Neuvième entretien.

LE SÉNATEUR.

Eh bien, M. le comte, êtes-vous prêt sur cette question dont vous nous parliez hier (1)?
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(1) Voy. pag. 110.

LE COMTE.

Je n'oublierai rien, messieurs, pour vous satisfaire, selon mes forces; mais permettez-moi d'abord de vous faire observer que toutes les sciences ont des mystères, et qu'elles présentent certains points où la théorie en apparence la plus évidente se trouve en contradiction avec l'expérience. La politique, par exemple, offre plusieurs preuves de cette vérité. Qu'y a-t-il de plus extravagant en théorie que la monarchie héréditaire? Nous en jugeons par l'expérience; mais si l'on n'avait jamais ouï parler de gouvernement, et qu'il fallût en choisir un, on prendrait pour un fou celui qui délibérerait entre la monarche héréditaire et l'élective. Cependant nous savons, dis-je, par l'expérience, que la première est, à tout prendre, ce que l'on peut imaginer de mieux, et la seconde de plus mauvais. Quel argument ne peut-on pas accumuler pour établir que la souveraineté vient du peuple! Cependant il n'en est rien. La souveraineté est toujours prise, jamais donnée; et une seconde théorie plus profonde découvre ensuite qu'il en doit être ainsi. Qui ne dirait que la meilleure constitution politique est celle qui a été délibérée et écrite par des hommes d'état parfaitement au fait du caractère de la nation, et qui ont prévu tous les cas? néanmoins rien n'est plus faux. Le peuple le mieux constitué est celui qui a le moins écrit de lois constitutionnelles; et toute constitution écrite est NULLE. Vous n'avez pas oublié ce jour où le professeur P... se déchaîna si fort ici contre la vénalité des charges établies en France. Je ne crois pas en effet qu'il y ait rien de plus révoltant au premier coup d'oeil, et cependant il ne fut pas difficile de faire sentir, même au professeur, le paralogisme qui considérait la vénalité en elle-même, au lieu de la considérer seulement comme moyen d'hérédité; et j'eus le plaisir de vous convaincre qu'une magistrature héréditaire était ce qu'on pouvait imaginer de mieux en France.

Ne soyons donc pas étonnés si, dans d'autres branches de nos connaissances, en métaphysique surtout et en histoire naturelle, nous rencontrons des propositions qui scandalisent tout à fait notre raison, et qui cependant se trouvent ensuite démontrées par les raisonnements les plus solides.

Au nombre de ces propositions, il faut sans doute ranger comme une des plus importantes celles que je me contentai d'énoncer hier: que le juste, souffrant volontairement, ne satisfait pas seulement pour lui-même, mais pour le coupable, qui, de lui-même, ne pourrait s'acquitter.

Au lieu de vous parler moi-même, ou si vous voulez, avant de vous parler moi-même sur ce grand sujet, permettez, messieurs, que je vous cite deux écrivains qui l'ont traité chacun à leur manière, et qui, sans jamais s'être lus ni connus mutuellement, se sont rencontrés avec un accord surprenant.

Le premier est un gentilhomme anglais, nommé Jennyngs, mort en 1787, homme distingué sous tous les rapports, et qui s'est fait beaucoup d'honneur par un ouvrage très court, mais tout à fait substantiel, intitulé: Examen de l'évidence intrinsèque du Christianisme (I). Je ne connais pas d'ouvrage plus original et plus profondément pensé. Le second est l'auteur anonyme des Considérations sur la France (1), publiées pour la première fois en 1794. Il a été longtemps le contemporain de Jennyngs, mais sans avoir jamais entendu parler de lui ni de son livre avant l'année 1803; c'est de quoi vous pouvez être parfaitement sûrs. Je ne doute pas que vous n'entendiez avec plaisir la lecture de deux morceaux aussi singuliers par leur accord.
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(1) Le comte de Maistre lui-même. (Note de l'éditeur.)

LE CHEVALIER.

Avez-vous ces deux ouvrages? Je les lirais avec plaisir, le premier surtout, qui a tout ce qu'il faut pour me convenir, puisqu'il est très bon sans être long.

LE COMTE.

Je ne possède ni l'un ni l'autre de ces deux ouvrages, mais vous voyez d'ici ces volumes immenses couchés sur mon bureau. C'est là que depuis plus de trente ans j'écris tout ce que mes lectures me présentent de plus frappant. Quelquefois je me borne à de simples indications; d'autres fois je transcris mot à mot des morceaux essentiels; souvent je les accompagne de quelques notes, et souvent aussi j'y place ces pensées du moment, ces illuminations soudaines qui s'éteignent sans fruit si l'éclair n'est fixé par l'écriture. Porté par le tourbillon révolutionnaire en diverses contrées de l'Europe, jamais ces recueils ne m'ont abandonné; et maintenant vous ne sauriez croire avec quel plaisir je parcours cette immense collection. Chaque passage réveille dans moi une foule d'idées intéressantes et de souvenirs mélancoliques mille fois plus doux que tout ce qu'on est convenu d'appeler plaisirs. Je vois des pages datées de Genève, de Rome, de Venise, de Lausanne. Je ne puis rencontrer les noms de ces villes sans me rappeler ceux des excellents amis que j'y ai laissés, et qui jadis consolèrent mon exil. Quelques-uns n'existent plus, mais leur mémoire m'est sacrée. Souvent je tombe sur des feuilles écrites sous ma dictée par un enfant bien-aimé que la tempête a séparé de moi. Seul dans ce cabinet solitaire, je lui tends les bras, et je crois l'entendre qui m'appelle à son tour. Une certaine date me rappelle ce moment où, sur les bords d'un fleuve étonné de se voir pris par les glaces, je mangeai avec un évêque français un dîner que nous avions préparé nous-mêmes. Ce jour-là j'étais gai, j'avais la force de rire doucement avec l'excellent homme qui m'attend aujourd'hui dans un meilleur monde; mais la nuit précédente, je l'avais passée à l'ancre sur une barque découverte, au milieu d'une nuit profonde, sans feu ni lumière, assis sur des coffres avec toute ma famille, sans pouvoir nous coucher ni même nous appuyer un instant, n'entendant que les cris sinistres de quelques bateliers qui ne cessaient de nous menacer, et ne pouvant étendre sur des têtes chéries qu'une misérable natte pour les préserver d'une neige fondue qui tombait sans relâche...

Mais, bon Dieu! qu'est-ce donc que je dis, et où vais-je m'égarer? M. le chevalier, vous êtes plus près; voulez-vous bien prendre le volume B de mes recueils, et sans me répondre surtout, lisez d'abord le passage de Jennyngs, comme étant le premier en date: vous le trouverez à la page 525. J'ai posé le signet ce matin.

- En effet, le voici tout de suite.

Vue de l'évidence de la religion chrétienne considérée en elle-même, par M. Jennyngs, traduite par M. Le Tourneur. Paris, 1769. in-12. Conclusion, no 4, p. 517.

« Notre raison ne peut nous assurer que quelques souffrances des individus ne soient pas nécessaires au bonheur du tout; elle ne peut nous démontrer que ce ne soit pas de nécessité que viennent le crime et le châtiment; qu'ils ne puissent pas pour cette raison être imposés sur nous et levés comme une taxe sur le bien général, ou que cette taxe ne puisse pas être payée par un être aussi bien que par un autre, et que, par conséquent, si elle est volontairement offerte, elle ne puisse pas être justement acceptée de l'innocent à la place du coupable... Dès que nous ne connaissons pas la source du mal, nous ne pouvons pas juger ce qui est ou n'est pas le remède efficace et convenable. Il est à remarquer que, malgré l'espèce d'absurdité apparente que présente cette doctrine, elle a cependant été universellement adoptée dans tous les âges. Aussi loin que l'histoire peut faire rétrograder nos recherches, dans les temps les plus reculés, nous voyons toutes les nations, tant civilisées que barbares, malgré la vaste différence qui les sépare dans toutes leurs opinions religieuses, se réunir dans ce point, et croire à l'avantage du moyen d'apaiser leurs dieux offensés par des sacrifices; c'est-à-dire par la substitution des souffrances des autres hommes et des autres animaux. Jamais cette notion n'a pu dériver de la raison, puisqu'elle la contredit; ni de l'ignorance, qui n'a jamais pu inventer un expédient aussi inexplicable; ... ni de l'artifice des rois et des prêtres, dans la vue de dominer sur le peuple. Cette doctrine n'a aucun rapport avec cette fin. Nous la trouvons plantée dans l'esprit des Sauvages les plus éloignés qu'on découvre de nos jours, et qui n'ont ni rois ni prêtres. Elle doit donc dériver d'un instinct naturel ou d'une révélation surnaturelle; et l'une ou l'autre sont également des opérations de la puissance divine... Le Christianisme nous a dévoilé plusieurs vérités importantes dont nous n'avions précédemment aucune connaissance, et parmi ces vérités celle-ci, ... que Dieu veut bien accepter les souffrances du Christ comme une expiation des péchés du genre humain... Cette vérité n'est pas moins intelligible que celle-ci... Un homme acquitte les dettes d'un autre homme (1). Mais... pourquoi Dieu accepte ces punitions, ou à quelles fins elles peuvent servir, c'est sur quoi le Christianisme garde le silence; et ce silence est sage. Mille instructions n'auraient pu nous mettre en état de comprendre ces mystères, et conséquemment il n'exige point que nous sachions ou que nous croyions rien sur la forme de ces mystères. »
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(1) Il est difficile dans ces sortes de matières d'apercevoir quelque chose qui ait échappé à Bellarmin. Satisfactio, dit-il, est compensatio poenae vel solutio debiti: potest autem unus ita pro alio poenam compensare vel debitum solvere, ut ille satisfacere merito dici possit. C'est-à-dire: La compensation d'une peine ou le paiement d'une dette est ce qu'on nomme satisfaction. Or, un homme peut, ou compenser une peine ou payer une dette pour un autre homme, de manière qu'on puisse dire avec vérité que celui-là a satisfait. (Rob. Bellarm., Controv. christ. fidei de indulgentiis, lib. I, cap. II, Ingolst., 1601, in-fol., tom. 3, col. 1495.)

Je vais lire maintenant l'autre passage tiré des Considérations sur la France, 2e édition, Londres, 1797, in-8o, chap. 3, pag. 53.

« Je sens bien que, dans toutes ces considérations, nous sommes continuellement assaillis par le tableau si fatigant des innocents qui périssent avec les coupables; mais sans nous enfoncer dans cette question qui tient à tout ce qu'il y a de plus profond, on peut la considérer seulement dans son rapport avec le dogme universel et aussi ancien que le monde, de la réversibilité des douleurs de l'innocence au profit des coupables.

Ce fut de ce dogme, ce me semble, que les anciens firent dériver l'usage des sacrifices qu'ils pratiquèrent dans tout l'univers, et qu'ils jugeaient utiles, non seulement aux vivants, mais encore aux morts (1); usage typique que l'habitude nous fait envisager sans étonnement, mais dont il n'est pas moins difficile d'atteindre la racine.
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(1) Ils sacrifiaient, au pied de la lettre, pour le repos des âmes. - Mais, dit Platon, on dira que nous serons punis dans l'enfer, ou dans notre personne, ou dans celle de nos descendants, pour les crimes que nous avons commis dans le monde. À cela on peut répondre qu'il y a des sacrifices très puissants pour l'expiation des péchés, et que les dieux se laissent fléchir, comme l'assurent de très grandes villes, et les poètes enfants des dieux, et les prophètes envoyés des dieux. (Plat., de Rep., opp., tom. VI, édit. Bipont., pag. 225. Litt. P. pag 226. Litt A.)

Les dévouements, si fameux dans l'antiquité, tenaient encore au même dogme. Décius avait la foi que le sacrifice de sa vie serait accepté par la divinité, et qu'il pouvait faire équilibre à tous les maux qui menaçaient sa patrie (1).
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(1) Piaculum omni deorum irae... omnes minas periculaque ab diis superis inferisque in se unum vertit. (Tit. Liv. ,VIII, 10.)

Le Christianisme est venu consacrer ce dogme qui est infiniment naturel à l'homme, quoiqu'il paraisse difficile d'y arriver par le raisonnement.

Ainsi, il peut y avoir eu dans le coeur de Louis XVI, dans celui de la céleste Élisabeth, tel mouvement, tel acceptation, capable de sauver la France.

On demande quelquefois à quoi servent ces austérités terribles exercées par certains ordres religieux, et qui sont aussi des dévouements: autant vaudrait précisément demander à qui sert le Christianisme, puisqu'il repose tout entier sur ce même dogme agrandi, de l'innocence payant pour le crime.

L'autorité qui approuve ces ordres choisit quelques hommes et les isole du monde pour en faire des conducteurs.

Il n'y a que violence dans l'univers; mais nous sommes gâtés par la philosophie moderne, qui nous a dit que tout est bien, tandis que le mal a tout souillé, et que dans un sens très vrai, tout est mal, puisque rien n'est à sa place. La note tonique du système de notre création ayant baissé, toutes les autres ont baissé proportionnellement, suivant les règles de l'harmonie. Tous les êtres gémissent (1) et tendent avec effort et douleur vers un autre ordre de choses. »
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(1) Saint Paul aux Romains, VIII, 18 et suiv.
Le système de la palingénésie de Charles Bonnet a quelques points de contact avec le texte de saint Paul; mais cette idée ne l'a pas conduit à celle d'une dégradation antérieure. Elles s'accordent cependant fort bien. Le coup terrible frappé sur l'homme par la main divine produisit nécessairement un contre-coup sur toutes les parties de la nature.
EARTH FELT THE WOUND. (Milton, Par. lost, IX, 785.) Voilà pourquoi tous les êtres gémissent.

Je suis persuadé, messieurs, que vous ne verrez pas sans étonnement deux écrivains parfaitement inconnus l'un à l'autre se rencontrer à ce point, et vous serez sans doute disposés à croire que deux instruments qui ne pouvaient s'entendre n'ont pu se trouver rigoureusement d'accord, que parce qu'ils l'étaient, l'un et l'autre pris à part, avec un instrument supérieur qui leur donne le ton.

Les hommes n'ont jamais douté que l'innocence ne pût satisfaire pour le crime; et ils ont cru de plus qu'il y avait dans le sang une force expiatrice; de manière que la vie, qui est le sang, pouvait racheter une autre vie.

Examinez bien cette croyance, et vous verrez que si Dieu lui-même ne l'avait mise dans l'esprit de l'homme, jamais elle n'aurait pu commencer. Les grands mots de superstition, et de préjugé n'expliquent rien; car jamais il n'a pu exister d'erreur universelle et constante. Si une opinion fausse règne sur un peuple, vous ne la trouverez pas chez son voisin; ou si quelquefois elle paraît s'étendre, je ne dis pas sur tout le globe, mais sur un grand nombre de peuples, le temps l'efface en passant.

Mais la croyance dont je vous parle ne souffre aucune exception de temps ni de lieu. Nations antiques et modernes, nations civilisées ou barbares, époques de science ou de simplicité, vraies ou fausses religions, il n'y a pas une seule dissonance dans l'univers.

Enfin l'idée du péché et celle du sacrifice pour le péché, s'étaient si bien amalgamées dans l'esprit des hommes de l'antiquité, que la langue sainte exprimait l'un et l'autre par le même mot. De là cet hébraïsme si connu, employé par saint Paul, que le Sauveur a été fait péché pour nous (1).
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(1) II Cor., V, 21.

À cette théorie des sacrifices, se rattache encore l'inexplicable usage de la circoncision pratiquée chez tant de nations de l'antiquité; que les descendants d'Isaac et d'Ismaël perpétuent sous nos yeux avec une constance non moins inexplicable, et que les navigateurs de ces derniers siècles ont retrouvé dans l'archipel de la mer Pacifique (nommément à Tahiti), au Mexique, à la Dominique, et dans l'Amérique septentrionale, jusqu'au 30e degré de latitude (1).
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(1) Voy. les Lettres américaines traduites de l'italien, de M. le comte Gian-Rinaldo Carli-Rubi. Paris, 1788, 2 vol. in-8o. Lettre IX, pag. 149, 152.

Quelques nations ont pu varier dans la manière; mais toujours on retrouve une opération douloureuse et sanglante faite sur les organes de la reproduction. C'est-à-dire: Anathème sur les générations humaines, et SALUT PAR LE SANG.

Le genre humain professait ces dogmes depuis sa chute, lorsque la grande victime, élevée pour attirer tout à elle, cria sur le Calvaire:

TOUT EST CONSOMMÉ!

Alors le voile du temple s'étant déchiré, le grand secret du sanctuaire fut connu, autant qu'il pouvait l'être dans cet ordre de choses dont nous faisons partie. Nous comprîmes pourquoi l'homme avait toujours cru qu'une âme pouvait être sauvée par une autre, et pourquoi il avait toujours cherché sa régénération dans le sang.

Sans le Christianisme, l'homme ne sait ce qu'il est, parce qu'il se trouve isolé dans l'univers et qu'il ne peut se comparer à rien; le premier service que lui rend la religion est de lui montrer ce qu'il vaut, en lui montrant ce qu'il a coûté.

REGARDEZ-MOI; C'EST DIEU QUI FAIT MOURIR UN DIEU (1).

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(1) ##IDESTHE M'OIA PROS THEOY PASXO THEOS. Videte quanta patior a Deo Deus! (Aeschyl. in Prom., v. 92.)

Oui! regardons-le attentivement, amis qui m'écoutez! et nous verrons tout dans ce sacrifice: énormité du crime qui a exigé une telle expiation; inconcevable grandeur de l'être qui a pu le commettre; prix infini de la victime qui a dit: Me voici (1)!
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(1) Corpus aptasti mihi... tunc dixi: ecce venio. (Ps., XXXIX, 7; Hebr., X, 5.)

Maintenant, si l'on considère d'une part que toute cette doctrine de l'antiquité n'était que le cri prophétique du genre humain, annonçant le salut par le sang, et que, de l'autre, le Christianisme est venu justifier cette prophétie, en mettant la réalité à la place du type, de manière que le dogme inné et radical n'a cessé d'annoncer le grand sacrifice qui est la base de la nouvelle révélation, et que cette révélation, étincelante de tous les rayons de la vérité, prouve à son tour l'origine divine du dogme que nous apercevons constamment comme un point lumineux au milieu des ténèbres du Paganisme, il résulte de cet accord une des preuves les plus entraînantes qu'il soit possible d'imaginer.

Mais ces vérités ne se prouvent point par le calcul ni par les lois du mouvement. Celui qui a passé sa vie sans avoir jamais goûté les choses divines; celui qui a rétréci son esprit et desséché son coeur par de stériles spéculations qui ne peuvent, ni le rendre meilleur dans cette vie, ni le préparer pour l'autre; celui-là, dis-je, repoussera ces sortes de preuves, et même il n'y comprendra rien. Il est de vérités que l'homme ne peut saisir qu'avec l'esprit de son coeur (1). Plus d'une fois l'homme de bien est ébranlé, en voyant des personnes dont il estime les lumières se refuser à des preuves qui lui paraissent claires: c'est une pure illusion. Ces personnes manquent d'un sens, et voilà tout. Lorsque l'homme le plus habile n'a pas le sens religieux, non seulement nous ne pouvons pas le vaincre, mais nous n'avons même aucun moyen de nous faire entendre de lui, ce qui ne prouve rien que son malheur. Tout le monde sait l'histoire de cet aveugle-né qui avait découvert, à force de réflexion, que le cramoisi ressemblait infiniment au son de la trompette: or, que cet aveugle fut un sot ou qu'il fût un Saunderson, qu'importe à celui qui sait ce que c'est que le cramoisi?
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(1) MENTE CORDIS SUI. (Luc, I, 51.)

Il faudrait de plus grands détails pour approfondir le sujet intéressant des sacrifices; mais je pourrais abuser de votre patience, et moi-même je craindrais de m'égarer. Il est des points qui exigent, pour être traité à fond, tout le calme d'une discussion écrite (1). Je crois au moins, mes bons amis, que nous en savons assez sur les souffrances du juste. Ce monde est une milice, un combat éternel. Tous ceux qui ont combattu courageusement dans une bataille sont dignes de louanges sans doute; mais sans doute aussi la plus grande gloire appartient à celui qui en revient blessé. Vous n'avez pas oublié, j'en suis sûr, ce que nous disait l'autre jour un homme d'esprit que j'aime de tout mon coeur. Je ne suis pas du tout, disait-il, de l'avis de Sénèque, qui ne s'étonnait point si Dieu se donnait de temps en temps le plaisir de contempler un grand homme aux prises avec l'adversité. (2). Pour moi, je vous l'avoue, je ne comprends point comment Dieu peut s'amuser à tourmenter les honnêtes gens. Peut-être qu'avec ce badinage philosophique il aurait embarrassé Sénèque; mais pour nous il ne nous embarrasserait guère. Il n'y a point de juste, comme nous l'avons tant dit; mais s'il est un homme assez juste pour mériter les complaisances de son Créateur, qui pourrait s'étonner que Dieu, ATTENTIF SUR SON PROPRE OUVRAGE, prenne plaisir à le perfectionner? Le père de famille peut rire d'un serviteur grossier qui jure ou qui ment; mais sa main tendrement sévère punit rigoureusement ces mêmes fautes sur le fils unique dont il rachèterait volontiers la vie par la sienne. Si la tendresse ne pardonne rien, c'est pour n'avoir plus rien à pardonner. En mettant l'homme de bien aux prises avec l'infortune, Dieu le purifie de ses fautes passées, le met en garde contre les fautes futures, et le mûrit pour le ciel. Sans doute il prend plaisir à le voir échapper à l'inévitable justice qui l'attendait dans un autre monde. Y a-t-il une plus grande joie pour l'amour que la résignation qui le désarme? Et quand on songe de plus que ses souffrances ne sont pas seulement utiles pour le juste, mais qu'elles peuvent, par une sainte acceptation, tourner au profit des coupables, et qu'en souffrant ainsi il sacrifie réellement pour tous les hommes, on conviendra qu'il est en effet impossible d'imaginer un spectacle plus digne de la divinité.
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(1) Voyez à la fin de ce volume le morceau intitulé: Éclaircissement sur les sacrifices.
(2) Ego vero non miror si quando impetum capit (Deus) spectandi magnos viros colluctantes cum aliquo calamitate... Ecce spectaculum dignum ad quod respiciat INTENTUS OPERI SUO DEUS! Ecce par Deo dignum! vir fortis cum mala fortuna compositus! (Sen., de Prov., cap. II.)

Encore un mot sur ces souffrances du juste. Croyez-vous par hasard que la vipère ne soit un animal venimeux qu'au moment où elle mord, et que l'homme affligé du mal caduc ne soit véritablement épileptique que dans le moment de l'accès?

LE SÉNATEUR.

Où voulez-vous donc en venir, mon digne ami?

LE COMTE.

Je ne ferai pas un long circuit, comme vous allez voir. L'homme qui ne connaît l'homme que par ses actions ne le déclare méchant que lorsqu'il le voit commettre un crime. Autant vaudrait cependant croire que le venin de la vipère s'engendre au moment de la morsure. L'occasion ne fait point le méchant, elle le manifeste (1). Mais Dieu qui voit tout, Dieu qui connaît nos inclinations et nos pensées les plus intimes bien mieux que les hommes ne se connaissent matériellement les uns les autres, emploie le châtiment par manière de remède, et frappe cet homme qui nous paraît sain pour extirper le mal avant le paroxysme. Il nous arrive souvent, dans notre aveugle impatience, de nous plaindre des lenteurs de la providence dans la punition des crimes; et, par une singulière contradiction, nous l'accusons encore, lorsque sa bienfaisante célérité réprime les inclinations vicieuses avant qu'elles aient produit des crimes. Quelquefois Dieu épargne un coupable connu, parce que la punition serait inutile, tandis qu'il châtie le coupable caché, parce que ce châtiment doit sauver un homme. C'est ainsi que le sage médecin évite de fatiguer par des remèdes et des opérations inutiles un malade sans espérance. « Laissez-le, dit-il en se retirant, amusez-le, donnez-lui tout ce qu'il demandera: » mais si la constitution des choses lui permettait de voir distinctement dans le corps d'un homme, parfaitement sain en apparence, le germe du mal qui doit le tuer demain ou dans dix ans, ne lui conseillerait-il pas de se soumettre, pour échapper à la mort, aux remèdes les plus dégoûtants et aux opérations les plus douloureuses; et si le lâche préférait la mort à la douleur, le médecin dont nous supposons l'oeil et la main également infaillibles, ne conseillerait-il pas à ses amis de le lier et de le conserver malgré lui à sa famille? Ces instruments de la chirurgie, dont la vue nous fait pâlir, la scie, le trépan, le forceps, le lithotome, etc., n'ont pas sans doute été inventés par un génie ennemi de l'espèce humaine: eh bien! ces instruments sont dans la main de l'homme, pour la guérison du mal physique, ce que le mal physique est, dans celle de Dieu, pour l'extirpation du véritable mal (2). Un membre luxé ou fracturé peut-il être rétabli sans douleur? une plaie, une maladie interne peuvent-elles être guéries sans abstinence, sans privation de tout genre, sans régime plus ou moins fatigant? Combien y a-t-il dans toute la pharmacopée de remèdes qui ne révoltent pas nos sens? Les souffrances, même immédiatement causées par les maladies, sont-elles autre chose que l'effort de la vie qui se défend? Dans l'ordre sensible comme dans l'ordre supérieur, la loi est la même et aussi ancienne que le mal: LE REMEDE DU DÉSORDRE SERA LA DOULEUR.
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(1) Tout homme instruit reconnaîtra ici quelques idées de Plutarque. (De sera. Num. vind.)
(2) On peut dire des souffrances précisément ce que le prince des orateurs chrétiens a dit du travail: « Nous sommes pécheurs, et comme dit l'Écriture: Nous avons tous été conçus dans l'iniquité... Dieu donc envoie la douleur à l'homme comme une peine de sa désobéissance et de sa rébellion, et cette peine est, en même temps, par rapport à nous, satisfactoire et préservatrice. Satisfactoire, pour expier le péché commis, et préservatrice, pour nous empêcher de le commettre; satisfactoire, parce que nous avons été prévaricateurs, et préservatrice afin que nous cessions de l'être. » (Bourdaloue, Sermon sur l'oisiveté.)

LE CHEVALIER.

Dès que j'aurai rédigé cet entretien, je veux le faire lire à cet ami commun dont vous me parliez il y a peu de temps; je suis persuadé qu'il trouvera vos raisons bonnes, ce qui vous fera grand plaisir, puisque vous l'aimez tant. Si je ne me trompe, il croira même que vous avez ajouté aux raisons de Sénèque, qui devait être cependant un très grand génie, car il est cité de tout côté. Je me rappelle que mes premières versions étaient puisées dans un petit livre intitulé Sénèque chrétien, qui ne contenait que les propres paroles de ce philosophe. Il fallait que cet homme fût d'une belle force pour qu'on lui ait fait cet honneur. J'avais donc une assez grande vénération pour lui, lorsque La Harpe est venu déranger toutes mes idées avec un volume entier de son Lycée, tout rempli d'oracles tranchants rendus contre Sénèque. Je vous avoue cependant que je penche toujours pour l'avis du valet de la comédie:

    Ce Sénèque, monsieur, était un bien grand homme!

LE COMTE.

Vous faites fort bien, M. le chevalier, de ne point changer d'avis. Je sais par coeur tout ce qu'on a dit contre Sénèque; mais il y a bien des choses à dire aussi en sa faveur. Prenez garde seulement que le plus grand défaut qu'on reproche à lui ou à son style tourne au profit de ses lecteurs; sans doute il est trop recherché, trop sentencieux; sans doute il vise trop à ne rien dire comme les autres: mais avec ses tournures originales, avec ses traits inattendus, il pénètre profondément les esprits,

    Et de tout ce qu'il dit laisse un long souvenir.

Je ne connais pas d'auteur (Tacite peut-être excepté) qu'on se rappelle davantage. À ne considérer que le fond des choses, il a des morceaux inestimables; ses épîtres sont un trésor de morale et de bonne philosophie. Il y a telle de ces épîtres que Bourdaloue ou Massillon auraient pu réciter en chaire avec quelques légers changements: ses questions naturelles sont sans contredit le morceau le plus précieux que l'antiquité nous ait laissé dans ce genre; il a fait un beau traité sur la Providence qui n'avait point encore de nom à Rome du temps de Cicéron. Il ne tiendrait qu'à moi de le citer sur une foule de questions qui n'avaient pas été traitées ni même pressenties par ses devanciers. Cependant, malgré son mérite, qui est très grand, il me serait permis de convenir sans orgueil que j'ai pu ajouter à ses raisons. Car je n'ai en cela d'autre mérite que d'avoir profité de plus grands secours; et je crois aussi, à vous parler vrai, qu'il n'est supérieur à ceux qui l'ont précédé que par la même raison, et que s'il n'avait été retenu par les préjugés de siècle, de patrie et d'état, il eût pu nous dire à peu près tout ce que je vous ai dit; car tout me porte à juger qu'il avait une connaissance assez approfondie de nos dogmes.

LE SÉNATEUR.

Croiriez-vous peut-être au Christianisme de Sénèque ou à sa correspondance épistolaire avec saint Paul?

LE COMTE.

Je suis fort éloigné de soutenir ni l'un ni l'autre de ces deux faits; mais je crois qu'ils ont une racine vraie, et je me tiens sûr que Sénèque a entendu saint Paul, comme je le suis que vous m'écoutez dans ce moment. Nés et vivants dans la lumière, nous ignorons ses effets sur l'homme qui ne l'aurait jamais vue. Lorsque les Portugais portèrent le Christianisme aux Indes, les Japonais, qui sont le peuple le plus intelligent de l'Asie, furent si frappés de cette nouvelle doctrine dont la renommée les avait cependant très imparfaitement informés, qu'ils députèrent à Goa deux membres de leurs deux principales académies pour s'informer de cette nouvelle religion; et bientôt des ambassadeurs japonais vinrent demander des prédicateurs chrétiens au vice-roi des Indes; de manière que, pour le dire en passant, il n'y eut jamais rien de plus paisible, de plus légal et de plus libre que l'introduction du Christianisme au Japon (II): ce qui est profondément ignoré par beaucoup de gens qui se mêlent d'en parler. Mais les Romains et les Grecs du siècle d'Auguste étaient bien d'autres hommes que les Japonais du XVIe (1). Nous ne réfléchissons pas assez à l'effet que le Christianisme dut opérer sur une foule de bons esprits de cette époque. Le gouverneur romain de Césarée, qui savait très bien ce que c'était que cette doctrine, disant tout effrayé à saint Paul: « C'est assez pour cette heure, retirez-vous (2), » et les aréopagites qui lui disaient: « Nous vous entendrons une autre fois sur ces choses (3), » faisaient, sans le savoir, un bel éloge de sa prédication. Lorsque Agrippa, après avoir entendu saint Paul, lui dit: Il s'en faut de peu que vous ne me persuadiez d'être chrétien; l'Apôtre lui répondit: « Plût à Dieu qu'il ne s'en fallût rien du tout, et que vous devinssiez semblables à moi, À LA RÉSERVE DE CES LIENS, » et il montra ses chaînes (4). Après que dix-huit siècles ont passé sur ces pages saintes; après cent lectures de cette belle réponse, je crois la lire encore pour la première fois, tant elle me paraît noble, douce, ingénieuse, pénétrante! Je ne puis vous exprimer enfin à quel point j'en suis touché. Le coeur de d'Alembert, quoique racorni par l'orgueil et par une philosophie glaciale, ne tenait pas contre ce discours (5): jugez de l'effet qu'il dut produire sur les auditeurs. Rappelons-nous que les hommes d'autrefois étaient faits comme nous. Ce roi Agrippa, cette reine Bérénice, ces proconsuls Serge et Gallien (dont le premier se fit chrétien), ces gouverneurs Félix et Faustus, ce tribun Lysias et toute leur suite, avaient des parents, des amis, des correspondants. Ils parlaient, ils écrivaient. Mille bouches répétaient ce que nous lisons aujourd'hui, et ces nouvelles faisaient d'autant plus d'impression qu'elles annonçaient comme preuve de la doctrine des miracles incontestables, même de nos jours, pour tout homme qui juge sans passion. Saint Paul prêcha une année et demie à Corinthe et deux ans à Éphèse (6); tout ce qui se passait dans ces grandes villes retentissait en un clin d'oeil jusqu'à Rome. Mais enfin le grand apôtre arriva à Rome où il demeura deux ans entiers, recevant tous ceux qui venaient le voir, et prêchant en toute liberté sans que personne le gênât (7). Pensez-vous qu'une telle prédication ait pu échapper à Sénèque qui avait alors soixante ans? Et lorsque depuis, traduit au moins deux fois devant les tribunaux pour la doctrine qu'il enseignait, Paul se défendit publiquement et fut absous (8), pensez-vous que ces événements n'aient pas rendu sa prédication et plus célèbre et plus puissante? Tous ceux qui ont la moindre connaissance de l'antiquité savent que le Christianisme, dans son berceau, était pour les Chrétiens une initiation, et pour les autres un système, une secte philosophique ou théurgique. Tout le monde sait combien on était alors avide d'opinions nouvelles: il n'est pas même permis d'imaginer que Sénèque n'ait point eu connaissance de l'enseignement de saint Paul; et la démonstration est achevée par la lecture de ses ouvrages, où il parle de Dieu et de l'homme d'une manière toute nouvelle. À côté du passage de ses épîtres où il dit que Dieu doit être honoré et AIMÉ, une main inconnue écrivit jadis sur la marge de l'exemplaire dont je me sers: Deum amari vix alii auctores dixerunt (9). L'expression est au moins très rare et très remarquable.
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(1) Pour la science, peut-être, mais pour le caractère, le bon sens et l'esprit naturel, je n'en sais rien. Saint François Xavier, l'Européen qui a le mieux connu les Japonais, en avait la plus haute idée. C'est, dit-il, une nation prudente, ingénieuse, docile à la raison, et très avide d'instruction. (S. Franc. Xav. Ind. Ap., Epist., Wratisl. 1734, in-12, p. 166.) Il en avait souvent parlé sur ce ton. (Note de l'éditeur.)
(2) Act. XXIV, 22, 25.
(3) Ibid., XVII, 32.
(4) Ibid., XXVI, 29.
(5) Il pourrait bien y avoir ici une petite erreur de mémoire, car je ne sache pas que d'Alembert ait parlé de ce discours. Il a vanté seulement, si je ne me trompe, celui que le même apôtre tint à l'aréopage, et qui est en effet admirable.
(6) Act. XVII, 11; XIX, 10.
(7) Act. XXVIII, 30, 31.
(8) II Tim. IV, 16.
(9) On ne lira guère ailleurs que Dieu est aimé. S'il existe quelque trait de ce genre, on le trouvera dans Platon. Saint Augustin lui en fait honneur. (De Civit. Dei, VIII, 5, 6. Vid. Sen. epist. 47.)

Pascal a fort bien observé qu'aucune autre religion que la nôtre n'a demandé à Dieu de l'aimer; sur quoi je me rappelle que Voltaire, dans le heureux commentaire qu'il a ajouté aux pensées de cet homme fameux, objecte que Marc-Aurèle et Épictète parlent CONTINUELLEMENT d'aimer Dieu (II). Pourquoi ce joli érudit n'a-t-il pas daigné nous citer les passages? Rien n'était plus aisé, puisque, suivant lui, ils se touchent. Mais revenons à Sénèque. Ailleurs il a dit: Mes Dieux (1), et même notre Dieu et notre Père (2); il a dit formellement: Que la volonté de Dieu soit faite (3). On passe sur ces expressions; mais cherchez-en de semblables chez les philosophes qui l'ont précédé, et cherchez-les surtout chez Cicéron qui a traité précisément les mêmes sujets. Vous n'exigez pas, j'espère, de ma mémoire d'autres citations dans ce moment; mais lisez les ouvrages de Sénèque, et vous sentirez la vérité de ce que j'ai l'honneur de vous dire. Je me flatte que lorsque vous tomberez sur certains passages dont je n'ai plus qu'un souvenir vague, où il parle de l'incroyable héroïsme de certains hommes qui ont bravé les tourments les plus horribles avec une intrépidité qui paraît surpasser les forces de l'humanité, vous ne douterez guère qu'il n'ait eu les Chrétiens en vue (IV).
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(1) Deos meos. (Epist. 93.)
(2) Deus et parens noster. (Epist. 110.)
(3) Placeat homini, quidquis Deo placuerit. (Epist. 74.)

D'ailleurs, la tradition sur le Christianisme de Sénèque et sur ses rapports avec saint Paul, sans être décisive, est cependant quelque chose de plus que rien, si on la joint surtout aux autres présomptions.

Enfin le Christianisme a peine né avait pris racine dans la capitale du monde. Les apôtres avaient prêché à Rome vingt-cinq ans avant le règne de Néron. Saint Pierre s'y entretint avec Philon: de pareilles conférences produisirent nécessairement de grands effets. Lorsque nous entendons parler de Judaïsme à Rome sous les premiers empereurs, et surtout parmi les Romains mêmes, très souvent il s'agit de Chrétiens: rien n'est si aisé que de s'y tromper. On sait que les Chrétiens, du moins un assez grand nombre d'entre eux, se crurent longtemps tenus à l'observation de certains points de la loi mosaïque; par exemple, à celui de l'abstinence du sang. Fort avant dans le quatrième siècle, on voit encore des Chrétiens martyrisés en Perse pour avoir refusé de violer les observances légales. Il n'est donc pas étonnant qu'on les ait souvent confondus, et vous verrez en effet les Chrétiens enveloppés comme Juifs dans la persécution que ces derniers attirèrent par leur révolte contre l'empereur Adrien. Il faut avoir la vue bien fine et le coup d'oeil très juste; il faut de plus regarder de très près, pour discerner les deux religions chez les auteurs des deux premiers siècles. Plutarque, par exemple, de qui veut-il parler, lorsque, dans son Traité de la Superstition, il s'écrie: O Grecs! qu'est-ce donc que les Barbares on fait de vous? et que tout de suite il parle de sabbatismes, de prosternations, de honteux accroupissements, etc. (V). Lisez le passage entier, et vous ne saurez s'il s'agit de dimanche ou de sabbat, si vous contemplez un deuil judaïque ou les premiers rudiments de la pénitence canonique. Longtemps je n'y ai vu que le Judaïsme pur et simple; aujourd'hui je penche pour l'opinion contraire. Je vous citerais encore à ce propos les vers de Rutilius, si je m'en souvenais, comme dit madame de Sévigné. Je vous renvoie à son voyage: vous y lirez les plaintes amères qu'il fait de cette superstition judaïque qui s'emparait du monde entier. Il en veut à Pompée et à Titus pour avoir conquis cette malheureuse Judée qui empoisonnait le monde (VI): or, qui pourrait croire qu'il s'agit ici de Judaïsme? N'est-ce pas, au contraire, le Christianisme qui s'emparait du monde et qui repoussait également le Judaïsme et le Paganisme? ici les faits parlent; il n'y a pas moyen de disputer.

Au reste, messieurs, je supposerai volontiers que vous pourriez bien être de l'avis de Montaigne, et qu'un moyen sûr de vous faire haïr les choses vraisemblables serait de vous les planter pour démontrée. Croyez donc ce qu'il vous plaira sur cette question particulière; mais dites-moi, je vous prie, pensez-vous que le Judaïsme seul ne fût pas suffisant pour influer sur le système moral et religieux d'un homme aussi pénétrant que Sénèque, et qui connaissait parfaitement cette religion (VII)? Laissons dire les poètes qui ne voient que la superficie des choses, et qui croient avoir tout dit quand ils ont appelé les Juifs verpos et recutitos, et tout ce qui vous plaira. Sans doute que le grand anathème pesait déjà sur eux. Mais ne pouvait-on pas alors, comme à présent, admirer les écrits en méprisant les personnes? Au moyen de la version des Septante, Sénèque pouvait lire la Bible aussi commodément que nous. Que devait-il penser lorsqu'il comparait les théogonies poétiques au premier verset de la Genèse, ou qu'il rapprochait le déluge d'Ovide de celui de Moïse? Quelle source immense de réflexion! Toute la philosophie antique pâlit devant le seul livre de la Sagesse. Nul homme intelligent et libre de préjugés ne lira les Psaumes sans être frappé d'admiration et transporté dans un nouveau monde. À l'égard des personnes mêmes, il y avait de grandes distinctions à faire. Philon et Josèphe étaient bien apparemment des hommes de bonne compagnie, et l'on pouvait sans doute s'instruire avec eux. En général, il y avait dans cette nation, même dans les temps les plus anciens, et longtemps avant son mélange avec les Grecs, beaucoup plus d'instruction qu'on ne le croit communément, par des raisons qu'il ne serait pas difficile d'assigner. Où avaient-ils pris, par exemple, leur calendrier, l'un des plus justes, et peut-être le plus juste de l'antiquité? Newton, dans sa chronologie, n'a pas dédaigné de lui rendre pleine justice (VIII), et il ne tient qu'à nous de l'admirer encore de nos jours, puisque nous le voyons marcher de front avec celui des nations modernes, sans erreurs ni embarras d'aucune espèce. On peut voir, par l'exemple de Daniel, combien les hommes habiles de cette nation étaient considérés à Babylone, qui renfermait certainement de grands connaissances. Le fameux rabbin Moïse Maïmonide, dont j'ai parcouru quelques ouvrages traduits, nous apprend qu'à la fin de la grande captivité, un très grand nombre de Juifs ne voulurent point retourner chez eux; qu'ils se fixèrent à Babylone; qu'ils y jouirent de la plus grande liberté, de la plus grande considération, et que la garde des archives les plus secrètes à Ecbatane était confiée à des hommes choisis dans cette nation (IX).

En feuilletant l'autre jour mes petits Elzévirs que vous voyez là rangés en cercle sur ce plateau tournant, je tombai par hasard sur la république hébraïque de Pierre Cunaeus. Il me rappela cette anecdote si curieuse d'Aristote, qui s'entretint en Asie avec un Juif auprès duquel le savants les plus distingués de la Grèce lui parurent des espèces de barbares (X).

La traduction des livres sacrés dans une langue devenue celle de l'univers (XI), la dispersion des Juifs dans les différentes parties du monde, et la curiosité naturelle à l'homme pour tout ce qu'il y a de nouveau et d'extraordinaire, avaient fait connaître de tout côté la loi mosaïque, qui devenait ainsi une introduction au Christianisme. Depuis longtemps, les Juifs servaient dans les armées de plusieurs princes qui les employaient volontiers à cause de leur valeur reconnue et de leur fidélité sans égale. Alexandre surtout en tira grand parti et leur montra des égards recherchés. Ses successeurs au trône d'Égypte l'imitèrent sur ce point, et donnèrent constamment aux Juifs de très grandes marques de confiance. Lagus mit sous leur garde les plus fortes places de l'Égypte, et, pour conserver les villes qu'il avait conquises dans la Lybie, il ne trouva rien de mieux que d'y envoyer des colonies juives. L'un des Ptolémées, ses successeurs, voulut se procurer une traduction solennelle des livres sacrés. Evergètes, après avoir conquis la Syrie, vint rendre ses actions de grâces à Jérusalem: il offrit à DIEU un grand nombre de victimes et fit de riches présents au temple. Philométor et Cléopâtre confièrent à deux hommes de cette nation le gouvernement du royaume et le commandement de l'armée (1). Tout en un mot justifiait le discours de Tobie à ses frères: Dieu vous a dispersés parmi les nations qui ne le connaissent pas, afin que vous leur fassiez connaître ses merveilles; afin que vous leur appreniez qu'il est le seul Dieu et le seul tout-puissant (2).
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(1) Josèphe, Contre Appion, liv. II, chap. II.
(2) Ideo dispersit vos inter gentes quae ignorant eum, ut vos enarretis omnia mirabilia ejus, et faciatis scire eos quia non est alius Deus omnipotens praeter illum. (Tob., XIII, 4.)

Suivant les idées anciennes, qui admettaient une foule de divinités et surtout de dieux nationaux, le Dieu d'Israël n'était, pour les Grecs, pour les Romains et même pour toutes les autres nations, qu'une nouvelle divinité ajoutée aux autres; ce qui n'avait rien de choquant. Mais comme il y a toujours dans la vérité une action secrète plus forte que tous les préjugés, le nouveau Dieu, partout où il se montrait, devait nécessairement faire une grande impression sur une foule d'esprits. Je vous en ai cité rapidement quelques exemples, et je puis encore vous en citer d'autres. La cour des empereurs romains avait un grand respect pour le temple de Jérusalem. Caïus Agrippa ayant traversé la Judée sans y faire ses dévotions, (voulez-vous me pardonner cette expression?) son aïeul, l'empereur Auguste, en fut extrêmement irrité; et ce qu'il y a de bien singulier, c'est qu'une disette terrible qui affligea Rome à cette époque fut regardée par l'opinion publique comme un châtiment de cette faute. Par une espèce de réparation, ou par un mouvement spontané encore plus honorable pour lui, Auguste, quoiqu'il fût en général grand et constant ennemi des religions étrangères, ordonna qu'on sacrifierait chaque jour à ses frais sur l'autel de Jérusalem. Livie, sa femme, y fit présenter des dons considérables. C'était la mode à la cour, et la chose en était venue au point que toutes les nations, même les moins amies de la juive, craignaient de l'offenser, de peur de déplaire au maître; et que tout homme qui aurait osé toucher au livre sacré des Juifs, ou à l'argent qu'ils envoyaient à Jérusalem, aurait été considéré et puni comme un sacrilège. Le bon sens d'Auguste devait sans doute être frappé de la manière dont les Juifs concevaient la Divinité. Tacite, par un aveuglement singulier, a porté cette doctrine aux nues en croyant la blâmer dans un texte célèbre (XII); mais rien ne n'a fait autant d'impression que l'étonnante sagacité de Tibère au sujet des Juifs. Séjan, qui les détestait, avait voulu jeter sur eux le soupçon d'une conjuration qui devait les perdre: Tibère n'y fit nulle attention, car, disait ce prince pénétrant, cette nation, par principe, ne portera jamais la main sur un souverain. Ces Juifs, qu'on se représente comme un peuple farouche et intolérant, étaient cependant, à certains égards, le plus tolérant de tous, au point qu'on a peine quelquefois à comprendre comment les professeurs exclusifs de la vérité se montraient si accommodants avec les religions étrangères. On connaît la manière tout à fait libérale dont Élisée résolut le cas de conscience proposé par un capitaine de la garde syrienne (1). Si le prophète avait été jésuite, nul doute que Pascal, pour cette décision, ne l'eût mis, quoique à tort, dans ses Lettres provinciales. Philon, si je ne me trompe, observe quelque part que le grand-prêtre des Juifs, seul dans l'univers, priait pour les nations et les puissances étrangères (2). En effet, je ne crois pas qu'il y en ait d'autre exemple dans l'antiquité. Le temple de Jérusalem était environné d'un portique destiné aux étrangers qui venaient y prier librement. Une foule de ces Gentils avaient confiance en ce Dieu (quel qu'il fût) qu'on adorait sur le mont de Sion. Personne ne les gênait ni ne leur demandait compte de leurs croyances nationales, et nous les voyons encore, dans l'Évangile, venir, au jour solennel de Pâque, adorer à Jérusalem, sans la moindre marque de désapprobation ni de surprise de la part de l'historien sacré.
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(1) Reg. IV, 5, 19.
(2) Baruch, liv. XI. - Ils obéissaient en cela à un précepte divin. (Jerem., XXIV, 7.)

L'esprit humain ayant été suffisamment préparé ou averti par ce noble culte, le Christianisme parut; et, presque au moment de sa naissance, il fut connu et prêché à Rome. C'en est assez pour que je sois en droit d'affirmer que la supériorité de Sénèque sur ses devanciers, par parenthèse j'en dirais autant de Plutarque, dans toutes les questions qui intéressent réellement l'homme, ne peut être attribuée qu'à la connaissance plus ou moins parfaite qu'il avait des dogmes mosaïques et chrétiens. La vérité est faite pour notre intelligence comme la lumière pour notre oeil; l'une et l'autre s'insinuent sans effort de leur part et sans instruction de la nôtre, toutes les fois qu'ils sont à portée d'agir. Du moment où le Christianisme parut dans le monde, il se fit un changement sensible dans les écrits des philosophes, ennemis mêmes ou indifférents. Tous ces écrits ont, si je puis m'exprimer ainsi, une couleur que n'avaient pas les ouvrages antérieurs à cette grande époque. Si donc la raison humaine veut nous montrer ses forces, qu'elle cherche ses preuves avant notre ère; qu'elle ne vienne point battre sa nourrice; et, comme elle l'a fait si souvent, nous citer ce qu'elle tient de la révélation, pour nous prouver qu'elle n'en a pas besoin. Laissez-moi, de grâce, vous rappelez un trait ineffable de ce fou du grand genre (comme l'appelle Buffon), qui a tant influé sur un siècle bien digne de l'écouter. Rousseau nous dit fièrement dans son Émile: Qu'on lui soutient vainement la nécessité d'une révélation, puisque Dieu a tout dit à nos yeux, à notre conscience et à notre jugement: que Dieu veut être adoré EN ESPRIT ET EN VÉRITÉ, et que tout le reste n'est qu'une affaire de police (1). Voilà, messieurs, ce qui s'appelle raisonner! Adorer Dieu en esprit et en vérité! C'est une bagatelle sans doute! il n'a fallu que Dieu pour nous l'enseigner.
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(1) Émile. La Haye, 1762, in-8o, tom. III, p. 135.

Lorsqu'une bonne nous demandait jadis: Pourquoi Dieu nous a-t-il mis au monde? nous répondions: Pour le connaître, l'aimer, le servir dans cette vie, et mériter ainsi ses récompenses dans l'autre. Voyez comment cette réponse, qui est à la portée de la première enfance, est cependant si admirable, si étourdissante, si incontestablement au-dessus de tout ce que la science humaine réunie a jamais pu imaginer; que le sceau divin est aussi visible sur cette ligne du Catéchisme élémentaire que sur le Cantique de Marie, ou sur les oracles les plus pénétrants du SERMON DE LA MONTAGNE.

Ne soyons donc nullement surpris si cette doctrine divine, plus ou moins connue de Sénèque, a produit dans ses écrits une foule de traits qu'on ne saurait trop remarquer. J'espère que cette petite discussion, que nous avons pour ainsi dire trouvée sur notre route, ne vous aura point ennuyée.

Quant à La Harpe, que j'avais tout à fait perdu de vue, que voulez-vous que je vous dise? En faveur de ses talents, de sa noble résolution, de son repentir sincère, de son invariable persévérance, faisons grâce à tout ce qu'il a dit sur des choses qu'il n'entendait pas, ou qui réveillaient dans lui quelque passion mal assoupie. Qu'il repose en paix! Et nous aussi, messieurs, allons reposer en paix; nous avons fait un excès aujourd'hui, car il est deux heures: cependant il ne faut pas nous en repentir. Toutes les soirées de cette grande ville n'auront pas été aussi innocentes, ni par conséquent aussi heureuses que la nôtre. Reposons donc en paix! et puisse ce sommeil tranquille, précédé et produit par des travaux utiles et d'innocents plaisirs, être l'image et le gage de ce repos sans fin qui n'est accordé de même qu'à une suite de jours passés comme les heures qui viennent de s'écouler pour nous!

FIN DU NEUVIEME ENTRETIEN.



Denis Constales - dcons@world.std.com - http://world.std.com/~dcons/