Je n'adopte point l'axiome impie:
La crainte dans le monde imagina les dieux (1).
Je me plais au contraire à remarquer que les hommes, en donnant à Dieu les noms qui expriment la grandeur, le pouvoir et la bonté, en l'appelant le Seigneur, le Maître, le Père, etc., montraient assez que l'idée de la divinité ne pouvait être fille de la crainte. On peut observer encore que la musique, la poésie, la danse, en un mot tous les arts agréables, étaient appelés aux cérémonies du culte; et que l'idée d'allégresse se mêla toujours si intimement à celle de fête, que ce dernier devint partout synonyme du premier.
Loin de moi d'ailleurs de croire que l'idée de Dieu ait pu commencer pour le genre humain, c'est-à-dire, qu'elle puisse être moins ancienne que l'homme.
Il faut cependant avouer, après avoir assuré l'orthodoxie, que l'histoire nous montre l'homme persuadé dans tous les temps de cette effrayante vérité: Qu'il vivait sous la main d'une puissance irritée, et que cette puissance ne pouvait être apaisée que par des sacrifices.
Il n'est pas même aisé, au premier coup d'oeil, d'accorder des idées en apparence aussi contradictoires; mais si l'on y réfléchit attentivement, on comprend très bien comment elles s'accordent, et pourquoi le sentiment de terreur a toujours subsisté à côté de celui de la joie, sans que l'un ait jamais pu anéantir l'autre.
« Les Dieux sont bons, et nous tenons d'eux tous les
biens dont nous jouissons: nous leur devons la louange et
l'action de grâce. Mais les dieux sont justes et nous
sommes coupables: il faut les apaiser, il faut expier nos
crimes; et, pour y parvenir, le moyen le plus puissant est le
sacrifice (1). »
--
(1) Ce n'était point seulement pour apaiser les
mauvais génies; ce n'était point seulement
à l'occasion des grandes calamités que le
sacrifice était offert: il fut toujours la base de toute
espèce de culte, sans distinction de lieu, de temps,
d'opinions ou de circonstances.
Telle fut la croyance antique, et telle est encore, sous différentes formes, celle de tout l'univers. Les hommes primitifs, dont le genre humain entier reçut ses opinions fondamentales, se crurent coupables: les institutions générales furent toutes fondées sur ce dogme, en sorte que les hommes de tous les siècles n'ont cessé d'avouer la dégradation primitive et universelle; et de dire comme nous, quoique d'une manière moins explicite: nos mères nous ont conçus dans le crime; car il n'y a pas un dogme chrétien qui n'ait sa racine dans le nature intime de l'homme, et dans une tradition aussi ancienne que le genre humain.
Mais la racine de cette dégradation, ou la réité de l'homme, s'il est permis de fabriquer ce mot, résidait dans le principe sensible, dans la vie, dans l'âme enfin, si soigneusement distinguée par les anciens, de l'esprit ou de l'intelligence.
L'animal n'a reçu qu'une âme; à
nous furent donnés et l'âme et l'esprit (1).
--
(1) Immisitque (Deus) in hominem spiritum et
animam. (Joseph., Antiq. jud., lib. I, cap. 1, §2.)
Principio indulsit communis conditor illis Tantum animam; nobis, animum quoque...(Juven., Sat., XV, 148, 49.)
L'antiquité ne croyait point qu'il pût y avoir,
entre l'esprit et le corps, aucune sorte de lien ni de
contact (1); de manière que l'âme, ou
le principe sensible, était pour eux une espèce de
moyenne proportionnelle, ou de puissance
intermédiaire en qui l'esprit reposait, comme elle
reposait elle-même dans le corps.
--
(1) Mentem autem reperiebat Deus ulli rei adjunctum esse
sine anima nefas esse: quocirca intelligentiam in animo;
animam conclusit in corpore. (Tim., inter frag. Cicer.,
Plat. in Tim. opp., tom. IX, p. 312. A.B., p. 386, 11.)
En se représentant l'âme sous l'image
d'un oeil, suivant la comparaison ingénieuse de
Lucrèce, l'esprit était la prunelle de cet
oeil (1). Ailleurs il l'appelle l'âme de
l'âme (2) et Platon, d'après
Homère, le nomme le coeur de l'âme (3),
expression que Philon renouvela depuis (4).
--
(1)
Ut lacerato oculo circum, si pupila mansit Incolumis, etc.(Lucr., de N. R., III, 409, seqq.)
Atque anima est animae proporro totius ipsa.(Ibid.)
Lorsque Jupiter, dans Homère, se détermine
à rendre un héros victorieux, le dieu a
pesé la chose dans son esprit (1); il est un:
il ne peut y avoir de combat en lui.
--
(1) ##All'oge mermerize kata phrena. (Iliad.,
II, 3.)
Lorsqu'un homme connaît son devoir et le remplit sans
balancer, dans une occasion difficile, il a vu la chose comme un
dieu, dans son esprit (1).
--
(1) ##Autar o egno esin enu phreri. (Iliad.,
I, 333.)
Mais si, longtemps agité entre son devoir et sa
passion, ce même homme s'est vu sur le point de commettre
une violence inexcusable, il a délibéré dans
son âme et dans son esprit (1).
--
(1) ##Eos o tauth ormaine kata phrena kai kata thumen.
(Ibid. I, 195.)
Quelquefois l'esprit gourmande l'âme, et
la veut faire rougir de sa faiblesse: courage, lui
dit-il, mon âme! tu as supporté de plus grands
malheurs (1).
--
(1) ##Tetlathi de kradin, kai kunteron allo potetles.
(Odyss., XX, 18.) Platon a cité ce vers dans le
Phédon, (Opp. tom. I, p. 215, D) et il y voit une
puissance qui parle à une autre. - ##On alle ousa
allo pragmati dialegoumene. (Ibid., 261, B.)
Et un autre poète a fait de ce combat le sujet d'une
conversation, en forme tout à fait plaisante. Je ne
puis, dit-il, ô mon âme! t'accorder tout ce
que tu désires: songes que tu n'es pas la seule à
vouloir ce que tu aimes (1).
--
(1)
##Ou dunamai soi, Thume, paraskhein asmena panta Tetlathi, Ton de kalon outi su mounos erais.(Theogn. inter vers. gmon. ex edit. Brunckii, v. 72-73.)
Cicéron écrivant donc que, lorsqu'on nous
ordonne de nous commander à nous-mêmes, cela
signifie que la raison doit commander à la passion (1);
ou il entendait que la passion est une personne, ou il ne
s'entendait pas lui-même.
--
(1) Quum igitur praecipitur ut nobismetipsis imperemus,
hoc praecipitur, ut ratio coerceat temeritatem. (Tusc.
quaest., II, 21.) Partout où il faut résister,
il y a action; partout où il y a action, il y a
substance; et jamais on ne comprendra comment une
tenaille peut se saisir elle-même.
Pascal avait en vue sans doute les idées de Platon,
lorsqu'il disait: Cette duplicité de l'homme est si
visible, qu'il y en a qui ont pensé que nous avons deux
âmes; un sujet simple leur paraissant incapable de telles
et si soudaines variétés (1).
--
(1) Pensées, III, 13. - On peut voir à
l'endroit de Platon qu'on vient de citer la singulière
histoire d'un certain Léontius, qui voulait absolument
voir des cadavres qu'absolument il ne voulait pas voir; ce
qui se passa dans cette occasion entre son âme et
lui, et les injures qu'il crut devoir adresser à ses
yeux. (Loc. cit., p. 360 A).
Mais avec tous les égards dus à un tel écrivain, on peut cependant convenir qu'il ne semble pas avoir vu la chose tout à fait à fond, car il ne s'agit pas seulement de savoir comment un sujet simple est capable de telles et si soudaines variétés, mais bien d'expliquer comment un sujet simple peut réunir des oppositions simultanées; comment il peut aimer à la fois le bien et le mal; aimer et haïr le même objet; vouloir et ne vouloir pas, etc.; comment un corps peut se mouvoir actuellement vers deux points opposés; en un mot, pour tout dire, comment un sujet simple peut n'être pas simple.
L'idée de deux puissances distinctes est bien ancienne,
même dans l'Église. « Ceux qui l'ont
adoptée, disait Origène, ne pensent pas que ces
mots de l'apôtre: La chair a des désirs
contraires à ceux de l'esprit (Galat., V, 17)
doivent s'entendre de la chair proprement dite; mais de
cette âme, qui est réellement l'âme
de la chair: car, disent-ils, nous en avons deux, l'une
bonne et céleste, l'autre inférieure et terrestre;
c'est de celle-ci qu'il a été dit que ses
oeuvres sont évidentes (Ibid., 19), et nous
croyons que cette âme de la chair réside dans le
sang (1). »
--
(1) Orig., de Princ. III, 4. Opp., edit. Ruxi, Paris,
1733, in-fol., tom. I, p. 145 seqq.
Au reste, Origène, qui était à la fois le plus hardi et les plus modeste des hommes dans ses opinions, ne s'obstine point sur cette question. Le lecteur, dit-il, en pensera ce qu'il voudra. On voit cependant assez qu'il ne savait pas expliquer autrement ces deux mouvements diamétralement opposés dans un sujet simple.
Qu'est-ce en effet que cette puissance qui contrarie l'homme, ou, pour mieux dire, sa conscience? Qu'est-ce que cette puissance qui n'est pas lui, ou tout lui? Est-elle matérielle comme la pierre ou le bois? dans ce cas, elle ne pense ni ne sent, et, par conséquent, elle ne peut avoir la puissance de troubler l'esprit dans ses opérations. J'écoute avec respect et terreur toutes les menaces faites à la chair; mais je demande ce que c'est.
Descartes, qui ne doutait de rien, n'est nullement
embarrassé de cette duplicité de l'homme. Il n'y a
point, selon lui, dans nous de partie supérieure et
inférieure, de puissance raisonnable et sensitive, comme
on le croit vulgairement. L'âme de l'homme est une, et la
même substance est tout à la fois, raisonnable
et sensitive. Ce qui trompe à cet égard,
dit-il, c'est que les volitions produites par l'âme et
par les esprits vitaux envoyés par le corps, excitent des
mouvements contraires dans la glande pinéale (1).
--
(1) Cartesii opp. Amst., Blaen, 1785, in-4o; de
Passionibus, art. XLVII, p. 22. Je ne dis rien de cette
explication: les hommes tels que Descartes méritent
autant d'égards qu'on en doit peu aux funestes
usurpateurs de la renommée. Je prie seulement qu'on fasse
attention au fond de la pensée, qui se réduit
très clairement à ceci: Ce qui fait croire
communément qu'il y a une contradiction dans l'homme,
c'est qu'il y a une contradiction dans l'homme.
Antoine Arnaud est bien moins amusant: il nous propose comme
un mystère inconcevable, et cependant incontestable:
« Que ce corps, qui, n'étant qu'une matière,
n'est point un sujet capable de péché, peut
cependant communiquer à l'âme ce qu'il n'a pas et
ne peut avoir; et que, de l'union de ces deux choses exemptes de
péché, il en résulte un tout qui en est
capable, et qui est très justement l'objet de la
colère de Dieu (1). »
--
(1) Perpétuité de la foi, in-4o, tom.
III, liv. XI c. VI.
Il paraît que ce dur sectaire n'avait guère philosophé sur l'idée du corps, puisqu'il s'embarrasse ainsi volontairement, et qu'en nous donnant une bêtise pour un mystère, il expose l'inattention ou la malveillance à prendre un mystère pour une bêtise.
Un physiologiste moderne se croit en droit de déclarer
expressément que le principe vital est un être.
« Qu'on l'appelle, dit-il, puissance ou faculté,
cause immédiate de tous nos mouvements et de tous nos
sentiments, ce principe est UN: il est absolument
indépendant de l'âme pensante, et même du
corps, suivant toutes les vraisemblances (1): aucune cause
ou loi mécanique n'est recevable dans les
phénomènes du corps vivant (2). »
--
(1) Il semble que ces mots, suivant toutes les
vraisemblances, sont encore, comme je l'ai dit ailleurs, une
pure complaisance pour le siècle: car comment ce qui est
UN, et qui peut s'appeler principe, ne serait-il pas
distingué de la matière?
(2) Nouveaux Éléments de la science de
l'homme, par M. Barthez, 2 vol. in-8o, Paris, 1806.
Au fond, il paraît que l'Écriture sainte est sur
ce point tout à fait d'accord avec la philosophie antique
et moderne, puisqu'elle nous apprend: « Que l'homme est
double dans ses voies (1), et que la parole de Dieu est une
épée vivante qui pénètre
jusqu'à la division de l'âme et de l'esprit, et
discerne la pensée du sentiment (2). »
--
(1) Homo duplex in viis suis. Jac., I, 8.
(2) Pertingens usque ad divisionem animae ac spiritus
(il ne dit pas de l'esprit et du corps) et discretor
cogitationum et intentionum cordis. (Hebr., IV, 2.)
Et saint Augustin, confessant à Dieu l'empire
qu'avaient encore sur son âme d'anciens fantômes
ramenés par les songes, s'écrie avec la plus
aimable naïveté: Alors Seigneur! suis-je
MOI (1)?
--
(1) Numquid tunc non EGO sum, Domine, Deus meus? (S.
August., Confess., X, XXX, 1.)
Non, sans doute, il n'était pas LUI, et personne ne le
savait mieux que LUI, qui nous dit dans ce même endroit:
Tant il y a de différence entre MOI-MEME et MOI-MEME (1);
lui qui a si bien distingué les deux puissances de
l'homme lorsqu'il s'écrie encore, en s'adressant à
Dieu: O toi! pain mystique de mon âme, époux de
mon intelligence! quoi! je pouvais ne pas t'aimer (2)!
--
(1) Tantum interest inter ME IPSUM et ME IPSUM. (Ibid.)
(2) Deus... panis oris intus animae meae, et
virtus maritans mentem meam... non te amabam! (Ibid.
I, XIII, 2.)
Milton a mis de beaux vers dans la bouche de Satan, qui rugit
de son épouvantable dégradation (1). L'homme
aussi pourrait les prononcer avec proportion et intelligence.
--
(1)
O foul descent! That I who erst contend'd With Gods to sit the high'st, am now constrain'd Into a beast and mix'd with bestial slime This essence to incarnate and imbrute That to the height of deity aspir'd.(P.L., IX, 103, 599.)
D'où nous est venue l'idée de
représenter les anges autour des objets de notre culte
par des groupes de têtes ailées (1)?
--
(1) Trop de gens savent malheureusement dans quel endroit de
ses oeuvres Voltaire a nommé ces figures des Saints
joufflus. Il n'y a pas, dans les jardins de l'intelligence,
une seule fleur que cette chenille n'ait souillée.
Je n'ignore pas que la doctrine des deux âmes fut condamnée dans les temps anciens, mais je ne sais si elle le fut par un tribunal compétent; d'ailleurs il suffit de s'entendre. Que l'homme soit un être résultant de l'union des deux âmes, c'est-à-dire de deux principes intelligents de même nature, dont l'un est bon et l'autre mauvais, c'est, je crois, l'opinion qui aurait été condamnée, et que je condamne aussi de tout mon coeur. Mais que l'intelligence soit la même chose que le principe sensible, ou que ce principe qu'on appelle aussi le principe vital, et qui est la vie, puisse être quelque chose de matériel, absolument dénué de connaissance et de conscience, c'est ce que je ne croirai jamais, à moins qu'il ne m'arrivât d'être averti que je me trompe par la seule puissance qui ait une autorité légitime sur la croyance humaine. Dans ce cas, je ne balancerais pas un instant, et au lieu que, dans ce moment, je n'ai que la certitude d'avoir raison, j'aurais alors la foi d'avoir tort. Si je professais d'autres sentiments, je contredirais de front les principes qui ont dicté l'ouvrage que je publie, et qui ne sont pas moins sacrés pour moi.
Quelque parti qu'on prenne sur la duplicité de l'homme, c'est sur la puissance animale, sur la vie, sur l'âme (car tous ces mots signifient la même chose dans le langage antique), que tombe la malédiction avouée par tout l'univers.
Les Égyptiens, que l'antiquité savante proclama
les seuls dépositaires des secrets divins (1),
étaient bien persuadés de cette
vérité, et tous les jours ils en renouvelaient la
profession publique; car lorsqu'ils embaumaient les corps,
après qu'ils avaient lavé dans le vin de palmier
les intestins, les parties molles, en un mot tous les organes
des fonctions animales, ils les plaçaient dans une
espèce de coffre qu'ils élevaient vers le ciel, et
l'un des opérateurs prononçait cette prière
au nom du mort:
--
(1) Aegyptios solos divinarum rerum conscios.
(Macrob. Sat. I, 12.) On peut dire que cet écrivain parle
ici au nom de toute l'antiquité.
« Soleil, souverain maître de qui je tiens la vie,
daignez me recevoir auprès de vous. J'ai pratiqué
fidèlement le culte de mes pères; j'ai toujours
honoré ceux de qui je tiens ce corps; jamais je n'ai
nié un dépôt; jamais je n'ai tué. Si
j'ai commis d'autres fautes, je n'ai point agi par
moi-même, mais par ces choses (1). » Et tout
de suite on jetait ces choses dans le fleuve, comme la
cause de toutes les fautes que l'homme avait commises (2):
après quoi on procédait à l'embaumement.
--
(1) ##Alla dia tauta. (Porphir., De abstin. et usu
anim., IV, 10.)
(2) ##On aitian apanton on o anthropos emarien Dia tauta.
(Plut., De usu carn., Orat. II), cités par M.
Larcher dans sa précieuse traduction d'Hérodote,
liv. II, §85. Je ne sais au reste pourquoi ce grand
helléniste a traduit ##dia tauta par c'est pour
ces choses; au lieu de, c'est par ces choses.
Il y a un rapport singulier entre cette prière des
prêtres égyptiens et celle que l'Église
prononce à côté des agonisants.
« Quoiqu'il ait péché, il a cependant
toujours cru; il a porté dans son sein le zèle de
Dieu; il n'a cessé d'adorer le Dieu qui a tout
créé, etc. »
Licet enim peccaverit, tamen... credidit, et zelum Dei in
se habuit, et eum qui fecit omnia fideliter adoravit, etc.
Or il est certain que, dans cette cérémonie,
les Égyptiens peuvent être regardés comme de
véritables précurseurs de la
révélation qui a dit anathème à
la chair, qui l'a déclarée ennemie de
l'intelligence, c'est-à-dire de Dieu, et nous a dit
expressément que tous ceux qui sont nés du sang
ou de la volonté de la chair ne deviendront jamais
enfants de Dieu (1).
--
(1) Joh. I, 12, 13. Lorsque David disait: Spiritum rectum
innova in visceribus meis, ce n'était point une
expression vague ou une manière de parler: il
énonçait un dogme précis et fondamental.
L'homme étant donc coupable par son principe
sensible, par sa chair, par sa vie,
l'anathème tombait sur le sang; car le sang était
le principe de la vie, ou plutôt le sang était la
vie (1). Et c'est une chose bien singulière que ces
vieilles traditions orientales, auxquelles on ne faisait plus
attention, aient été ressuscitées de nos
jours, et soutenus par les plus grands physiologistes.
--
(1) Vous ne mangerez point le sang des animaux, qui est
leur vie. (Gen., IX, 4, 5.) La vie de la chair est
dans le sang; c'est pourquoi je vous l'ai donné,
afin qu'il soit répandu sur l'autel pour l'expiation de
vos péchés; car c'est par le sang que l'AME sera
purifiée. (Lev., XIII, 11.) Gardez-vous de manger
leur sang (des animaux) car leur sang est leur vie; ainsi
vous ne devez pas manger avec leur chair ce qui est leur vie;
mais vous répandrez ce sang sur la terre comme l'eau. (Deut.,
XII, 23, 24, etc., etc., etc.)
Le chevalier Rosa avait dit, il y a longtemps, en Italie, que
le principe vital résidait dans le sang (1). Il
a fait sur ce sujet de fort belles expériences, et il a
dit des choses curieuses sur les connaissances des anciens
à cet égard; mais je puis citer une
autorité plus connue (2), le célèbre
Hunter, le plus grand anatomiste du dernier
siècle, qui a ressuscité et motivé le dogme
oriental de la vitalité du sang.
--
(1) On trouvera une belle analyse de ce système dans
les oeuvres du comte Gian-Rinaldo Carli-Rubi. Milan,
1790, 30 vol. in-8o, tom. IX.
(2) Je ne dis pas plus décisive, car les
pièces ne sont plus sous mes yeux, et jamais je n'ai pu
les comparer. D'ailleurs, quand Rosa aurait tout dit,
qu'importe? l'honneur de la priorité pour le
système de la vitalité du sang ne lui serait point
accordé. Sa patrie n'a ni flottes, ni armées, ni
colonies: tant pis pour elle et tant pis pour lui.
« Nous attachons, dit-il, l'idée de la vie
à celle de l'organisation; en sorte que nous avons de la
peine à forcer notre imagination de concevoir un fluide
vivant; mais l'organisation n'a rien de commun avec la vie (1).
Elle n'est jamais qu'un instrument, une machine qui ne produit
rien, même en mécanique, sans quelque chose qui
réponde à un principe vital, savoir une force. »
--
(1) Vérité du premier ordre et de la plus
grande évidence.
« Si l'on réfléchit bien attentivement sur
la nature du sang, on se prête aisément à
l'hypothèse qui le suppose vivant. On ne conçoit
pas même qu'il soit possible d'en faire une autre,
lorsqu'on considère qu'il n'y a pas une partie de
l'animal qui ne soit formée du sang, que nous venons de
lui (we grow out of it), et que, s'il n'a pas la vie
antérieurement à cette opération, il faut
au moins qu'il l'acquière dans l'acte de la formation,
puisque nous ne pouvons nous dispenser de croire à
l'existence de la vie dans les membres ou différentes
parties, dès qu'elles sont
formées (1). »
--
(1) Voy. John Hunter's Treatise on the blood,
inflammation and gun-shot wounds, London, 1794; in-4o.
« C'est une opinion, du moins aussi ancienne que Pline,
que le sang est un fluide vivant; mais il était
réservé au célèbre physiologiste
Jean Hunter de placer cette opinion au rang de ces
vérités dont il n'est plus possible de
disputer (1). »
--
(1) Voy. le Mémoire de M. William Boag sur
le venin des serpents, dans les Recherches asiatiques,
tom. VI, in-4o, p. 108.
On a vu que Pline est bien jeune comparé à
l'opinion de la vitalité du sang; voici au reste ce qu'il
dit sur ce sujet: Duae grandes venae... per alias minores
omnibus membris vitalitatem rigant... magna est in eo
vitalitatis portio.
(C. Plinii Sec., Hist. nat., curis Harduini, Paris,
1685; in-4o, t. II, lib. XII, cap. 69-70, pag. 364, 365, 583.)
Hinc sedem animae sanguinem esse veterum plerique
dixerunt. (Not. Hard., ibid., p. 583.)
La vitalité du sang, ou plutôt l'identité
du sang et de la vie étant posée comme un fait
dont l'antiquité ne doutait nullement, et qui a
été renouvelé de nos jours, c'était
aussi une opinion aussi ancienne que le monde que le ciel
irrité contre la chair et le sang, ne pouvait
être apaisé que par le sang; et aucune nation
n'a douté qu'il y eût dans l'effusion du sang une
vertu expiatoire! Or, ni la raison ni la folie n'ont pu inventer
cette idée, encore moins la faire adopter
généralement. Elle a sa racine dans les
dernières profondeurs de la nature humaine, et
l'histoire, sur ce point, ne présente pas une seule
dissonance dans l'univers (1). La théorie
entière reposait sur le dogme de la
réversibilité. On croyait (comme on a cru, comme
on croira toujours) que l'innocent pouvait payer pour le
coupable; d'où l'on concluait que la vie étant
coupable, une vie moins précieuse pouvait être
offerte et acceptée pour une autre. On offrit donc le
sang des animaux, et cette âme, offerte pour une
âme, les anciens l'appelèrent antipsychon,
vicariam animam; comme qui dirait âme pour
âme ou âme substituée (2).
--
(1) C'était une opinion uniforme, et qui avait
prévalu de toute part, que la rémission ne pouvait
s'obtenir que par le sang, et que quelqu'un devait mourir pour
le bonheur d'un autre. (Bryant's Mythology explained,
tom. II, in-4o, p. 455.)
Les Thalmudistes décident de plus que les
péchés ne peuvent être effacés que
par le sang. (Huet, Dem. Evang., prop. IX, cap. 145.)
Ainsi le dogme du salut par le sang se retrouve partout. Il
brave le temps et l'espace; il est indestructible, et cependant
il ne découle d'aucune raison antécédente
ni d'aucune erreur assignable.
(2) Lami, Appar. Ad Bibl., I, 7.
Cor pro corde, precor, pro fibris accipe fibras, Hanc animam vobis pro meliore damus.(Ovid., Fast., VI, 161.)
Le docte Goguet a fort bien expliqué, par ce
dogme de la substitution, ces prostitutions légales
très connues dans l'antiquité, et si ridiculement
niées par Voltaire. Les anciens, persuadés qu'une
divinité courroucée ou malfaisante en voulait
à la chasteté de leurs femmes, avaient
imaginé de lui livrer des victimes volontaires,
espérant ainsi que Vénus, tout entière
à sa proie attachée, ne troublerait point les
unions légitimes: semblable à un animal
féroce auquel on jetterait un agneau pour le
détourner d'un homme (1).
--
(1) Voy. la Nouvelle démonstration
évangélique de Leland, Liège, 1768, 4
vol. in-12, tom. I, part. I, chap. VII, p. 352.
Il faut remarquer que, dans les sacrifices proprement dits,
les animaux carnassiers, ou stupides, ou étrangers
à l'homme, comme les bêtes fauves, les serpents,
les poissons, les oiseaux de proie, etc., n'étaient point
immolés (1). On choisissait toujours, parmi les
animaux, les plus précieux par leur utilité, les
plus doux, les plus innocents, les plus en rapport avec l'homme
par leur instinct et leurs habitudes. Ne pouvant enfin immoler
l'homme pour sauver l'homme, on choisissait dans l'espèce
animale les victimes les plus humaines, s'il est permis
de s'exprimer ainsi, et toujours la victime était
brûlée en tout ou en partie, pour attester que la
peine naturelle du crime est le feu, et que la chair
substituée était brûlée à
la place de la chair coupable (2).
--
(1) À quelques exceptions près qui tiennent
à d'autres principes.
(2) Car tout ainsi que les humeurs viciés produisent
dans les corps le feu de la fièvre, qui les
purifie ou les consume sans les brûler, de même les
vices produisent dans les âmes la fièvre du feu,
qui les purifie ou les brûle sans les consumer. (Vid.
Orig., De Princip.. II, 10, opp. tom. I, p. 102.)
Il n'y a rien de plus connu dans l'antiquité que les
tauroboles et les crioboles qui tenaient au culte
oriental de Mithra. Ces sortes de sacrifices devaient
opérer une purification parfaite, effacer tous les crimes
et procurer à l'homme une véritable renaissance
spirituelle: on creusait une fosse au fond de laquelle
était placé l'initié; on étendait
au-dessus de lui une espèce de plancher percé
d'une finité de petites ouvertures, sur lequel on
immolait la victime. Le sang coulait en forme de pluie sur le
pénitent, qui le recevait sur toutes les parties
de son corps (1), et l'on croyait que cet étrange
baptême opérait une
régénération spirituelle. Une foule de
bas-reliefs et d'inscriptions (2) rappellent cette
cérémonie et le dogme universel qui l'avait fait
imaginer.
--
(1) Prudence nous a transmis une description
détaillée de cette dégoûtante
cérémonie:
Tum per frequentes mille rimarum vias, Illapses imber tabidum rorem pluit; Defossus intus quem sacerdos excipit, Guttas ad omnes turpe subjectum caput Et veste et omni putrefactus corpore. Quin os supinat, obvias offert genas; Supponit aures; labra, nares objicit, Oculos et ipsos proluit liquoribus: Nec jam palato parcit, et linguam rigat Donec cruorem totus atrum combibat.
DIS MAGNIS MATRI DEUM ET ATTIDI SEXTUS AGESILAUS AESIDIUS... . . . . . . . . TAUROBOLIO CRIOBOLIOQUE IN AETERNUM RENATUS ARAM SACRAVIT.(Ant. Van Dale, Dissert. de orac. ethnicorum, Amst., 1683; in-8o, p. 225.)
Rien n'est plus frappant dans toute la loi de Moïse que l'affectation constante de contredire les cérémonies païennes, et de séparer le peuple hébreu de tous les autres par des rites particuliers; mais, sur l'article des sacrifices, il abandonne son système général; il se conforme au rite fondamental des nations, et non seulement il s'y conforme, mais il le renforce au risque de donner au caractère national une dureté dont il n'avait nul besoin. Il n'y a pas une des cérémonies prescrites par ce fameux législateur, et surtout il n'y a pas une purification, même physique, qui n'exige de sang.
La racine d'une croyance aussi extraordinaire et aussi générale doit être bien profonde. Si elle n'avait rien de réel ni de mystérieux, pourquoi Dieu lui-même l'aurait-il conservée dans la loi mosaïque? où les anciens auraient-ils pris cette idée d'une renaissance spirituelle par le sang? et pourquoi aurait-on choisi, toujours et partout, pour honorer la Divinité, pour obtenir ses faveurs, pour détourner sa colère, une cérémonie que la raison indique nullement et que le sentiment repousse? Il faut nécessairement recourir à quelque cause secrète, et cette cause était bien puissante.
On voudrait pouvoir contredire l'histoire lorsqu'elle nous montre cet abominable usage pratiqué dans tout l'univers; mais, à la honte de l'espèce humaine, il n'y a rien de si incontestable; et les fictions même de la poésie attestent le préjugé universel.
À peine son sang coule et fait rougir la terre, Les dieux font sur l'autel entendre le tonnerre; Les vents agitent l'air d'heureux frémissements, Et la mer lui répond par des mugissements; La rive au loin gémit blanchissante d'écume; La flamme du bûcher d'elle-même s'allume: Le ciel brille d'éclairs, s'entrouvre, et parmi nous Jette une sainte horreur qui nous rassure tous.
Quoi! le sang d'une fille innocente était nécessaire au départ d'une flotte et au succès d'une guerre! Encore une fois, où donc les hommes avaient-ils pris cette opinion? et quelle vérité avaient-ils corrompue pour arriver à cette épouvantable erreur? Il est bien démontré, je crois, que tout tenait au dogme de la substitution dont la vérité est incontestable, et même innée dans l'homme (car comment l'aurait-il acquise?), mais dont il abusa d'une manière déplorable: car l'homme, à parler exactement, n'adopte point l'erreur. Il peut seulement ignorer la vérité, ou en abuser; c'est-à-dire l'étendre, par une fausse induction, à un cas qui lui est étranger.
Deux sophismes, ce semble, égarèrent les hommes: d'abord l'importance des sujets dont il s'agissait d'écarter l'anathème. On dit: Pour sauver une armée, une ville, un grand souverain même, qu'est-ce qu'un homme? On considéra aussi le caractère particulier de deux espèces de victimes humaines déjà dévouées par la loi civile politique; et l'on dit: qu'est-ce que la vie d'un coupable ou d'un ennemi?
Il y a grande apparence que les premières victimes
humaines furent des coupables condamnés par les lois; car
toutes les nations ont cru ce que croyaient les Druides au
rapport de César (1): que le supplice des
coupables était quelque chose de fort agréable
à la divinité. Les anciens croyaient que tout
crime capital, commis dans l'état, liait la
nation, et que le coupable était sacré ou
voué aux dieux, jusqu'à ce que, par l'effusion de
son sang, il eût délié et
lui-même et la nation (2).
--
(1) De Bello Gallico, VI, 16.
(2) Ces mots de lier et de délier sont
si naturels, qu'ils se trouvent adoptés et fixés
pour toujours dans notre langue théologique.
On voit ici pourquoi le mot de sacré (SACER) était pris dans la langue latine en bonne et en mauvaise part, pourquoi le même mot dans la langue grecque (##OSIOS) signifie également ce qui est saint et ce qui est profane; pourquoi le mot anathème signifiait de même tout à la fois ce qui est offert à Dieu à titre de don, et ce qui est livré à sa vengeance; pourquoi enfin on dit en grec comme en latin qu'un homme ou une chose ont été dé-sacrés (expiés), pour exprimer qu'on les a lavés d'une souillure qu'ils avaient contractée. Ce mot de dé-sacrer (##aphosioun, expiare) semble contraire à l'analogie: l'oreille non instruite demanderait ré-sacrer ou ré-sanctifier, mais l'erreur n'est qu'apparente, et l'expression est très exacte. Sacré signifie, dans les langues anciennes, ce qui est livré à la Divinité, n'importe à quel titre, et qui se trouve ainsi lié; de manière que le supplice dé-sacre, expie, ou délie, tout comme l'ab-solution religieuse.
Lorsque les lois des XII tables prononcent la mort, elles disent: SACRE ESTO (qu'il soit sacré)! c'est-à-dire dévoué; ou, pour s'exprimer plus correctement, voué; car le coupable n'était, rigoureusement parlant, dé-voué que par l'exécution.
Et lorsque l'Église prie pour les femmes
dévouées (pro devoto femineo sexu),
c'est-à-dire pour les religieuses qui sont
réellement dévouées dans un sens
très juste (1), c'est toujours la même
idée. D'un côté est le crime, et de l'autre
l'innocence; mais l'un et l'autre sont SACRÉS.
--
(1) Un journaliste français, en plaisantant sur ce
texte, Pro devoto femineo sexu, n'a pas manqué de
dire: que l'Église a décerné aux femmes
le titre de SEXE DÉVOT. (Journal de l'Empire,
26 février 1812.) Il ne faut pas quereller les gens
d'esprit qui apprennent le latin; bientôt sans doute ils
le sauront. Il est vrai cependant qu'il serait bon de l'avoir
appris avant de se jouer à l'Église romaine qui le
sait passablement.
Dans le dialogue de Platon, appelé l'Enthyphron,
un homme sur le point de porter devant les tribunaux une
accusation horrible, puisqu'il s'agissait de dénoncer son
père, s'excuse en disant: « Qu'on est
également souillé en commettant un crime, ou en
laissant vivre tranquillement celui qui l'a commis, et qu'il
veut absolument poursuivre son accusation, pour absoudre
tout à la fois et sa propre personne et celle du
coupable (1). »
--
(1) ##Aphosiois seauton kai ekeinon, Plat., Entyphr.,
Opp. T. I, pag. 8.
Ce passage exprime fort bien le système antique, qui, sous un certain point de vue, fait honneur au bon sens des anciens.
Malheureusement, les hommes étant
pénétrés du principe de
l'efficacité des sacrifices proportionnée à
l'importance des victimes, du coupable à l'ennemi, il
n'y eut qu'un pas: tout ennemi fut coupable; et
malheureusement encore tout étranger fut ennemi
lorsqu'on eut besoin de victimes. Cet horrible droit public
n'est que trop connu, voilà pourquoi HOSTIS (1), en
latin, signifia d'abord également ennemi et étranger.
Le plus élégant des écrivains latins s'est
plu à rappeler cette synonymie (2), et je remarque
encore qu'Homère, dans un endroit de l'Iliade, rend
l'idée d'ennemi par celle d'étranger (3),
et que son commentateur nous avertit de faire attention à
cette expression.
--
(1) Eusth., ad Loc. Le mot latin HOSTIS est le
même que celui de HOTE (hoste) en français;
et l'un et l'autre se trouvent dans l'allemand gast,
quoiqu'ils y soient moins visibles. L'hostis étant
donc un ennemi ou un étranger, et, sous ce
double rapport, sujet au sacrifice, l'homme, et ensuite par
analogie l'animal immolé, s'appelèrent hostie.
On sait combien ce mot a été
dénaturé et ennobli dans nos langues
chrétiennes.
(2) I, soror, atque hostem supplex superbum.
(Virg., Aen., IV, 424.) Ubi servius: - Nonnuli juxta
veteres hostem pro hospite dictum accipiunt.
(Forcellini in hostis.)
(3) ##Allotrios phos. Iliad., V, 814.
Il paraît que cette fatale induction exprime parfaitement l'universalité d'une pratique aussi détestable; qu'elle l'explique, dis-je, fort bien humainement: car je n'entends nullement nier (et comment le bon sens, légèrement éclairé, pourrait-il le nier?) l'action du mal qui avait tout corrompu.
Cette action n'aurait point de force sur l'homme, si elle lui présentait l'erreur isolée. La chose n'est pas même possible, puisque l'erreur n'est rien. En faisant abstraction de toute idée antécédente, l'homme qui aurait proposé d'en immoler un autre, pour se rendre les dieux propices, eût été mis à mort pour toute réponse, ou enfermé comme fou: il faut donc toujours partir d'une vérité pour enseigner une erreur. On s'en apercevra surtout en méditant sur le Paganisme qui étincelle de vérités, mais toutes altérées et déplacées; de manière que je suis entièrement de l'avis de ce théosophe qui a dit de nos jours que l'idolâtrie était une putréfaction. Qu'on y regarde de près: on y verra que, parmi les opinions les plus folles, les plus indécentes, les plus atroces; parmi les pratiques les plus monstrueuses et qui ont le plus déshonoré le genre humain, il n'en est pas une que nous ne puissions délivrer du mal (depuis qu'il nous a été donné de savoir demander cette grâce), pour montrer ensuite le résidu vrai, qui est divin.
Ce fut donc de ces vérités incontestables de la dégradation de l'homme et de sa réité originelle, de la nécessité d'une satisfaction, de la réversibilité des mérites et de la substitution des souffrances expiatoires, que les hommes furent conduits à cette épouvantable erreur des sacrifices humains.
France! dans tes forêts elle habita longtemps.
« Tout Gaulois attaqué d'une maladie grave, ou
soumis aux dangers de la guerre (1), immolait des hommes ou
promettait d'en immoler, ne croyant pas que les dieux puissent
être apaisés, ni que la vie d'un homme pût
être rachetée autrement que par celle d'un autre.
Ces sacrifices, exécutés par la main des Druides,
s'étaient tournés en institutions publiques et
légales; et lorsque les coupables manquaient, on en
venait au supplice des innocents. Quelques-uns remplissaient
d'hommes vivants certaines statues colossales de leurs dieux:
ils les couvraient de branches flexibles, ils y mettaient le
feu, et les hommes périssaient ainsi environnés de
flammes (2). » Ces sacrifices subsistèrent dans
les Gaules, comme ailleurs, jusqu'au moment où le
Christianisme s'y établit: car nulle part ils ne
cessèrent sans lui, et jamais ils ne tinrent devant lui.
--
(1) Mais l'état de guerre était l'état
naturel de ce pays. Ante Caesaris adventum fere quotannis
(bellum) occidere solebat; uti, aut ipse injurias inferrent,
aut illas propulsarent. (De Bello Gallico, VI, 15.)
(2) De Bello Gallico, VI, 16.
On en était venu au point de croire qu'on ne
pouvait suppléer pour une tête qu'au prix d'une
tête (1). Ce n'est pas tout; comme toute
vérité se trouve et doit se trouver dans le
Paganisme, mais, comme je le disais tout à l'heure, dans
un état de putréfaction, la théorie
également consolante et incontestable du suffrage
catholique se montre au milieu des ténèbres
antiques sous la forme d'une superstition sanguinaire; et comme
tout sacrifice réel, toute action méritoire, toute
macération, toute souffrance volontaire peut être
véritablement cédée aux morts, le
Polythéisme, brutalement égaré par quelques
réminiscences vagues et corrompues, versait le sang
humain pour apaiser les morts. On égorgeait des
prisonniers autour des tombeaux. Si les prisonniers manquaient,
des gladiateurs venaient répandre leur sang, et cette
cruelle extravagance devint un métier, en sorte que ces
gladiateurs eurent un nom (Bustiarii) qu'on pourrait
représenter par celui de Bûchériens,
parce qu'ils étaient destinés à verser leur
sang autour des bûchers. Enfin, si le sang de ces
malheureux et celui des prisonniers manquaient également,
des femmes venaient, en dépit des XII tables (2), se
déchirer les joues, afin de rendre aux bûchers,
au moins une image des sacrifices, et de satisfaire les dieux
infernaux, comme disait Varron, en leur montrant du sang (3).
--
(1) Praeceptum est ut pro capitibus capitibus
supplicarentur; idque aliquandiu observatio ut pro familiarum
hospitate pueri mactarentur Maniae deae, matri Larum.
(Macrob., Sat., I, 7.)
(2) Mulieres genas ne radunto. XII Tab.
(3) Ut rogis illa imago restitueretur; vel, quemadmodum
Varro loquitur, ut sanguine ostenso inferis satisfiat. (Joh.
Ros., Rom. Antiquit. corp. absolutiss. cum notis Th.
Demsteri a Murreck, Amst., Blaen, 1685; in-40, V, 39, p.
442.)
Est-il nécessaire de citer les Tyriens, les
Phéniciens, les Carthaginois, les Chananéens?
Faut-il rappeler qu'Athènes, dans ses plus beaux jours,
pratiquait ces sacrifices tous les ans? que Rome, dans les
dangers pressants, immolait des Gaulois (1)? Qui donc
pourrait ignorer ces choses? il ne serait pas moins inutile de
rappeler l'usage d'immoler des ennemis, et même des
officiers et des domestiques sur la tombe des rois et des grands
capitaines.
--
(1) Car le Gaulois était pour le Romain l'HOSTIS, et
par conséquent l'HOSTIE naturelle. Avec les autres
peuples, dit Cicéron, nous combattons pour la
gloire, avec le Gaulois pour le salut. - Dès qu'il menace
Rome les lois et les coutumes que nous tenons de nos
ancêtres veulent que l'enrôlement ne connaisse plus
d'exceptions. - Et en effet, les esclaves mêmes
marchaient. (Cic. pro M. Fonteio.)
Lorsque nous arrivâmes en Amérique, à la fin du XVe siècle, nous y trouvâmes cette même croyance, mais bien autrement féroce. Il fallait amener aux prêtres mexicains jusqu'à vingt mille victimes humaines par an; et, pour se les procurer, il fallait déclarer la guerre à quelque peuple: mais au besoin les Mexicains sacrifiaient leurs propres enfants. Le sacrificateur ouvrait la poitrine des victimes, et se hâtait d'en arracher le coeur tout vivant. Le grand prêtre en exprimait le sang qu'il faisait couler sur la bouche de l'idole, et tous les prêtres mangeaient de la chair des victimes.
. . . . . . . . o Pater orbis! Unde nefas tantum? . . . . . . . .
Solis nous a conservé un monument de l'horrible bonne
foi de ces peuples, en nous transmettant le discours de
Magiscatzin à Cortez pendant le séjour de ce
fameux Espagnol à Tlascala. Ils ne pouvaient pas,
lui dit-il, se former l'idée d'un véritable
sacrifice à moins qu'un homme ne mourût pour le
salut des autres (1).
--
(1) Ni sabian que pudiese hacer sacrificio, sin que
muriese alguno por la salud de los demas. (Ant. Solis, Conq.
de la Nueva Esp., lib. III, c. 3.)
Au Pérou les pères sacrifiaient de même
leurs propres enfants (1). Enfin cette fureur, et
même celle de l'anthropophagie, ont fait le tour du globe
et déshonoré les deux continents (2).
--
(1) On trouvera un détail exact de ces
atrocités dans les lettres américaines du comte
Carli-Rubi, et dans les notes d'un traducteur fanatique qui a
malheureusement souillé des recherches
intéressantes par tous les excès de
l'impiété moderne. (Voy. Lettres
américaines, traduct. de l'italien de M. le comte
Gian Rinaldo Carli, Paris, 1788; 2 vol. in-8o, lettre VIIIe, p.
116; et lettre XXVIIe, p. 407 et suiv.) En
réfléchissant sur quelques notes très
sages, je serais tenté de croire que la traduction,
originairement partie d'une main pure, a été
gâtée dans une nouvelle édition par une main
bien différente: c'est une manoeuvre moderne et
très connue.
(2) L'éditeur français de Carli se demande pourquoi?
et il répond doctement: Parce que l'homme du peuple
est toujours dupe de l'opinion. (Tom. I, lettre XIIIe, p.
416.) Belle et profonde solution!
Aujourd'hui même, malgré l'influence de nos armes et de nos sciences, avons-nous pu déraciner de l'Inde ce funeste préjugé des sacrifices humains?
Que dit la loi antique de ce pays, l'évangile de
l'Indostan? Le sacrifice d'un homme réjouit la
divinité pendant mille ans; et celui de trois hommes
pendant trois mille ans (1).
--
(1) Voy. le Rudhiradhyaya, ou le chapitre
sanglant, traduit du Calica-Puran, par M.
Blaquière. (Asiat. Research., Sir Will. Jones's
works, in-4o, tom. II, p. 1058.)
Je sais que, dans les temps plus ou moins postérieurs à la loi, l'humanité, parfois plus forte que le préjugé, a permis de substituer à la victime humaine la figure d'un homme formée en beurre ou en pâte; mais les sacrifices réels ont duré pendant des siècles, et celui des femmes à la mort de leurs maris subsiste toujours.
Cet étrange sacrifice s'appelle le Pitrimedha-Yaga (1);
la prière que la femme récite avant de se jeter
dans les flammes se nomme la Sancalpa. Avant de s'y
précipiter, elle invoque les dieux, les
éléments, son âme et sa conscience (2);
elle s'écrie: et toi, ma conscience! sois
témoin que je vais suivre mon époux, et, en
embrassant le corps au milieu des flammes, elle s'écrie
Satya! satya! satya! (ce mot signifie vérité).
--
(1) Cette coutume qui ordonne aux femmes de se donner la
mort ou de se brûler sur le tombeau de leurs maris, n'est
point particulière à l'Inde. On la retrouve chez
des nations du Nord (Hérod., liv. V, ch. I, §11). Voy.
Brottier sur Tacite, de Mor. Germ., c. XIX, note 6. - Et
en Amérique. (Carli, Lettres citées, tom.
I, lettre X.)
(2) La conscience! - Qui sait ce que vaut cette
persuasion au tribunal du juge infaillible qui est si doux
pour tous les hommes, et qui verse sa miséricorde sur
toutes ses créatures, comme sa pluie sur toutes les
plantes? (Ps. CXLIV, 9.)
C'est le fils ou le plus proche parent qui met le feu au
bûcher (1). Ces horreurs ont lieu dans un pays
où c'est un crime horrible de tuer une vache; où
le superstitieux bramine n'ose pas tuer la vermine qui le
dévore.
--
(1) Asiat. Research., tom. VII, p. 222.
Le gouvernement du Bengale ayant voulu connaître, en
1803, le nombre de femmes qu'un préjugé barbare
conduisait sur le bûcher de leurs maris, trouva qu'il
n'était pas moindre de trente mille par an (1).
--
(1) Extraits des papiers anglais traduits dans la Gazette
de France du 19 juin 1804, no 2369. - Annales
littéraires et morales, tom. II, Paris, 1804; in-8o,
p. 145. - M. Colebrooke, de la société de
Calcutta, assure, à la vérité, dans les Recherches
asiatiques (Sir William Jones's works, Supplém., tom.
II, p. 722), que le nombre de ces martyres de la superstition
n'a jamais été bien considérable, et que
les exemples en sont devenus rares. Mais d'abord ce mot de
rare ne présente rien de précis; et
j'observe d'ailleurs que le préjugé étant
incontestable, et régnant sur une population de plus de
soixante millions d'hommes peut-être, il semble devoir
produire nécessairement un très grand nombre de
ces atroces sacrifices.
Au mois d'avril 1802, les deux femmes d'Ameer-Jung,
régent de Tanjore, se brûlèrent encore sur
le corps de leur mari. Le détail de ce sacrifice fait
horreur: tout ce que la tendresse maternelle et filiale a de
plus puissant, tout ce que peut faire un gouvernement qui ne
veut pas user d'autorité, fut employé en vain pour
empêcher cette atrocité: les deux femmes furent
inébranlables (1).
--
(1) Voy. The asiatic annual Register, 1802, in-8o. On
voit dans la relation que, suivant l'observation des chefs
marattes, ces sortes de sacrifices n'étaient point rares
dans le Tanjore.
Dans quelques provinces de ce vaste continent, et parmi les
classes inférieures du peuple, on fait assez
communément le voeu de se tuer volontairement, si l'on
obtient telle ou telle grâce des idoles du lieu. Ceux qui
ont fait ces voeux, et qui ont obtenu ce qu'ils
désiraient, se précipitent d'un lieu nommé
Calabhairava, situé dans les montagnes entre les
rivières Tapti et Nermada. La foire
annuelle qui se tient là est communément
témoin de huit ou dix de ces sacrifices commandés
par la superstition (1).
--
(1) Asiat. Research, tom. VII, p. 267.
Toutes les fois qu'une femme indienne accouche de deux
jumeaux, elle doit en sacrifier un à la déesse Gonza,
en le jetant dans le Gange: quelques femmes mêmes sont
encore sacrifiées de temps en temps à cette
déesse (1).
--
(1) Gazette de France, à l'endroit
cité.
Dans cette Inde si vantée, « la loi permet au
fils de jeter à l'eau son père vieux et incapable
de travailler pour se procurer sa subsistance. La jeune veuve
est obligée de se brûler sur le bûcher de son
mari; on offre des sacrifices humains pour apaiser le
génie de la destruction, et la femme qui a
été stérile pendant longtemps offre
à son dieu l'enfant qu'elle vient de mettre au monde, en
l'exposant aux oiseaux de proie ou aux bêtes
féroces, ou en le laissant entraîner par les eaux
du Gange. La plupart de ces cruautés furent encore
commises solennellement, en présence des
Européens, à la dernière fête
indostane donnée dans l'île de Sangor, au mois de
décembre 1801 (1). »
--
(1) Voy. Essays by the students of Fort William Bengal,
etc. Calcutta, 1802.
On sera peut-être tenté de dire: Comment l'Anglais, maître absolu de ces contrées, peut-il voir toutes ces horreurs sans y mettre ordre? Il pleure peut-être sur les bûchers, mais pourquoi ne les éteint-il pas? Les ordres sévères, les mesures de rigueur, les exécutions terribles, ont été employées par le gouvernement; mais pourquoi? toujours pour augmenter ou défendre le pouvoir, jamais pour étouffer ces horribles coutumes. On dirait que les glaces de la philosophie ont éteint dans son coeur cette soif de l'ordre qui opère les plus grands changements, en dépit des plus grands obstacles; ou que le despotisme des nations libres, le plus terrible de tous, méprise trop ses esclaves pour se donner la peine de les rendre meilleurs.
Mais d'abord il me semble qu'on peut faire une supposition
plus honorable, et par cela seul plus vraisemblable: C'est
qu'il est absolument impossible de vaincre sur ce point le
préjugé obstiné des Indous, et qu'en
voulant abolir par l'autorité ces usages atroces, on
n'aboutirait qu'à la compromettre, sans fruit pour
l'humanité (1).
--
(1) Il serait injuste néanmoins de ne pas observer
que, dans les parties de l'Inde soumises à un sceptre
catholique, le bûcher des veuves a disparu. Telle est la
force cachée et admirable de la véritable loi
de grâce. Mais l'Angleterre qui laisse brûler
par milliers des femmes innocentes sous un empire certainement
très doux et très humain, reproche cependant
très sérieusement au Portugal les arrêts de
son inquisition, c'est-à-dire quelques gouttes de sang
coupable versées de loin en loin par la loi. -
EJICE PRIMO TRABEM, etc.
Je vois d'ailleurs un grand problème à résoudre: ces sacrifices atroces qui nous révoltent si justement ne seraient-ils point bons, ou du moins nécessaires dans l'Inde? Au moyen de cette institution terrible, la vie d'un époux se trouve sous la garde incorruptible de ses femmes et de tout ce qui s'intéresse à elles. Dans le pays des révolutions, des vengeances, des crimes vils et ténébreux, qu'arriverait-il si les femmes n'avaient matériellement rien a perdre par la mort de leurs époux, et si elles n'y voyaient que le droit d'en acquérir un autre? Croirons-nous que les législateurs antiques, qui furent tous des hommes prodigieux, n'aient pas eu dans ces contrées des raisons particulières et puissantes pour établir de tels usages? Croirons-nous même que ces usages aient pu s'établir par des moyens purement humains? Toutes les législations antiques méprisent les femmes, les dégradent, les gênent, les maltraitent plus ou moins.
La femme, dit la loi de Menu, est
protégée par son père dans l'enfance, par
son mari dans la jeunesse, et par son fils dans la vieillesse;
jamais elle n'est propre à l'état
d'indépendance. La fougue indomptable du
tempérament, l'inconstance du caractère, l'absence
de toute affection permanente, et la perversité naturelle
qui distingue les femmes, ne manqueront jamais, malgré
toutes les précautions imaginables, de les
détacher en peu de temps de leurs maris (1).
--
(1) Lois de Menu, fils de Brahma, trad. par le chev. William
Jones. Works, tom. III, chap. XI, no 3, p. 335,
337.
Platon veut que les lois ne perdent pas les femmes de vue,
même un instant: « Car, dit-il, si cet article est
mal ordonné, elles ne sont plus la moitié du genre
humain; elle sont plus de la moitié, et autant de fois
plus de la moitié, qu'elles ont de fois moins de vertu
que nous (1). »
--
(1) Plat., de Leg., VI, Opp. tom. VIII, p. 310. ##Osa
de e theleia emin phusis pros areten kheiron tes arrenon,
tosouto diapherei pros po pleon e diaplasion einai.
Qui ne connaît l'incroyable esclavage des femmes
à Athènes, où elles étaient
assujetties à une interminable tutelle; où,
à la mort d'un père qui ne laissait qu'une fille
mariée, le plus proche parent de nom avait droit de
l'enlever à son mari et d'en faire sa femme; où un
mari pouvait léguer la sienne, comme une portion de sa
prospérité, à tout individu qu'il lui
plaisait de choisir pour son successeur, etc. (1)?
--
(1) La mère de Démosthène avait
été léguée ainsi, et la formule de
cette disposition nous a été conservée dans
le discours contre Stéphanus. (Voy. les
Commentaires sur les plaidoyers d'Isaeus, par le chev. Jones
dans ses oeuvres, tom. III, in-4o, pag. 210-211.)
Qui ne connaît encore les duretés de la loi
romaine envers les femmes? On dirait que, par rapport au second
sexe, les instituteurs des nations avaient tous
été à l'école d'Hippocrate, qui le
croyait mauvais dans son essence même. La femme,
dit-il, est perverse par nature: son penchant doit être
journellement réprimé, autrement il pousse en tout
sens, comme les branches d'un arbre. Si le mari est absent, des
parents ne suffisent point pour le garder: il faut un ami dont
le zèle ne soit point aveuglé par l'affection (1).
--
(1) Hippocr., opp. cit. Van der Linden, in-8o, tom.
II, p. 911. ##Ekhei gar phusei to akolason en eoté.
Toutes les législations en un mot ont pris des précautions plus ou moins sévères contre les femmes; de nos jours encore elles sont esclaves sous l'Alcoran, et bêtes de somme chez le Sauvage: l'Évangile seul a pu les élever au niveau de l'homme en les rendant meilleures; lui seul a pu proclamer les droits de la femme après les avoir fait naître, et les faire naître en s'établissant dans le coeur de la femme, instrument le plus actif et le plus puissant pour le bien comme pour le mal. Éteignez, affaiblissez seulement jusqu'à un certain point, dans un pays chrétien, l'influence de la loi divine, en laissant subsister la liberté qui en était la suite pour les femmes, bientôt vous verrez cette noble et touchante liberté dégénérer en une licence honteuse. Elles deviendront les instruments funestes d'une corruption universelle qui atteindra en peu de temps les parties vitales de l'état. Il tombera en pourriture, et sa gangreneuse décrépitude fera à la fois honte et horreur.
Un Turc, un Persan, qui assistent à un bal européen, croient rêver: ils ne comprennent rien à ces femmes,
Compagnes d'un époux et reines en tous lieux, Libres sans déshonneur, fidèles sans contrainte, Et ne devant jamais leurs vertus à la crainte.C'est qu'ils ignorent la loi qui rend ce tumulte et ce mélange possibles. Celle même qui s'en écarte lui doit sa liberté. S'il pouvait y avoir sur ce point du plus et du moins, je dirais que les femmes sont plus redevables que nous au Christianisme. L'antipathie qu'il a pour l'esclavage (qu'il éteindra toujours doucement et infailliblement partout où il agira librement) tient surtout à elles: sachant trop combien il est aisé d'inspirer le vice, il veut au moins que personne n'ait droit de le commander (1).
Enfin aucun législateur ne doit oublier cette maxime: Avant d'effacer l'Évangile, il faut enfermer les femmes, ou les accabler par des lois épouvantables, telles que celles de l'Inde. On a souvent célébré la douceur des Indous; mais qu'on ne s'y trompe pas: hors de la loi qui a dit, BEATI MITES! il n'y a point d'hommes doux. Ils pourront être faibles, timides, poltrons, jamais doux. Le poltron peut être cruel; il l'est même assez souvent: l'homme doux ne l'est jamais. L'inde en fournit un bel exemple. Sans parler des atrocités superstitieuses que je viens de citer, quelle terre sur le globe a vu plus de cruautés?
Mais nous, qui pâlissons d'horreur à la seule idée des sacrifices humains et de l'anthropophagie, comment pourrions-nous être tout à la fois assez aveugles et assez ingrats pour ne pas reconnaître que nous ne devons ces sentiments qu'à la loi d'amour qui a veillé sur notre berceau? Une illustre nation, parvenue au dernier degré de la civilisation et de l'urbanité, osa naguère, dans un accès de délire dont l'histoire ne présente pas un autre exemple, suspendre formellement cette loi: que vîmes-nous? en un clin d'oeil, les moeurs des Iroquois et des Algonquins; les saintes lois de l'humanité foulées aux pieds; le sang innocent couvrant les échafauds qui couvraient la France; des hommes frisant et poudrant des têtes sanglantes, et la bouche même des femmes souillées de sang humain.
Voilà l'homme naturel! ce n'est pas qu'il ne porte en lui-même les germes inextinguibles de la vérité et de la vertu: les droits de sa naissance sont imprescriptibles; mais sans une fécondation divine, ces germes n'écloront jamais, ou ne produiront que des êtres équivoques et malsains.
Il est temps de tirer des faits historiques les plus incontestables une conclusion qui ne l'est pas moins.
Nous savons par une expérience de quatre siècles: Que partout où le vrai Dieu ne sera pas connu et servi, en vertu d'une révélation expresse, l'homme immolera toujours l'homme, et souvent le dévorera.
Lucrèce, après nous avoir raconté le sacrifice d'Iphigénie (comme une histoire authentique, cela s'entend, puisqu'il en avait besoin), s'écriait d'un air triomphant:
Tant la religion peut enfanter de maux!
Hélas! il ne voyait que les abus, ainsi que tous ses successeurs, infiniment moins excusables que lui. Il ignorait que celui des sacrifices humains, tout énorme qu'il était, disparaissait devant les maux que produit l'impiété absolue. Il ignorait, ou il ne voulait pas voir qu'il n'y a, qu'il ne peut y avoir même de religion entièrement fausse; que celle de toutes les nations policées, telle qu'elle était à l'époque où il écrivait, n'en était pas moins le ciment de l'édifice politique, et que les dogmes d'Épicure étaient précisément sur le point, en la sapant, de saper du même coup l'ancienne constitution de Rome, pour lui substituer une atroce et interminable tyrannie.
Pour nous, heureux possesseurs de la vérité, ne commettons pas le crime de la méconnaître. Dieu a bien voulu dissimuler quarante siècles (1); mais depuis que de nouveaux siècles ont commencé pour l'homme, ce crime n'aurait plus d'excuse. En réfléchissant sur les maux produits par les fausses religions, bénissons, embrassons avec transport la vraie, qui a expliqué et justifié l'instinct religieux du genre humain, qui a dégagé ce sentiment universel des erreurs et des crimes qui le déshonoraient, et qui a renouvelé la face de la terre.
TANT LA RELIGION PEUT CORRIGER DE MAUX!
C'est à peu près, si je ne me trompe, ce qu'on peut dire, sans trop s'avancer, sur le principe caché des sacrifices, et surtout des sacrifices humains qui ont déshonoré toute la famille humaine. Je ne crois pas inutile maintenant de montrer, en finissant ce chapitre, de quelle manière la philosophie moderne a considéré le même sujet.
L'idée vulgaire qui se présente la
première à l'esprit, et qui précède
visiblement la réflexion, c'est celle d'un hommage ou
d'une espèce de présent fait à la
divinité. Les Dieux sont nos bienfaiteurs (datores
bonorum); il est tout simple de leur offrir les
prémices de ces mêmes biens que nous tenons d'eux:
de là les libations antiques et cette offrande des
prémices qui ouvraient les repas (1).
--
(1) Cette portion de la nourriture, qui était
séparée et brûlée en l'honneur des
dieux, se nommaient chez les Grecs Aparque et l'action
même d'offrir ces sortes de prémices était
exprimée par un verbe (##aparkhesthai) aparquer,
ou COMMENCER (par excellence).
Heyne, en expliquant ce vers d'Homère,
Du repas dans la flamme il jeta les prémices (1)trouve dans cette coutume l'origine des sacrifices: « Les anciens, dit-il, offrant aux dieux une partie de leur nourriture, la chair des animaux dut s'y trouver comprise, et le sacrifice, ajoute-t-il, envisagé de cette manière, n'a rien de choquant (2). »
Ces derniers mots, pour l'observer en passant, prouvent que cet habile homme voyait confusément dans l'idée générale du sacrifice quelque chose de plus profond que la simple offrande, et que cet autre point de vue le choquait.
Il ne s'agit point en effet uniquement de présent, d'offrande, de prémices, en un mot, d'un acte simple d'hommage et de reconnaissance, rendu, s'il est permis de s'exprimer ainsi, à la suzeraineté divine; car les hommes, dans cette supposition, auraient envoyé chercher à la boucherie les chairs qui devraient être offertes sur les autels: ils se seraient bornés à répéter en public, et avec la pompe convenable, cette même cérémonie qui ouvrait leurs repas domestiques.
Il s'agit de sang; il s'agit de l'immolation
proprement dite; il s'agit d'expliquer comment les hommes de
tous les temps et de tous les lieux avaient pu s'accorder
à croire qu'il y avait, non pas dans l'offrande des
chairs (il faut bien observer ceci), mais dans l'effusion du
sang, une vertu expiatrice utile à l'homme:
voilà le problème, et il ne cède pas au
premier coup d'oeil (1).
--
(1) Les Perses, au rapport de Strabon, se divisaient la
chair des victimes, et n'en réservaient rien pour les
dieux. (##Tois theois ouden aponeimantes meros.) Car,
disaient-ils, Dieu n'a besoin que de l'âme de la
victime (c'est-à-dire du sang). ##Tes gar PSUKHE,
phasi tou iereiou deithas ton theon allou de oudenos.
Strabo, lib. XV, p. 695, cité dans la dissertation de
Cudworth, De vera notione caenae Domini, cap. I, no VII,
à la fin de son livre célèbre: Systema
intellectuale universum. Ce texte curieux réfute
directement les idées de Heyne, et se trouve parfaitement
d'accord avec les théories hébraïques,
suivant lesquelles l'effusion du sang constitue l'essence du
sacrifice. (Ibid., cap. II, no IV.)
Non seulement les sacrifices ne furent point une simple extension des aparques, ou de l'offrande des prémices brûlés en commençant les repas; mais ces aparques elles-mêmes ne furent très évidemment que des espèces de sacrifices diminués; comme nous pourrions transporter dans nos maisons certaines cérémonies religieuses, exécutées avec une pompe publique dans nos églises. On en demeurera d'accord pour peu qu'on se donne la peine d'y réfléchir.
Hume, dans sa vilaine Histoire naturelle de la religion,
adopte cette même idée de Heyne, et il l'envenime
de sa manière: « Un sacrifice, dit-il, est
considéré comme un présent: or, pour donner
une chose à Dieu, il faut la détruire pour
l'homme. S'agit-il d'un solide, on le brûle; d'un liquide,
on le répand; d'un animal, on le tue. L'homme, faute d'un
meilleur moyen, rêve qu'en se faisant du tort il fait du
bien à Dieu; il croit au moins prouver de cette
manière la sincérité des sentiments d'amour
et de d'adoration dont il est animé; et c'est ainsi que
notre dévotion mercenaire se flatte de tromper Dieu
après s'être trompée
elle-même (1). »
--
(1) Hume's Essays and Treatises on several subjects.
- The natural history of religion. Sect. IV; London, 1758,
in-4o; p. 511.
On peut remarquer dans ce morceau, considéré
comme une formule générale, l'un des
caractères les plus frappants de l'impiété:
c'est le mépris de l'homme. Fille de l'orgueil,
mère de l'orgueil, toujours ivre d'orgueil, et ne
respirant que l'orgueil, l'impiété ne cesse
cependant d'outrager la nature humaine, de la décourager,
de la dégrader, d'envisager tout ce que l'homme a jamais
fait et pensé, de l'envisager, dis-je, de la
manière la plus humiliante pour lui, la plus propre
à l'avilir et à le désespérer: et
c'est ainsi que, sans y faire attention, elle met dans le jour
le plus resplendissant le caractère opposé de la
religion, qui emploie sans relâche l'humilité pour
élever l'homme jusqu'à Dieu.
Mais toute cette acrimonie n'explique rien: elle rend même le problème plus difficile. Voltaire n'a pas manqué de s'exercer aussi sur le même sujet; en prenant seulement l'idée générale du sacrifice comme une donnée, il s'occupe en particulier des sacrifices humains.
« On ne voyait, dit-il, dans les temples que des
étaux, des broches, des grils, des couteaux de cuisine,
de longues fourchettes de fer, des cuillers, ou des cuillères
à pot (1), de grandes jarres pour mettre la graisse,
et tout ce qui peut inspirer le mépris et l'horreur. Rien
ne contribua plus à perpétuer cette dureté
et cette atrocité de moeurs, qui porta enfin les hommes
à sacrifier d'autres hommes, et jusqu'à leurs
propres enfants. Mais les sacrifices de l'inquisition dont nous
avons tant parlé ont été cent fois plus
abominables: sous avons substitué des bourreaux aux
bouchers (2). »
--
(1) Superbe observation, et précieuse surtout par
l'à-propos.
(2) Voyez la note XIIe sur la tragédie
décrépite de Minos.
Voltaire sans doute n'avait jamais mis le pied dans un temple antique; la gravure même ne lui avait jamais fait connaître ces sortes d'édifices, s'il croyait que le temple, proprement dit, présentait le spectacle d'une boucherie et d'une cuisine. D'ailleurs, il ne faisait pas attention que ces grils, ces broches, ces longues fourchettes, ces cuillers ou ces cuillères, et tant d'autres instruments aussi terribles, sont tout aussi à la mode qu'autrefois; sans que jamais aucune mère de famille, et pas même les femmes des bouchers et des cuisiniers, soient le moins du monde tentées de mettre leurs enfants à la broche ou de les jeter dans la marmite. Chacun sent que cette espèce de dureté qui résulte de l'habitude de verser le sang des animaux, et qui peut tout au plus faciliter tel ou tel crime particulier, ne conduira jamais à l'immolation systématique de l'homme. On ne peut lire d'ailleurs sans étonnement ce mot d'ENFIN employé par Voltaire, comme si les sacrifices humains n'avaient été que le résultat tardif des sacrifices d'animaux, antérieurement usités depuis des siècles: rien n'est plus faux. Toujours et partout où le vrai Dieu n'a pas été connu et adoré, on a immolé l'homme; les plus anciens monuments de l'histoire l'attestent, et la fable même y joint son témoignage, qui ne doit pas, à beaucoup près, être toujours rejeté. Or, pour expliquer ce grand phénomène, il ne suffit pas tout à fait de recourir aux couteaux de cuisine et aux grandes fourchettes.
Le morceau sur l'inquisition, qui termine la note, semble écrit dans un accès de délire. Quoi donc! l'exécution légale d'un petit nombre d'hommes, ordonnée par un tribunal légitime, en vertu d'une loi antérieure solennellement promulguée, et dont chaque victime était parfaitement libre d'éviter les dispositions, cette exécution, dis-je, est cent fois plus abominable que le forfait horrible d'un père et d'une mère qui portaient leur enfant sur les bras enflammés de Moloch! Quel atroce délire! quel oubli de toute raison, de toute justice, de toute pudeur! La rage anti-religieuse le transporte au point qu'à la fin de cette belle tirade il ne sait exactement plus ce qu'il dit. Nous avons, dit-il, substitué les bourreaux aux bouchers. Il croyait donc n'avoir parlé que des sacrifices d'animaux, et il oubliait la phrase qu'il venait d'écrire sur les sacrifices d'hommes: autrement, que signifie cette opposition des bouchers aux bourreaux? Les prêtres de l'antiquité, qui égorgeaient leurs semblables avec un fer sacré, étaient-ils donc moins bourreaux que les juges modernes qui les envoient à la mort en vertu d'une loi?
Mais revenons au sujet principal: il n'y a rien de plus faible, comme on voit, que la raison alléguée par Voltaire pour expliquer l'origine des sacrifices humains. Cette simple conscience qu'on appelle bon sens suffit pour démontrer qu'il n'y a, dans cette explication, pas l'ombre de sagacité, ni de véritable connaissance de l'homme et de l'antiquité.
Écoutons enfin Condillac, et voyons comment il s'y est pris pour expliquer l'origine des sacrifices humains à son prétendu ÉLEVE, qui, pour le bonheur d'un peuple, ne voulut jamais se laisser élever.
« On ne se contenta pas, dit-il, d'adresser
aux dieux ses prières et ses voeux; on crut devoir leur
offrir les choses qu'on imagina leur être
agréables... des fruits, des animaux, et DES
HOMMES... (1). »
--
(1) OEuvres de Condillac, Paris, 1798, in-8o, tom. I, Hist.
anc., ch. XII, p. 98-99.
Je me garderai bien de dire que ce morceau est digne d'un enfant; car il n'y a, Dieu merci, aucun enfant assez mauvais pour l'écrire. Quelle exécrable légèreté! Quel mépris de notre malheureuse espèce! Quelle rancune accusatrice contre son instinct le plus naturel et le plus sacré! Il m'est impossible d'exprimer à quel point Condillac révolte ici dans moi la conscience et le sentiment: c'est un des traits les plus odieux de cet odieux écrivain.
Il est bien vrai qu'il y a plusieurs dieux et
plusieurs seigneurs, tant dans le ciel que sur la
terre (1), et que nous devons aspirer à
l'amitié et à la faveur de ces dieux (2).
--
(1) Car, encore qu'il y en ait qui soient appelés
dieux, tant dans le ciel que sur la terre, et qu'ainsi il y ait
plusieurs dieux et plusieurs seigneurs, cependant, etc.,
etc. (Saint Paul aux Corinthiens, I, ch. VIII, 5, 6; II
Thess., II, 4.)
(2) Saint Augustin, De Civ. Dei, VIII, 25.
Mais il est vrai aussi qu'il n'y a qu'un seul Jupiter, qui
est le dieu suprême, le dieu qui est le premier (1),
qui est le très grand (2); la nature meilleure
qui surpasse toutes les autres natures, même
divines (3); le quoi que ce soit qui n'a rien
au-dessus de lui (4); le dieu non seulement Dieu,
mais TOUT À FAIT DIEU (5); le moteur de
l'univers (6); le père, le roi, l'empereur (7);
le dieu des dieux et des hommes (8); le père
tout-puissant (9).
--
(1) Ad cultum divinitatis obeundum, satis est nobis Deus
primus. (Arnob., adv. gent., III.)
(2) Deo qui est maximus. (Inscript. sur une lampe
antique du Musée de Passeri. Antichita di Ercolano,
Napoli, 17 vol. in-fol., t. VIII, p. 264.)
(3) Melior natura. (Ovid., Métam., I, 21.)
Numen ubi est, ubi Di? (Id., Met. XII, 119.) ##Pros
Dios kai Theon. (Demost., pro Cor.) ##Oi Theoi de
eisontai kai to Daimonion. (Id., de falsa leg., 68.)
(4) Deum summum, illud quidquid est summum. (Plin.,
Hist. nat., II, 4.)
(5) Principem et MAXIME DEUM. (Lact. ethn. ad Stat.
Theb., IV, 516, cité dans la Biblioth. lat. de
Fabricius.)
(6) Rector orbis terrarum. (Sen. ap. Lact., div.
just., 1, 4.)
(7) Imperatur divum atque hominum. (Plaut., in Rud.,
prol. 11.)
(8) Deorum omnium Deus. (Sen., ubi supra.) ##Theos
o Theoo Zeus. Deus deorum Jupiter. (Plat., in Crit.,
opp., tom. X, pag. 66.) Deus deorum. (Ps. LXXXIII,
7.) Deus noster prae omnibus diis. (Ibid., CXXXIV,
5.) Deus magnus super omnes deos. (Ibid., XCIV,
3.) ##Epi pasi Theos. (Plat., Orig., passim.)
(9) Pater omnipotens. (Virg., Aen., I, 65; X,
2; etc.)
Il est bien vrai encore que Jupiter ne saurait
être adoré convenablement qu'avec Pallas et
Junon; le culte de ces trois puissances étant de
sa nature indivisible (1).
--
(1) Jupiter sine contubernio conjugis filiaeque coli non
solet. (Lact., div. instit.)
Il est bien vrai que si nous raisonnons sagement sur le
Dieu, chef des choses présentes et futures, et sur le
Seigneur, père du chef et de la cause, nous y verrons
clair autant qu'il est donné à l'homme le plus
heureusement doué (1).
--
(1) ##Ton ton panton Theon egemona ton te onton kai ton
mellonton, tou te egemonos kai aitiou patera kurion... an orthos
ontos philosophomen, eisometha pantes saphos, eis dunamin
anthropon eudaimonon. (Plat., epist. VI, ad Herm. Erast
et Corisc., Opp., tom. XI, p. 92.) - En effet, comment
connaître l'un sans l'autre? (Tertull., De an.,
cap. I.)
Il est bien vrai que Platon, qui a dit ce qui
précède, ne saurait être corrigé
qu'avec respect lorsqu'il dit ailleurs: Que le grand roi
étant au milieu des choses, et toutes choses ayant
été faites pour lui, puisqu'il est l'auteur de
tout bien, le second roi est cependant au milieu des secondes
choses, et le troisième qu milieu des
troisièmes (1), ce qui toutefois ne devait point
s'écrire d'une manière plus claire, afin que
l'écrit venant à se perdre, par quelque cas de mer
ou de terre, celui qui l'aurait trouvé n'y comprît
rien (2).
--
(1) ##Peri ton panton basilea pant'esi, kai ekeinou eneka
panta, kai ekeinos aition apanton ton kalon, deuteronde peri
deutera, kai triton peri ta trita. Ejusd. epist. II, ad.
Dyonis., ibid., tom. XI, p. 69; et apud Euseb. Praep.
evang., XI.
Celui qui serait curieux de savoir ce qui a
été dit sur ce texte pourra consulter Orig., de
princ., lib. I, cap. 3, n. 5, opp. edit. Ruaei, in-fol.,
tom. IV, p. 62. - Huet, in Origen., ibid., lib. II, cap.
2, n. 27-28; et les notes de La Rue, p. 65, 135. - Clem. Alex.
tom. V, p. 598, édit. Paris. - Athenag. leg. pro
Christ., Oxoniae, ex theatro Seldon, in-8o, 1706, curis
Dechair, p. 93, n. XXI, in not. Il est bien singulier que Huet
ni son savant commentateur n'aient point cité le passage
de Platon, dont celui d'Origène est un commentaire
remarquable. Voici ce dernier texte tel que Photius nous l'a
conserve en original. (Cod. VIII.) ##Diekein men ton patera
dia panton ton onton, ton de uion mekhri ton logikon monon, ton
de pneuma mekhri monon ton sesosmenon, c'est-à-dire,
le Père embrasse tout ce qui existe; le Fils est
borné aux seuls êtres intelligents, et l'esprit aux
seuls élus.
(2) ##Phraseon de soi di'ainigmon, in'an ti e deltos e
pontou e ges en tukhais pathe, o anagnous me gno. (Plat. ubi
sup.)
Il est bien vrai que Minerve est sortie du cerveau de
Jupiter (1). Il est bien vrai que Vénus
était sortie primitivement de l'eau (2);
qu'elle y rentra à l'époque du déluge
durant lequel tout devint mer et la mer fut sans rives (3),
et qu'elle s'endormit alors au fond des eaux (4); si l'on
ajoute qu'elle en ressortit ensuite sous la forme d'une colombe,
devenue fameuse dans tout l'Orient (5), ce n'est pas une
grande erreur.
--
(1) Eccli., XXX, 5. - Télémaque, liv.
VIII. Il chanta d'abord, etc.
(2) En mémoire de cette naissance, les anciens
avaient établi une cérémonie pour attester
à perpétuité que tout accroissement dans
les êtres organisés vient de l'eau. - ##ex
udatos paton auxesis. Voy. le Scoliaste sur le cent
quarante-quatrième vers de la quatrième Pythique
de Pindare. Suivant l'antique doctrine des védas,
Brahma (qui est l'esprit de Dieu) était
porté sur les eaux au commencement des choses, dans
une feuille de lotus; et la puissance sensible prit son origine
dans l'eau. (William Jones, dans les Recherches asiatiques,
Diss. sur les dieux de Grèce et d'Italie, tom. I.) - M.
Colebrooke, ibid., tom. VIII, p. 405, note. - La physique
moderne est d'accord. Voy. Black's lectures on Chemistry,
in-4o, tom. I, p. 245. - Lettres physiques et morales,
etc., par M. de Luc; in-8o, tom. I, p. 112, etc., etc.
(3)
Omnis pontus erant, deerant quoque littora ponto.(Ovid., Métam.)
Il est bien vrai que chaque homme a son génie
conducteur et initiateur, qui le guide à
travers les mystères de la vie (1).
--
(1) ##Musagogos tou biou agathos. (Men. ap. Plut.,
De tranq. an.) Ces génies habitent la terre par
l'ordre de Jupiter, pour y être les bienfaisants gardiens
des malheureux mortels (Hesiod.); mais sans cesser
néanmoins de voir celui qui les a envoyés. (Matth.
XVIII, 10.) Lors donc que nous avons fermé la porte et
amené l'obscurité dans nos appartements,
souvenons-nous de ne jamais dire (qu'il est nuit et) que
nous sommes seuls; car DIEU ET NOTRE ANGE sont avec nous; et
pour nous voir ils n'ont pas besoin de lumière.
(Epist., Arr., dissert. I, 14.) Bacon, dans un ouvrage
passablement suspect, met au nombre des paradoxes ou des
contradictions apparentes du Christianisme: Que nous
ne demandions rien aux anges et que nous ne leur rendons
grâce de rien, tout en croyant que nous leur devons
beaucoup. (Christian paradoxes, etc., etc. Works,
tom. II, p. 494.) Cette contradiction, qui n'est pas du tout apparente,
ne se trouva pas dans le Christianisme total.
Il est bien vrai que Hercule ne peut monter sur l'Olympe
et y épouser Hébé, qu'après
avoir consumé par le feu sur le mont Aetna tout ce
qu'il avait d'humain (1).
--
(1)
. . . . Quodcumque fuit populabile flammae Mulieber abstulerat; nec cognoscenda remansit Herculis effigis; nec quidquam ab origine ductum Matris habet; tantumque Jovis vestigia servat.(Ovid., Mét., IX, 262, seqq.)
Il est bien vrai que Neptune commande aux vents
et à la mer, et qu'il leur fait peur (1).
--
(1)« Des deux points opposés du ciel il appelle
à lui les vents: « Comment donc, leur dit-il,
avez-vous pu vous confier en ce que vous êtes, assez pour
oser ainsi troubler la terre et les mers, et soulever ces vagues
énormes, sans vous rappeler ma puissance? Pour prix d'une
telle audace, je devrais vous...; mais il faut avant tout
tranquilliser les flots; une autre fois vous ne me braverez
point impunément. Partez sans délai! allez dire
à votre maître que l'empire des mers n'est point
à lui: le sort a mis dans mes mains le trident
redoutable. Éole habite le palais des vents, au milieu
des rochers sourcilleux: qu'il s'agite dans ces retraites! qu'il
règne dans ces vastes prisons! » Il dit, et
déjà la tempête a cessé: Neptune
dissipe les nuages amoncelés, laisse briller le soleil,
et promène son char léger sur la surface aplanie
des eaux. » (Virg., Aen., I, 131, seqq.)
Alors il menaça les vents et dit à la mer:
TAIS-TOI!... et tout de suite il se fit un calme profond. (Marc,
IV, 39. - Luc, VIII, 24. - Matth., VIII, 26.)
On voit ici la différence de la vérité
et de la fable: la première fait parler Dieu; la
seconde le fait discourir; mais c'est toujours, comme on
le verra plus bas, quelque chose de différemment
semblable.
Il est bien vrai que les dieux se nourrissent de nectar
et d'ambroisie (1).
--
(1) « Je suis l'ange Raphaël...; il vous a paru
que je buvais et que je mangeais avec vous; mais pour moi, je me
nourris d'une viande invisible, et d'un breuvage qui ne peut
être vu des hommes. » (Tobie, XII, 13, 19.)
Il est bien vrai que les héros qui ont bien
mérité de l'humanité, les fondateurs
surtout et les législateurs, ont droit
d'être déclarés dieux par la
puissance légitime (1).
--
(1) La canonisation d'un souverain dans
l'antiquité païenne et l'apothéose
d'un héros du Christianisme dans l'Église,
ne diffèrent, selon l'expression déjà
employée, que comme des puissances négatives et
positives. D'un côté sont l'erreur et la
corruption; de l'autre la vérité et la
sainteté: mais tout part du même principe; car
l'erreur, encore une fois, ne peut être que la
vérité corrompue, c'est-à-dire une
pensée procédant d'un principe intelligent plus ou
moins dégradé, mais qui ne saurait cependant agir
que suivant son essence, ou, si l'on veut, suivant ses
idées naturelles ou innées. Totum prope caelum
nonne humano genere completum est? Cic., Tusc. Quaest.,
I, 13. - Oui, vraiment? c'est sa destinée. La chose n'est
plus susceptible de doute ni de plaisanteries. Mais pourquoi n'y
aurait-il pas une distinction pour les héros?
Quant à ceux qui s'obstineraient à voir ici
comme ailleurs des imitations raisonnées, il n'y a plus
qu'à leur dire: attendons le réveil!
Il est vrai que, lorsqu'un homme est malade, il faut
tâcher d'enchanter doucement le mal par des paroles
puissantes, sans négliger néanmoins aucun
moyen de la médecine matérielle (1).
--
(1)
##Toos men malakais Epaoidais amphepon; Tous de prosanea pi - Nontas, e guiois periapton pantothen Pharmaka, tous de tomais ezasen orthes.(Pind., Pyth., III, 91, 93.)
Il est bien vrai que la médecine et la divination
sont très proches parentes (1).
--
(1) ##Ietrike dekai mantike kai panu suggenes eisi.
(Hippocr., Epist. ad Philop., opp., tom. II, p. 896.)
« Car sans le secours d'Esculape, qui tenait ces secrets de
son père, jamais les hommes n'auraient pu inventer les
remèdes. » (Ibid., p. 966.) La
médecine a placé ses premiers inventeurs dans le
ciel, et aujourd'hui encore on demande de tous
côtés des remèdes aux oracles. (Plin., Hist.
nat., XXIX, 1.) Ce qui ne doit point étonner, puisque
« c'est le Très-Haut qui a créé le
médecin, et c'est lui qui guérit par les
médecins... C'est lui qui a produit de la terre tout ce
qui guérit... qui a fait connaître aux hommes les
remèdes et qui s'en sert pour apaiser les douleurs...
Priez le Seigneur... détournez-vous du
péché... purifiez votre coeur... Ensuite appelez
le médecin; car c'est le Seigneur qui l'a
créé. » (Eccli., XXXVIII, 1, 2, 3, 6,
7, 10, 12.)
Il est bien vrai que les dieux sont venus quelquefois
s'asseoir à la table des hommes justes, et que, d'autres
fois, ils sont venus sur la terre pour explorer les crimes de
ces mêmes hommes (1).
--
(1)
Ils sont finis ces jours où les esprits célestes Remplissaient ici-bas leurs messages divins: Où l'ange, hôte indulgent du premier des humains, L'entretenait du ciel, des grandeurs de son Maître; Quelquefois s'asseyait à sa table champêtre, Oubliant pour ses fruits le doux nectar des cieux.(Milton, trad. par M. Delille, IX, 1 seqq.)
##Xunai gar tote daites esan xunoi de thookoi Athanatoisi theoisi kata thnetois t'anthropois.(Gen., XVIII, XIX. Ovid., Metam., I, 210, seqq.)
Il est bien vrai que les nations et les villes ont des patrons,
et, qu'en général, Jupiter exécute
une infinité de choses dans ce monde par le
ministère des génies (1).
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(1) Constat omnes urbes in alicujus Dei esse tutela,
etc. (Macrob., Sat. III, 9.) Quemadmodum veteres
Pagani tutelaria sua numina habuerunt regnorum, provinciarum et
civitatum (Di quibus imperium steterat), ita romana
Ecclesia suos habet tutelares sanctos, etc. (Henr. Morus,
opp. theol., p. 665.)
Exod. XIII; Dan. X, 13, 20, 21; XII, 1. Apoc. VIII, 3; XIV,
18; XVI, 5. Huet, Dem. evang., prop. VII, no 9. S. Aug.,
De Civ. Dei, VII, 30.
Saint Augustin dit que Dieu exerçait sa juridiction sur les Gentils par le ministère des anges; et ce sentiment est fondé sur plusieurs textes de l'Écriture. (Berthier sur les Psaumes, Ps. CXXXIV, 4, tom. V, p. 363.) - « Mais ceux qui, par une grossière imagination (en effet, il n'y en a pas de plus grossière), croient toujours ôter à Dieu tout ce qu'ils donnent à ses anges et à ses saints..., ne prendront-ils jamais le droit esprit de l'Écriture, etc.? » (Bossuet, Préf. sur l'expl. de l'Apoc., no XXVII.) Voy. les Pensées de Leibnitz, tom. II, p. 54, 66.
Il est bien vrai que les éléments mêmes,
qui sont des empires, sont présidés, comme les
empires, par certaines divinités (1).
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(1) Quand je vois dans les prophètes, dans
l'Apocalypse et dans l'Évangile même, cet ange
des Perses; cet ange des Grecs, cet ange des Juifs, l'ange des
petits enfants, qui en prend la défense...; l'ange des
eaux, l'ange du feu, etc., je reconnais dans ces paroles une
espèce de médiation des saints anges: je vois
même le fondement qui peut avoir donné occasion aux
Païens de distribuer leurs divinités dans les
éléments et dans les royaumes pour y
présider: car toute erreur est fondée sur une
vérité dont on abuse (Bossuet, ibid.)
et dont elle n'est qu'une vicieuse imitation. (Massillon,
Vér. de la Rel., Ier point.)
Il est bien vrai que les princes des peuples sont
appelés au conseil du Dieu d'Abraham, parce que les
puissants dieux de la terre sont bien plus importants
qu'on ne le croit (1).
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(1)
Quae Pater ut summa vidit Saturnius arce, Ingemit, et referens foedae convivia mensae, Ingentes animo et dignas Jove concipit iras, Conciliumque vocat; tenuit mora nulla vocatos... Dextra levaque deorum Atria nobilium valvis celebrantur apertis... Ergo ubi marmoreo Superi sedere recessu, Celsior ipse loco, etc.(Ovid., Métam., II.)
Mais il est vrai aussi que « parmi tous ces dieux, il n'en est pas un qui puisse se comparer au SEIGNEUR, et dont les oeuvres approchent des siennes. »
« Puisque le ciel ne renferme rien de semblable à
lui; que parmi les fils de Dieu, Dieu même n'a point
d'égal; et que, d'ailleurs, il est le seul qui
opère des miracles (1). »
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(1) Non est similis tui in diis, DOMINE; et non est
secundum opera tua. (Ps. LXXXV, 8).
Quis in nubibus (sur l'Olympe) aequabitur Domine;
similis erit Deo in filiis Dei? (Ps., LXXXVIII, 7.)
Qui facis mirabilia solus. (Ps., LXXI, 18.)
Comment donc ne pas croire que le Paganisme n'a pu se tromper sur une idée aussi universelle et aussi fondamentale que celle des sacrifices, c'est-à-dire de la rédemption par le sang? Le genre humain ne pouvait deviner le sang dont il avait besoin. Quel homme livré à lui-même pouvait soupçonner l'immensité de la chute et l'immensité de l'amour réparateur? Cependant tout peuple, en confessant plus ou moins clairement cette chute, confessait aussi le besoin et la nature du remède.
Telle a été constamment la croyance de tous les
hommes. Elle s'est modifiée dans la pratique, suivant le
caractère des peuples et des cultes; mais le principe
paraît toujours. On trouve spécialement toutes les
nations d'accord sur l'efficacité merveilleuse du
sacrifice volontaire de l'innocence qui se dévoue
elle-même à la divinité comme une victime
propitiatoire. Toujours les hommes ont attaché un prix
infini à cette soumission du juste qui accepte les
souffrances; c'est par ce motif que Sénèque,
après avoir prononcé son fameux mot: Ecce par
Deo dignum! vir fortis cum mala fortuna compositus (1),
ajoute tout de suite: UTIQUE SI ET PROVOCAVIT (2).
--
(1) Voyez le grand homme aux prises avec l'infortune! ces
deux lutteurs sont dignes d'occuper les regards de Dieu.
(Sen., De Provid., 11.)
(2) Du moins si le grand homme a provoqué le
combat. (Ibid.)
Lorsque les féroces geôliers de Louis XVI, prisonnier au Temple, lui refusèrent un rasoir, le fidèle serviteur qui nous a transmis l'histoire intéressante de cette longue et affreuse captivité lui dit: Sire, présentez-vous à la Convention nationale avec cette longue barbe, afin que le peuple voie comment vous êtes traité.
Le roi répondit: JE NE DOIS POINT CHERCHER À
L'INTÉRESSER SUR MON SORT (1).
--
(1) Voy. la Relation de M. Cléri. Londres,
Baylis, 1793; in-8o, pag. 175.
Qu'est-ce donc qui se passait dans ce coeur si pur, si soumis, si préparé? L'auguste martyr semble craindre d'échapper au sacrifice, ou de rendre la victime moins parfaite: quelle acceptation! et que n'aura-t-elle pas mérité!
On pourrait sur ce point invoquer l'expérience à l'appui de la théorie et de la tradition; car les changements les plus heureux qui s'opèrent parmi les nations sont presque toujours achetés par de sanglantes catastrophes dont l'innocence est la victime. Le sang de Lucrèce chassa les Tarquins, et celui de Virginie chassa les Décemvirs. Lorsque deux partis se heurtent dans une révolution, si l'on voit tomber d'un côté des victimes précieuses, on peut gager que ce parti finira par l'emporter, malgré toutes les apparences contraires.
Si l'histoire des familles était connue comme celle
des nations, elle fournirait une foule d'observations du
même genre: on pourrait fort bien découvrir, par
exemple, que les familles les plus durables sont celles qui ont
perdu le plus d'individus à la guerre. Un ancien aurait
dit: « À la terre, à l'enfer, ces victimes
suffisent (1). » Des hommes plus instruits pourraient
dire: Le juste qui donne sa vie en sacrifice verra une longue
postérité (2).
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(1) Sufficiunt Dis infernalis terraeque parenti.
(Juv., Sat., VIII, 257.)
(2) Qui iniquitatem non fecerit... si posuerit pro
peccato animam suam, videbit semen longaevum. (Is.,
LII, 9, 10.)
Et la guerre, sujet inépuisable de réflexions,
montrerait encore la même vérité, sous une
autre face; les annales de tous les peuples n'ayant qu'un cri
pour nous montrer comment ce fléau terrible sévit
toujours avec une violence rigoureusement proportionnelle aux
vices des nations, de manière que, lorsqu'il y a débordement
de crimes, il y a toujours débordement de sang.
- Sine sanguine non fit remissio (1).
--
(1) Sans effusion de sang, nulle rémission de
péchés. (Hebr., IX, 22.)
La rédemption, comme on l'a dit dans les Entretiens,
est une idée universelle. Toujours et partout on a cru
que l'innocent pouvait payer pour le coupable (utique si et
provocaverit); mais le Christianisme a rectifié cette
idée et mille autres qui, même dans leur
état négatif, lui avaient rendu d'avance le
témoignage le plus décisif. Sous l'empire de cette
loi divine, le juste (qui ne croit jamais l'être) essaie
cependant de s'approcher de son modèle par le
côté douloureux. Il s'examine, il se purifie, il
fait sur lui-même des efforts qui semblent passer
l'humanité, pour obtenir enfin la grâce de pouvoir
restituer ce qu'il n'a pas volé (1).
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(1) Quae non rapui tunc exsolvebam. (Ps. LVIII, 8.)
Mais le Christianisme, en certifiant le dogme, ne l'explique point, du moins publiquement, et nous voyons que les racines secrètes de cette théorie occupèrent beaucoup les premiers initiés du Christianisme.
Origène surtout doit être entendu sur ce sujet
intéressant, qu'il avait beaucoup médité.
C'était son opinion bien connue: « Que le sang
répandu au Calvaire n'avait pas été
seulement utile aux hommes, mais aux anges, aux astres, et
à tous les êtres créés (1); ce
qui ne paraîtra pas surprenant à celui qui se
rappellera ce que saint Paul a dit: Qu'il a plu à Dieu
de réconcilier toutes choses par celui qui est le
principe de la vie, et le premier-né entre les morts,
ayant pacifié par le sang qu'il a répandu sur la
croix, tant ce qui est en la terre que ce qui est au ciel (2). »
Et si toutes les créatures gémissent (3),
suivant la profonde doctrine du même apôtre,
pourquoi ne devaient-elles pas êtres toutes consolées?
Le grand et saint adversaire d'Origène nous atteste qu'au
commencement du Ve siècle de l'Église,
c'était encore une opinion reçue que la
rédemption appartenait au ciel autant qu'à la
terre (4), et saint Chrysostome ne doutait pas que le
même sacrifice, continué jusqu'à la fin des
temps, et célébré chaque jour par les
ministres légitimes, n'opérât de même
pour tout l'univers (5).
--
(1) Sequitur placitum aliud Origenis de morte Christi non
hominibus solum utili, sed angelis etiam et sideribus ac rebus
creatis quibuscumque. (P.D. Huetti Origen., lib. II, cap.
II, quaest. 3, no 20. - Orig., opp., tom. IV, p. 149.)
(2) Coloss. I, 20. Ephes. I, 10. - Paley, dans ses Horae
paulinae (London, 1790, in-8o, p. 212), observe que ces deux
textes sont très remarquables, vu que cette
réunion des choses divines et humaines est un sentiment
très singulier et qu'on n'en trouvera point ailleurs que
dans ces deux épîtres: A very singular sentiment
and found nowhere else but in these epistles. Si ce mot ailleurs
se rapporte aux épîtres canoniques, l'assertion
n'est pas exacte, puisque ce sentiment très singulier
se retrouve expressément dans l'épître aux
Hébreux, IX, 23. Si le mot a toute sa latitude, on voit
que Paley s'est trompé encore davantage.
(3) Rom., VIII, 22.
(4) Crux Salvatoris non solum ea quae in terra, sed etiam
ea quae in coelis erant pacasse PERHIBENTUR. (D. Hieron.
Epist. LIX, ad Avitum., c. I, v. 22.)
(5) Nous sacrifions pour le bien de la terre, de la mer et
de tout l'univers. (Saint Chrysost., Hom. LXX, in Joh.)
Et saint François de Sales ayant dit « que
Jésus-Christ avait souffert principalement pour les
hommes, et en partie pour les anges; » on voit (sans
examiner précisément ce qu'il a voulu dire) qu'il
ne bornait point l'effet de la rédemption aux limites de
notre planète. (Voy. les Lettres de saint
François de Sales, liv. V, p. 38-39.)
C'est dans cette immense latitude qu'Origène
envisageait l'effet du grand sacrifice. « Mais que cette
théorie, dit-il, tienne à des mystères
célestes, c'est ce que l'apôtre nous déclare
lui-même lorsqu'il nous dit: Qu'il était
nécessaire que ce qui n'était que figure des
choses célestes, fût purifié par le sang des
animaux; mais que les célestes mêmes le
fussent par des victimes plus excellentes que les
premières (1). Contemplez l'expiation de tout
le monde, c'est-à-dire des régions
célestes, terrestres et inférieures, et voyez de
combien de victimes elles avaient besoin!... Mais l'agneau
seul a pu ôter les péchés de tout le monde,
etc., etc. (2). »
--
(1) Hebr., IX, 23.
(2) Orig., Hom. XXIX, in Num.
Au reste, quoique Origène ait été une grand auteur, un grand homme, et l'un des plus sublimes théologiens (1) qui ait jamais illustré l'Église, je n'entends pas cependant défendre chaque ligne de ses écrits; c'est assez pour moi de chanter avec l'Église romaine:
Et la terre et la mer, et les astres eux-mêmes Tous les êtres enfin sont lavés par ce sang (2).
Terra, pontus, astra, mundus, Hoc lavatur sanguine (flumine.)(Hymne des Laudes du dimanche de la passion.)
Sur quoi je ne puis assez m'étonner des scrupules
étranges de certains théologiens qui se refusent
à l'hypothèse de la pluralité des mondes,
de peur qu'elle n'ébranle le dogme de la
rédemption (1); c'est-à-dire que, suivant
eux, nous devons croire que l'homme voyageant dans l'espace sur
sa triste planète, misérablement gênée
entre Mars et Vénus (2), est le seul
être intelligent du système, et que les autres
planètes ne sont que des globes sans vie et sans
beauté (3) que le Créateur a
lancés dans l'espace pour s'amuser apparemment comme un
joueur de boules. Non, jamais une pensée plus mesquine ne
s'est présentée à l'esprit humain!
Démocrite disait jadis dans une conversation
célèbre: O mon cher ami! gardez-vous bien de
rapetisser bassement dans votre esprit la nature, qui est si
grande (4). Nous serions bien inexcusables si nous ne
profitions pas de cet avis, nous qui vivons au sein de la
lumière, et qui pouvons contempler à sa
clarté la suprême intelligence, à la place
de ce vain fantôme de nature. Ne rapetissons pas
misérablement l'Etre infini en posant des bornes
ridicules à sa puissance et à son amour. Y a-t-il
quelque chose de plus certain que cette proposition: tout a
été fait par et pour l'intelligence? Un
système planétaire peut-il être autre chose
qu'un système d'intelligences, et chaque planète
en particulier peut-elle être autre chose que le
séjour d'une de ces familles? Qu'y a-t-il donc de commun
entre la matière et Dieu? la poussière le
connaît-elle (5)? Si les habitants des autres
planètes ne sont pas coupables ainsi que nous, ils n'ont
pas besoin du même remède; et si, au contraire, le
même remède leur est nécessaire, ces
théologiens dont je parlais tout à l'heure ont-ils
donc peur que la vertu du sacrifice qui nous a sauvés ne
puisse s'élever jusqu'à la lune? Le coup d'oeil
d'Origène est bien plus pénétrant et plus
compréhensif, lorsqu'il dit: L'autel
était à Jérusalem, mais le sang de la
victime baigna l'univers (6).
--
(1) On en trouvera un exemple remarquable dans les notes
dont l'illustre cardinal Gerdil crut devoir honorer le dernier
poème de son collègue, le cardinal de Bernis.
(2)
Nam veneram Martemque inter natura locavit, Et nimium, ah! miseros, spatiis conclusit iniquis.(Boscowich, De Sol. et lun. defect., lib. V.)
Il ne se croit point permis cependant de publier tout ce
qu'il savait sur ce point: « Pour parler, dit-il, de cette
victime de la loi de grâce offerte par
Jésus-Christ, et pour faire comprendre une
vérité qui passe l'intelligence humaine, il ne
faudrait rien moins qu'un homme parfait, exercé
à juger le bien et le mal, et qui fût en droit de
dire par un pur mouvement de la vérité: Nous
prêchons la sagesse aux PARFAITS (1). Celui dont
saint Jean a dit: Voilà l'agneau de Dieu qui ôte
les péchés du monde... a servi d'expiation,
selon certaines lois mystérieuses de l'univers, ayant
bien voulu se soumettre à la mort en vertu de l'amour
qu'il a pour les hommes, et nous racheter un jour par son sang
des mains de celui qui nous avait séduits, et auquel nous
nous étions vendus par le péché (2). »
--
(1) I Cor., II, 6.
(2) Rom., VII, 14. - Orig., opp., tom. IV; Comment. in
Evang. Joh., Tom. VI, cap. XXXII, XXXVI, p. 151, 153.
De cette rédemption générale,
opérée par le grand sacrifice, Origène
passe à ces rédemptions particulières qu'on
pourrait appeler diminuées, mais qui tiennent
toujours au même principe. « D'autres victimes,
dit-il, se rapprochent de celle-là... je veux parler des
généreux martyrs qui ont aussi donné leur
sang; mais où est le sage pour comprendre ces
merveilles; et qui a de l'intelligence pour les
pénétrer? (1) Il faut des recherches
profondes pour se former une idée, même très
imparfaite, de la loi en vertu de laquelle ces sortes de
victimes purifient ceux pour qui elles sont offertes (2)...
Un vain simulacre de cruauté voudrait s'attacher à
l'Etre auquel on les offre pour le salut des hommes; mais un
esprit élevé et vigoureux sait repousser les
objections qu'on élève contre la providence, sans
exposer néanmoins les derniers secrets (3): car
les jugements de Dieu sont bien profonds; il est bien difficile
de les expliquer; et nombre d'âmes faibles y ont
trouvé une occasion de chute: mais enfin comme il passe
pour constant parmi les nations qu'un grand nombre d'hommes se
sont livrés volontairement à la mort pour le salut
commun, dans les cas, par exemple, d'épidémies
pestilentielles (4), et que l'efficacité de ces
dévouements a été reconnue sur la foi
même des Écritures par ce fidèle
Clément, à qui saint Paul a rendu un si beau
témoignage (Phil., IV, 13), il faut que celui qui
serait tenté de blasphémer des mystères qui
passent la portée ordinaire de l'esprit humain, se
détermine à reconnaître dans les martyrs
quelque chose de différemment semblable... »
--
(1) Osée, XIV, 10.
(2) Les martyrs administrent la rémission des
péchés; leur martyre, à l'exemple de celui
de Jésus-Christ, est un baptême où les
péchés de plusieurs sont expiés; et nous
pouvons en quelque sorte être rachetés par le sang
précieux des martyrs comme par le sang précieux de
Jésus-Christ. (Bossuet, Médit. pour le
temps du jubilé, cinquième point;
d'après ce même Origène dans l'Exhortation
au martyre.)
(3) #Os apo'rretoteron onton kai uper antropinen phusin.
(Ibid.)
(4) Si l'on parcourt l'échelle de l'esprit humain,
depuis Origène jusqu'à La Fontaine, on verra
combien ces idées sont naturelles à l'homme.
L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents On fait de pareils dévouements.(Animaux malades de la peste.)
« Celui qui tue... un animal venimeux... a bien
mérité sans doute de tous ceux auxquels cette
bête aurait pu nuire si elle n'avait pas été
tuée...; croyons qu'il arrive quelque chose de semblable
par la mort des très saints martyrs...; qu'elle
détruit des puissances malfaisantes..., et qu'elle
procure à un grand nombre d'hommes des secours
merveilleux, en vertu d'une certaine force qui ne peut
être nommée (1). »
--
(1) Orig., ubi sup.
Les deux rédemptions ne diffèrent donc point en nature, mais seulement en excellence et en résultats, suivant le mérite et la puissance des agents. Je rappellerai à cet égard ce qui a été dit dans les Entretiens, au sujet de l'intelligence divine et de l'intelligence humaine. Elles ne peuvent différer que comme des figures semblables qui sont toujours telles, quelles que soient leurs différences de dimension.
Contemplons en finissant la plus belle des analogies. L'homme
coupable ne pouvait être absous que par le sang des
victimes: ce sang étant donc le lien de la
réconciliation, l'erreur antique s'était
imaginé que les dieux accourraient partout
où le sang coulait sur les autels (1); ce que nos
premiers docteurs même ne refusaient point de croire en
croyant à leur tour que les anges accourraient partout
où coulait le véritable sang de la
véritable victime (2).
--
(1) Porphyr., de Anst., lib. II, dans la Dém.
évang. de Leland, tom. I, ch. V, §7. Saint August.,
de Civ. Dei, X, 11. Orig., adv. Cels., lib. III.
(2) Chrysost., Hom. III, in Ep. ad Ephes., orat. de Nat.
Chr.; Hom. III, de Incomp. Nat. dei. - Perpét de la
foi, etc., in-4o, t. I, liv II, chap. VII, no 1. Tous ces
docteurs ont parlé de la réalité du
sacrifice, mais nul d'eux plus réellement que
saint Augustin lorsqu'il dit: que le Juif, converti au
Christianisme, buvait le même sang qu'il avait
versé (sur le Calvaire). Aug., Serm., LXXVII.
Par une suite des mêmes idées sur la nature et
l'efficacité des sacrifices, les anciens voyaient encore
quelque chose de mystérieux dans la communion du corps
et du sang des victimes. Elle emportait, suivant eux, le
complément du sacrifice et celui de l'unité
religieuse; en sorte que, pendant longtemps, les
Chrétiens refusèrent de goûter aux viandes
immolées, de peur de communier (1).
--
(1) Car tous ceux qui participent à une même
victime sont un même corps. (I Cor., X, 17.)
Mais cette idée universelle de la communion par le sang, quoique viciée dans son application, était néanmoins juste et prophétique dans sa racine, tout comme celle dont elle dérivait.
Il est entré dans les incompréhensibles
desseins de l'amour tout-puissant de perpétuer
jusqu'à la fin du monde, et par des moyens bien au-dessus
de notre faible intelligence, ce même sacrifice,
matériellement offert une seule fois pour le salut du
genre humain. La chair ayant séparé l'homme
du ciel, Dieu s'était revêtu de la chair pour
s'unir à l'homme par ce qui l'en séparait: mais
c'était encore trop peu pour une immense bonté
attaquant une immense dégradation. Cette chair
divinisée et perpétuellement immolées est
présentée à l'homme sous la forme
extérieure de sa nourriture privilégiée:
et celui qui refusera d'en manger ne vivra point (1).
Comme la parole, qui n'est dans l'ordre matériel qu'une
suite d'ondulations circulaires excitées dans l'air, et
semblable dans tous les plans imaginables à celles que
nous apercevons sur la surface de l'eau frappée dans un
point; comme cette parole, dis-je, arrive cependant dans toute
sa mystérieuse intégrité, à toute
oreille touchée dans tout point du fluide agité,
de même l'essence corporelle (2) de celui qui
s'appelle parole, rayonnant du centre de la
toute-puissance, qui est partout, entre toute entière
dans chaque bouche, et se multiplie à l'infini sans se
diviser. Plus rapide que l'éclair, plus actif que la
foudre, le sang théandrique pénètre
les entrailles coupables pour en dévorer les
souillures (3). Il arrive jusqu'aux confins inconnus de ces
deux puissances irréconciliablement unies (4)
où les élans du coeur (5) heurtent
l'intelligence et la troublent. Par une véritable
affinité divine, il s'empare des éléments
de l'homme et les transforme sans les détruire. « On
a droit de s'étonner, sans doute, que l'homme puisse
s'élever jusqu'à Dieu: mais voici bien un autre
prodige! c'est Dieu qui descend jusqu'à l'homme. Ce n'est
point assez: pour appartenir de plus près à sa
créature chérie, il entre dans l'homme, et
tout juste est un temple habité par la
Divinité (6). » C'est une merveille
inconcevable, sans doute, mais en même temps infiniment
plausible, qui satisfait la raison en l'écrasant. Il n'y
a pas dans tout le monde spirituel une plus magnifique analogie,
une proportion plus frappante d'intentions et de moyens, d'effet
et de cause, de mal et de remèdes. Il n'y a rien qui
démontre d'une manière plus digne de Dieu ce que
le genre humain a toujours confessé, même avant
qu'on ne le lui eût appris: sa dégradation
radicale, la réversibilité des mérites de
l'innocence payant pour le coupable, et LE SALUT PAR LE SANG.
--
(1) Job, VI, 34.
(2) ##Soma agion ti. (Orig., adv. Cels., lib.
VIII, no. 33, cité dans la Perpét. de la foi,
in-4o, tom. II, liv. VII, ch. I.)
(3) Adhaereat visceribus meis... ut in me non remanent
scelerum macula. (Liturgie de la messe.)
(4) Usque ad divisionem animae et spiritus. (Hebr.,
IV, 12.)
(5) Intentiones cordis. (Ibid.)
(6) Miraris homines ad Deus ire? Deus ad homines venit;
imo (quod proprius est) IN HOMINES VENIT. (Sen., Epist.,
LXXIV.) In unoquoque virorum bonorum (QUIS DEUS INCERTUM
EST) habitat Deus. (Id., Epist., XLI.)
Beau mouvement de l'instinct humain, qui cherchait ce que la
foi possède!
INTUS CHRISTUS INEST ET INOBSERVABILE NUMEN.(Vida, Hymn. in Euchar.)
QUIS DEUS CERTUM EST.