voyez, mille raisons pour m'y attendre, tandis que vous n'en avez pas une pour me prouver le contraire. L'Hébreu qui accomplissait la loi n'était-il pas en sûreté de conscience? Je vous citerais, s'il le fallait, je ne sais combien de passages de la Bible, qui promettent au sacrifice judaïque et au trône de David une durée égale à celle du soleil. Le Juif qui s'en tenait à l'écorce avait toute raison, jusqu'à l'événement, de croire au règne temporel du Messie; il se trompait néanmoins, comme on le vit depuis: mais savons-nous ce qui nous attend nous-mêmes? Dieu sera avec nous jusqu'à la fin des siècles; les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre l'Église, etc. Fort bien! en résulte-t-il, je vous prie, que Dieu s'est interdit toute manifestation nouvelle, et qu'il ne nous est plus permis de nous apprendre rien au-delà de ce que nous savons? ce serait, il faut l'avouer, un étrange raisonnement.

Je veux, avant de finir, arrêter vos regards sur deux circonstances remarquables de notre époque. Je veux parler d'abord de l'état actuel du Protestantisme qui, de toutes parts, se déclare socinien: c'est ce qu'on pourrait appeler son ultimatum, tant prédit à leurs pères. C'est le mahométisme européen, inévitable conséquence de la réforme. Ce mot de mahométisme pourra sans doute vous surprendre au premier aspect; cependant rien n'est plus simple. Abbadie, l'un des premiers docteurs de l'église protestante, a consacré, comme vous le savez, un volume entier de son admirable ouvrage sur la vérité de la religion chrétienne, à la preuve de la divinité du Sauveur. Or, dans ce volume, il avance avec grande connaissance de cause, que si Jésus-Christ n'est pas Dieu, Mahomet doit être incontestablement considéré comme l'apôtre et le bienfaiteur du genre humain, puisqu'il l'aurait arraché à la plus coupable idolâtrie. Le chevalier Jones a remarque quelque part que le mahométisme est une secte chrétienne, ce qui est incontestable et pas assez connu. La même idée avait été saisie par Leibnitz, et, avant ce dernier, par le ministre Jurieu (1). L'islamisme admettant l'unité de Dieu et la mission divine de Jésus-Christ, dans lequel cependant il ne voit qu'une excellente créature, pourquoi n'appartiendrait-il pas au Christianisme autant que l'Arianisme, qui professe la même doctrine? Il y a plus: on pourrait, je crois, tirer de l'Alcoran une profession de foi qui embarrasserait fort le conscience délicate des ministres protestants, s'ils devaient la signer. Le Protestantisme ayant donc, partout où il régnait, établi presque généralement le Socinianisme, il est censé avoir anéanti le Christianisme dans la même proportion.
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(1) « Les Mahométans, quoi qu'on puisse dire au contraire, sont certainement une secte de Chrétiens, si cependant des hommes qui suivent l'hérésie impie d'Arius méritent le nom de Chrétiens. » (W. Jones's description of Asia, Works, in-4o, tom. V, p. 588.)
Il faut avouer que les Sociniens approchent fort des Mahométans. (Leibnitz, dans ses oeuvres in-4o, tom. V, pag. 481. Esprit et pensées du même, in-8o, tom. II, pag. 84.)
Les mahométans sont, comme le dit M. Jurieu, une secte du Christianisme. (Nicole, dans le traité de l'unité de l'Église, in-12; liv. III, ch. 2, pag. 341.) On peut donc ajouter le témoignage de Nicole aux trois autres déjà cités.

Vous semble-t-il qu'un tel état de choses puisse durer, et que cette vaste apostasie ne soit pas à la fois et la cause et le présage d'un mémorable jugement?

L'autre circonstance que je veux vous faire remarquer, et qui est bien plus importante qu'elle ne paraît l'être au premier coup d'oeil, c'est la société biblique. Sur ce point, M. le comte, je pourrais vous dire en style de Cicéron: novi tuos sonitus (1). Vous en voulez beaucoup à cette société biblique, et je vous avouerai franchement que vous dites d'assez bonnes raisons contre cette inconcevable institution; si vous le voulez même, j'ajouterai que, malgré ma qualité de Russe, je défère beaucoup à votre église sur cette matière: car, puisque, de l'aveu de tout le monde, vous êtes, en fait de prosélytisme, de si puissants ouvriers, qu'en plus d'un lieu vous avez pu effrayer la politique, je ne vois pas pourquoi on ne se fierait pas à vous sur la propagation du Christianisme que vous entendez si bien. Je ne dispute donc point sur tout cela, pourvu que vous me permettiez de révérer, autant que je le dois, certains membres et surtout certains protecteurs de la société, dont il n'est même pas permis de soupçonner les nobles et saintes intentions.
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(1) Nosti meos sonitus. (Vic. ad Att.)

Cependant je crois avoir trouvé à cette institution une face qui n'a pas été observée et dont je vous fais les juges. Écoutez-moi, je vous prie.

Lorsqu'un roi d'Égypte (on ne sait lequel ni en quel temps) fit traduire la Bible en grec, il croyait satisfaire ou sa curiosité, ou sa bienfaisance, ou sa politique; et, sans contredit, les véritables Israëlites ne virent pas sans une extrême déplaisir cette loi vénérable jetée pour ainsi dire aux nations, et cessant de parler exclusivement l'idiome sacré qui l'avait transmise dans toute son intégrité de Moïse à Éléazar.

Mais le Christianisme s'avançait, et les traducteurs de la Bible travaillaient pour lui en faisant passer les saintes écritures dans la langue universelle; en sorte que les apôtres et leurs premiers successeurs trouvèrent l'ouvrage fait. La version des Septante monta subitement dans toutes les chaires et fut traduite dans toutes les langues alors vivantes, qui la prirent pour texte.

Il se passe dans ce moment quelque chose de semblable sous une forme différente. Je sais que Rome ne peut souffrir la société biblique, qu'elle regarde comme une des machines les plus puissantes qu'on ait jamais fait jouer contre le Christianisme. Cependant qu'elle ne s'alarme pas trop: quand même la société biblique ne saurait ce qu'elle fait, elle n'en serait pas moins pour l'époque future précisément ce que furent jadis les Septante, qui certes se doutaient fort peu du Christianisme et de la fortune que devait faire leur traduction. Une nouvelle effusion de l'Esprit saint étant désormais au rang des choses les plus raisonnablement attendues, il faut que les prédicateurs de ce don nouveau puissent citer l'Écriture sainte à tous les peuples. Les apôtres ne sont pas des traducteurs; ils ont bien d'autres occupations; mais la société biblique, instrument aveugle de la providence, prépare ces différentes versions que les véritables envoyés expliqueront un jour en vertu d'une mission légitime (nouvelle ou primitive, qu'importe) qui chassera le doute de la cité de Dieu (1); et c'est ainsi que les terribles ennemis de l'unité travaillent à l'établir.
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(1) Fides dubitationem eliminat e civitate Dei. (Huet, de imbecill. mentis humanae, lib. III, no 15.)

LE COMTE.

Je suis ravi, mon excellent ami, que vos brillantes explications me conduisent moi-même à m'expliquer à mon tout d'une manière à vous convaincre que je n'ai pas au moins le très grand malheur de parler de ce que je ne sais pas.

Vous voudriez donc qu'on eût d'abord l'extrême bonté de vous expliquer ce que c'est qu'un illuminé. Je ne nie point qu'on n'abuse souvent de ce nom et qu'on ne lui fasse dire ce qu'on veut: mais si, d'un côté, on doit mépriser certaines décisions légères trop communes dans le monde, il ne faut pas non plus, d'autre part, compter pour rien je ne sais quelle désapprobation vague, mais générale, attachée à certains noms. Si celui d'illuminé ne tenait à rien de condamnable, on ne conçoit pas aisément comment l'opinion, constamment trompée, ne pourrait l'entendre prononcer sans y joindre l'idée d'une exaltation ridicule ou de quelque chose de pire. Mais puisque vous m'interpellez formellement de vous dire ce que c'est qu'un illuminé, peu d'hommes peut-être sont plus que moi en état de vous satisfaire.

En premier lieu, je ne dis pas que tout illuminé soit franc-maçon: je dis seulement que tous ceux que j'ai connus, en France surtout, l'étaient; leur dogme fondamental est que le Christianisme, tel que nous le connaissons aujourd'hui, n'est qu'une véritable loge bleue faite pour le vulgaire; mais qu'il dépend de l'homme de désir de s'élever de grade en grade jusqu'aux connaissances sublimes, telles que les possédaient les premiers Chrétiens qui étaient de véritables initiés. C'est ce que certains Allemands ont appelé le Christianisme transcendantal. Cette doctrine est un mélange de platonisme, d'origénianisme et de philosophie hermétique, sur une base chrétienne.

Les connaissance surnaturelles sont le grand but de leurs travaux et de leurs espérances; ils ne doutent point qu'il ne soit possible à l'homme de se mettre en communication avec le monde spirituel, d'avoir un commerce avec les esprits et de découvrir ainsi les plus rares mystères.

Leur coutume invariable est de donner des noms extraordinaires aux choses les plus connues sous des noms consacrés: ainsi un homme pour eux est un mineur, et sa naissance, émancipation. Le péché originel s'appelle le crime primitif; les actes de la puissance divine ou de ses agents dans l'univers s'appellent des bénédictions, et les peines infligées aux coupables, des pâtiments. Souvent je les ai tenu moi-même en pâtiment, lorsqu'il m'arrivait de leur soutenir que tout ce qu'ils disaient de vrai n'était que le catéchisme couvert de mots étrangers.

J'ai eu l'occasion de me convaincre, il y a plus de trente ans, dans une grande ville de France, qu'une certaine classe de ces illuminés avait des grades supérieurs inconnus aux initiés admis à leurs assemblées ordinaires; qu'ils avaient même un culte et des prêtres qu'ils nommaient du nom hébreu cohen.

Ce n'est pas au reste qu'il ne puisse y avoir et qu'il n'y ait réellement dans leurs ouvrages des choses vraies, raisonnables et touchantes, mais qui sont trop rachetées par ce qu'ils y on mêlé de faux et de dangereux, surtout à cause de leur aversion pour toute autorité et hiérarchie sacerdotales. Ce caractère est général parmi eux: jamais je n'y ai rencontré d'exception parfaite parmi les nombreux adeptes que j'ai connus.

Le plus instruit, le plus sage et le plus élégant des théosophes modernes, Saint-Martin, dont les ouvrages furent le code des hommes dont je parle, participait cependant à ce caractère général. Il est mort sans avoir voulu recevoir un prêtre; et ses ouvrages présentent la preuve la plus claire qu'il ne croyait point à la légitimité du sacerdoce chrétien (1).
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(1) Saint-Martin mourut en effet le 13 octobre 1804, sans avoir voulu recevoir un prêtre. (Mercure de France, 18 mars 1809. No 408, page 499 et suiv.)

En protestant qu'il n'avait jamais douté de la sincérité de La Harpe dans sa conversion (et quel honnête homme pourrait en douter!), il ajoutait cependant que ce littérateur célèbre ne lui paraissait pas s'être dirigé par les véritables principes (1).
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(1) Le journal que l'interlocuteur vient de citer ne s'explique pas tout à fait dans les mêmes termes. Il est moins laconique et rend mieux les idées de Saint-Martin. « En protestant, dit le journaliste, de la sincérité de la conversion de La Harpe, il ajoutait cependant qu'il ne la croyait point dirigée par les véritables voies lumineuses. » Ibid. (Note de l'éditeur.)

Mais il faut lire surtout la préface qu'il a placée à la tête de sa traduction du livre des Trois Principes, écrit en allemand par Jacob Bohme: c'est là qu'après avoir justifié jusqu'à un certain point les injures vomies par ce fanatique contre les prêtres catholiques, il accuse notre sacerdoce en corps d'avoir trompé sa destination (1), c'est-à-dire, en d'autres termes, que Dieu n'a pas su établir dans sa religion un sacerdoce tel qu'il aurait dû être pour remplir ses vues divines. Certes c'est grand dommage, car cet essai ayant manqué, il reste bien peu d'espérance. J'irai cependant mon train, messieurs, comme si le Tout-Puissant avait réussi, et tandis que les pieux disciples de Saint-Martin, dirigés, suivant la doctrine de leur maître, par les véritables principes, entreprennent de traverser les flots à la nage, je dormirai en paix dans cette barque qui cingle heureusement à travers les écueils et les tempêtes depuis mille huit cent neuf ans.
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(1) Dans la préface de la traduction citée, Saint-Martin s'exprime de la manière suivante:
« C'est à ce sacerdoce qu'aurait dû appartenir la manifestation de toutes les merveilles et de toutes les lumières dont le coeur et l'esprit de l'homme auraient un si pressant besoin. » (Paris, 1802, in-8o, préface, pag. 3.)
Ce passage, en effet, n'a pas besoin de commentaire. Il en résulte à l'évidence qu'il n'y a point de sacerdoce, et que l'Évangile ne suffit pas au coeur et à l'esprit de l'homme.

J'espère, mon cher sénateur, que vous ne m'accuserez pas de parler des illuminés sans les connaître. Je les ai beaucoup vus; j'ai copié leurs écrits de ma propre main. Ces hommes, parmi lesquels j'ai eu des amis, m'ont souvent édifié; souvent il m'ont amusé, et souvent aussi... mais je ne veux point me rappeler certaines choses. Je cherche au contraire à ne voir que les côtés favorables. Je vous ai dit plus d'une fois que cette secte peut être utile dans les pays séparés de l'Église, parce qu'elle maintient le sentiment religieux, accoutume l'esprit au dogme, le soustrait à l'action délétère de la réforme, qui n'a plus de bornes, et le prépare pour la réunion. Je me rappelle même souvent avec la plus profonde satisfaction que, parmi les illuminés protestants que j'ai connus en assez grand nombre, je n'ai jamais rencontré une certaine aigreur qui devait être exprimée par un nom particulier, parce qu'elle ne ressemble à aucun autre sentiment de cet ordre: au contraire, je n'ai trouvé chez eux que bonté, douceur et piété même, j'entends à leur manière. Ce n'est pas en vain, je l'espère, qu'ils s'abreuvent de l'esprit de saint François de sales, de Fénélon, de sainte Thérèse: madame Guyon même, qu'ils savent par coeur, ne leur sera pas inutile. Néanmoins, malgré ces avantages, ou pour mieux dire, malgré ces compensations, l'illuminisme n'est pas moins mortel sous l'empire de notre Église et de la vôtre même, en ce qu'il anéantit fondamentalement l'autorité qui est cependant la base même de notre système.

Je vous l'avoue, messieurs, je ne comprends rien à un système qui ne veut croire qu'aux miracles, et qui exige absolument que les prêtres en opèrent, sous peine d'être déclarés nuls. Blair a fait un beau discours sur ces paroles si connues de saint Paul: « Nous ne voyons maintenant les choses que comme dans un miroir et sous des images obscures (1). » Il prouve à merveille que si nous avions connaissance de ce qui se passe dans l'autre monde, l'ordre de celui-ci serait troublé et bientôt anéanti; car l'homme, instruit de ce qui l'attend, n'aurait plus le désir ni la force d'agir. Songez seulement à la brièveté de notre vie. Moins de trente ans nous sont accordés en commun: qui peut croire qu'un tel être soit destiné pour converser avec les anges? Si les prêtres sont faits pour les communications, les révélations, les manifestations, etc., l'extraordinaire deviendra donc notre état ordinaire. Ceci serait un grand prodige; mais ceux qui veulent des miracles sont les maîtres d'en opérer tous les jours. Les véritables miracles sont les bonnes actions faites en dépit de notre caractère et de nos passions. Le jeune homme qui commande à ses regards et à ses désirs en présence de la beauté est un plus grand thaumaturge que Moïse, et quel prêtre ne recommande pas ces sortes de prodiges? La simplicité de l'Évangile en cache souvent la profondeur: on y lit: S'ils voyaient des miracles, il ne croiraient pas; rien n'est plus profondément vrai. Les clartés de l'intelligence n'ont rien de commun avec la rectitude de la volonté. Vous savez bien, mon vieil ami, que certains hommes, s'ils venaient à trouver ce qu'ils cherchent, pourraient fort bien devenir coupables au lieu de se perfectionner. Que nous manque-t-il donc aujourd'hui, puisque nous sommes les maîtres de bien faire? et que manque-t-il aux prêtres, puisqu'ils ont reçu la puissance d'intimer la loi et de pardonner les transgressions?
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(1) Videmus nunc per speculum in aenigmate. (Epist. ad Cor., cap. XIII, 12.)

Qu'il y ait des mystères dans la Bible, c'est ce qui n'est pas douteux; mais à vous dire la vérité, peu m'importe. Je me soucie fort peu de savoir ce que c'est qu'un habit de peau. Le savez-vous mieux que moi, vous, qui travaillez à le savoir? et serions-nous meilleurs si nous le savions? Encore une fois, cherchez tant qu'il vous plaira: prenez garde cependant de ne pas aller trop loin, et de ne pas vous tromper en vous livrant à votre imagination. Il a bien été dit, comme vous le rappelez: Scrutez les Écritures; mais comment et pourquoi? Lisez le texte: Scrutez les Écritures, et vous y verrez qu'elles rendent témoignage de moi. (Jean, V, 39.) Il ne s'agit donc que de ce fait déjà certain, et non de recherches interminables pour l'avenir qui ne nous appartient pas. Et quant à cet autre texte, les étoiles tomberont, ou pour mieux dire, seront tombantes ou défaillantes, l'évangéliste ajoute immédiatement, que les vertus du ciel sont ébranlées, expressions qui ne sont que la traduction rigoureuse des précédentes. Les étoiles tombantes que vous voyez dans les belles nuits d'été n'embarrassent, je vous l'avoue, guère plus mon intelligence. Revenons maintenant...

LE CHEVALIER.

Non pas, s'il vous plaît, avant que j'aie fait une petite querelle à notre bon ami sur cette proposition qui lui est échappée. Il nous a dit en propres termes: Vous n'avez plus de héros; c'est ce que je ne puis passer. Que les autres nations se défendent comme elles l'entendront; moi je ne cède point sur l'honneur de la mienne. Le prêtre et le chevalier francais sont parents, et l'un est comme l'autre sans peur et sans reproche. Il faut être juste, messieurs: je crois que, pour la gloire de l'intrépidité sacerdotale, la révolution a présenté des scènes qui ne le cèdent en rien à tout ce que l'histoire ecclésiastique offre de plus brillant dans ce genre. Le massacre des Carmes, celui de Quiberon, cent autres faits particuliers retentiront à jamais dans l'univers.

LE SÉNATEUR.

Ne me grondez pas, mon cher chevalier; vous savez, et votre ami le sait aussi, que je suis à genoux devant les glorieuses actions qui ont illustré le clergé français pendant l'épouvantable période qui vient de s'écouler. Lorsque j'ai dit: Vous n'avez plus de héros, j'ai parlé en général et sans exclure aucune noble exception: j'entendais seulement indiquer un certain affaiblissement universel que vous sentez tout aussi bien que moi; mais je ne veux point insister, et je vous rend la parole, M. le comte.

LE COMTE.

Je réponds donc, puisque vous le voulez l'un et l'autre. Vous attendez un grand événement: vous savez que, sur ce point, je suis totalement de votre avis, et je m'en suis expliqué assez clairement dans l'un de nos premiers entretiens. Je vous remercie de vos réflexions sur ce grand sujet, et je vous remercie en particulier de l'explication si simple, si naturelle du Pollion de Virgile, qui me semble tout à fait acceptable au tribunal du sens commun.

Je ne vous remercie pas moins de ce que vous me dites sur la société biblique. Vous êtes le premier penseur qui m'ayez un peu réconcilié avec une institution qui repose tout entière sur une erreur capitale; car ce n'est point la lecture, c'est l'enseignement de l'Écriture sainte qui est utile: la douce colombe, avalant d'abord et triturant à demi le grain qu'elle distribue ensuite à sa couvée, est l'image naturelle de l'Église expliquant aux fidèles cette parole écrite, qu'elle a mise à leur portée. Lue sans notes et sans explication, l'Écriture sainte est un poison. La société biblique est une oeuvre protestante, et, comme telle, vous devriez la condamner ainsi que moi; d'ailleurs, mon cher ami, pouvez-vous nier qu'elle ne renferme, je ne dis pas seulement une foule d'indifférents, mais de sociniens même, de déistes achevés, je dis plus encore, d'ennemis mortels du Christianisme? ... Vous ne répondez pas... on ne saurait mieux répondre... Voilà cependant, il faut l'avouer, de singuliers propagateurs de la foi! Pouvez-vous nier de plus les alarmes de l'église anglicane, quoiqu'elle ne les ait point encore exprimées formellement? Pouvez-vous ignorer que les vues secrètes de cette société ont été discutées avec effroi dans une foule d'ouvrages composés par des docteurs anglais? Si l'église anglicane, qui renferme de si grandes lumières, a gardé le silence jusqu'à présent, c'est qu'elle se trouve placée dans la pénible alternative, ou d'approuver une société qui l'attaque dans ses fondements, ou d'abjurer le dogme insensé et cependant fondamental du Protestantisme, le jugement particulier. Il y aurait bien d'autres objections à faire contre la société biblique, et la meilleure c'est vous qui l'avez faite, M. le sénateur; en fait de prosélytisme, ce qui déplaît à Rome ne vaut rien. Attendons l'effet qui décidera la question. On ne cesse de nous parler du nombre des éditions; qu'on nous parle un peu de celui des conversions. Vous savez, au reste, si je rends justice à la bonne foi qui se trouve disséminée dans la société, et si je vénère surtout les grands noms de quelques protecteurs! Ce respect est tel, que souvent je me suis surpris argumentant contre moi-même sur le sujet qui nous occupe dans ce moment, pour voir s'il y aurait moyen de transiger avec l'intraitable logique. Jugez donc si j'embrasse avec transport le point de vue ravissant et tout nouveau sous lequel vous me faites apercevoir dans un prophétique lointain l'effet d'une entreprise qui, séparée de cet espoir consolant, épouvante la religion au lieu de la réjouir...

Caetera desiderantur.

FIN DU ONZIEME ET DERNIER ENTRETIEN.



Denis Constales - dcons@world.std.com - http://world.std.com/~dcons/