Éclaircissement sur les sacrifices.

Chapitre premier. Des sacrifices en général.

Je n'adopte point l'axiome impie:

    La crainte dans le monde imagina les dieux (1).

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(1) Primus in orbe deos fecit timor. Ce passage, dont on ignore le véritable auteur, se trouve parmi les fragments de Pétrone. Il est bien là.

Je me plais au contraire à remarquer que les hommes, en donnant à Dieu les noms qui expriment la grandeur, le pouvoir et la bonté, en l'appelant le Seigneur, le Maître, le Père, etc., montraient assez que l'idée de la divinité ne pouvait être fille de la crainte. On peut observer encore que la musique, la poésie, la danse, en un mot tous les arts agréables, étaient appelés aux cérémonies du culte; et que l'idée d'allégresse se mêla toujours si intimement à celle de fête, que ce dernier devint partout synonyme du premier.

Loin de moi d'ailleurs de croire que l'idée de Dieu ait pu commencer pour le genre humain, c'est-à-dire, qu'elle puisse être moins ancienne que l'homme.

Il faut cependant avouer, après avoir assuré l'orthodoxie, que l'histoire nous montre l'homme persuadé dans tous les temps de cette effrayante vérité: Qu'il vivait sous la main d'une puissance irritée, et que cette puissance ne pouvait être apaisée que par des sacrifices.

Il n'est pas même aisé, au premier coup d'oeil, d'accorder des idées en apparence aussi contradictoires; mais si l'on y réfléchit attentivement, on comprend très bien comment elles s'accordent, et pourquoi le sentiment de terreur a toujours subsisté à côté de celui de la joie, sans que l'un ait jamais pu anéantir l'autre.

« Les Dieux sont bons, et nous tenons d'eux tous les biens dont nous jouissons: nous leur devons la louange et l'action de grâce. Mais les dieux sont justes et nous sommes coupables: il faut les apaiser, il faut expier nos crimes; et, pour y parvenir, le moyen le plus puissant est le sacrifice (1). »
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(1) Ce n'était point seulement pour apaiser les mauvais génies; ce n'était point seulement à l'occasion des grandes calamités que le sacrifice était offert: il fut toujours la base de toute espèce de culte, sans distinction de lieu, de temps, d'opinions ou de circonstances.

Telle fut la croyance antique, et telle est encore, sous différentes formes, celle de tout l'univers. Les hommes primitifs, dont le genre humain entier reçut ses opinions fondamentales, se crurent coupables: les institutions générales furent toutes fondées sur ce dogme, en sorte que les hommes de tous les siècles n'ont cessé d'avouer la dégradation primitive et universelle; et de dire comme nous, quoique d'une manière moins explicite: nos mères nous ont conçus dans le crime; car il n'y a pas un dogme chrétien qui n'ait sa racine dans le nature intime de l'homme, et dans une tradition aussi ancienne que le genre humain.

Mais la racine de cette dégradation, ou la réité de l'homme, s'il est permis de fabriquer ce mot, résidait dans le principe sensible, dans la vie, dans l'âme enfin, si soigneusement distinguée par les anciens, de l'esprit ou de l'intelligence.

L'animal n'a reçu qu'une âme; à nous furent donnés et l'âme et l'esprit (1).
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(1) Immisitque (Deus) in hominem spiritum et animam. (Joseph., Antiq. jud., lib. I, cap. 1, §2.)

    Principio indulsit communis conditor illis
    Tantum animam; nobis, animum quoque...
(Juven., Sat., XV, 148, 49.)

L'antiquité ne croyait point qu'il pût y avoir, entre l'esprit et le corps, aucune sorte de lien ni de contact (1); de manière que l'âme, ou le principe sensible, était pour eux une espèce de moyenne proportionnelle, ou de puissance intermédiaire en qui l'esprit reposait, comme elle reposait elle-même dans le corps.
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(1) Mentem autem reperiebat Deus ulli rei adjunctum esse sine anima nefas esse: quocirca intelligentiam in animo; animam conclusit in corpore. (Tim., inter frag. Cicer., Plat. in Tim. opp., tom. IX, p. 312. A.B., p. 386, 11.)

En se représentant l'âme sous l'image d'un oeil, suivant la comparaison ingénieuse de Lucrèce, l'esprit était la prunelle de cet oeil (1). Ailleurs il l'appelle l'âme de l'âme (2) et Platon, d'après Homère, le nomme le coeur de l'âme (3), expression que Philon renouvela depuis (4).
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(1)

    Ut lacerato oculo circum, si pupila mansit
    Incolumis, etc.
(Lucr., de N. R., III, 409, seqq.)
(2)
    Atque anima est animae proporro totius ipsa.
(Ibid.)
(3) In Theat., opp., tom. II, p. 261 C.
N.B. Quelquefois les Latins abusent du mot animus, mais toujours d'une manière à ne laisser aucun doute au lecteur. Cicéron, par exemple, l'emploie comme un synonyme d'anima et l'oppose à mens. Et Virgile a dit dans le même sens: mentem animumque. (Aen., VI, 11, etc.) Juvénal, au contraire, l'oppose, comme synonyme de mens, au mot anima, etc.
(4) Philo. de Opif. mundi, cité par Juste-Lipse. Phys. stoic. III, dissert. XVI.

Lorsque Jupiter, dans Homère, se détermine à rendre un héros victorieux, le dieu a pesé la chose dans son esprit (1); il est un: il ne peut y avoir de combat en lui.
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(1) ##All'oge mermerize kata phrena. (Iliad., II, 3.)

Lorsqu'un homme connaît son devoir et le remplit sans balancer, dans une occasion difficile, il a vu la chose comme un dieu, dans son esprit (1).
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(1) ##Autar o egno esin enu phreri. (Iliad., I, 333.)

Mais si, longtemps agité entre son devoir et sa passion, ce même homme s'est vu sur le point de commettre une violence inexcusable, il a délibéré dans son âme et dans son esprit (1).
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(1) ##Eos o tauth ormaine kata phrena kai kata thumen. (Ibid. I, 195.)

Quelquefois l'esprit gourmande l'âme, et la veut faire rougir de sa faiblesse: courage, lui dit-il, mon âme! tu as supporté de plus grands malheurs (1).
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(1) ##Tetlathi de kradin, kai kunteron allo potetles. (Odyss., XX, 18.) Platon a cité ce vers dans le Phédon, (Opp. tom. I, p. 215, D) et il y voit une puissance qui parle à une autre. - ##On alle ousa allo pragmati dialegoumene. (Ibid., 261, B.)

Et un autre poète a fait de ce combat le sujet d'une conversation, en forme tout à fait plaisante. Je ne puis, dit-il, ô mon âme! t'accorder tout ce que tu désires: songes que tu n'es pas la seule à vouloir ce que tu aimes (1).
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(1)

    ##Ou dunamai soi, Thume, paraskhein asmena panta
    Tetlathi, Ton de kalon outi su mounos erais.
(Theogn. inter vers. gmon. ex edit. Brunckii, v. 72-73.)
Que veut-on dire, demande Platon, lorsqu'on dit qu'un homme s'est vaincu lui-même, qu'il s'est montré plus fort que lui-même, etc.? On affirme évidemment qu'il est, tout à la fois, plus fort et plus faible que lui-même; car si c'est lui qui est le plus faible, c'est aussi lui qui est le plus fort; puisqu'on affirme l'un et l'autre du même sujet. La volonté supposée une ne saurait pas plus être en contradiction avec elle-même, qu'un corps ne peut être animé à la fois par deux mouvements actuels et opposés (1); car nul sujet ne peut réunir deux contraires simultanés (2). Si l'homme était un, a dit excellemment Hippocrate, jamais il ne serait malade (3); et la raison en est simple: car, ajoute-t-il, on ne peut concevoir une cause de maladie dans ce qui est un (4).
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(1) Plat., de Rep., opp. tom. V, p. 549, E. A.; et p. 360, C.
(2) ##Oude (ton onton) ouden ama ta enantia epidekhetai. (Arist., Catheg. de quantitate, opp. tom. I.)
(3) ##Egoo de phemi ei enen o anthropos pot' an elgen. (Hipp., de Nat. hum., Rom. I, cit. edit., cap. 2, p. 265.)
(4) ##Oude gar an en upo tou algeseieu EN EON. Cette maxime lumineuse n'a pas moins de valeur dans le monde moral.

Cicéron écrivant donc que, lorsqu'on nous ordonne de nous commander à nous-mêmes, cela signifie que la raison doit commander à la passion (1); ou il entendait que la passion est une personne, ou il ne s'entendait pas lui-même.
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(1) Quum igitur praecipitur ut nobismetipsis imperemus, hoc praecipitur, ut ratio coerceat temeritatem. (Tusc. quaest., II, 21.) Partout où il faut résister, il y a action; partout où il y a action, il y a substance; et jamais on ne comprendra comment une tenaille peut se saisir elle-même.

Pascal avait en vue sans doute les idées de Platon, lorsqu'il disait: Cette duplicité de l'homme est si visible, qu'il y en a qui ont pensé que nous avons deux âmes; un sujet simple leur paraissant incapable de telles et si soudaines variétés (1).
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(1) Pensées, III, 13. - On peut voir à l'endroit de Platon qu'on vient de citer la singulière histoire d'un certain Léontius, qui voulait absolument voir des cadavres qu'absolument il ne voulait pas voir; ce qui se passa dans cette occasion entre son âme et lui, et les injures qu'il crut devoir adresser à ses yeux. (Loc. cit., p. 360 A).

Mais avec tous les égards dus à un tel écrivain, on peut cependant convenir qu'il ne semble pas avoir vu la chose tout à fait à fond, car il ne s'agit pas seulement de savoir comment un sujet simple est capable de telles et si soudaines variétés, mais bien d'expliquer comment un sujet simple peut réunir des oppositions simultanées; comment il peut aimer à la fois le bien et le mal; aimer et haïr le même objet; vouloir et ne vouloir pas, etc.; comment un corps peut se mouvoir actuellement vers deux points opposés; en un mot, pour tout dire, comment un sujet simple peut n'être pas simple.

L'idée de deux puissances distinctes est bien ancienne, même dans l'Église. « Ceux qui l'ont adoptée, disait Origène, ne pensent pas que ces mots de l'apôtre: La chair a des désirs contraires à ceux de l'esprit (Galat., V, 17) doivent s'entendre de la chair proprement dite; mais de cette âme, qui est réellement l'âme de la chair: car, disent-ils, nous en avons deux, l'une bonne et céleste, l'autre inférieure et terrestre; c'est de celle-ci qu'il a été dit que ses oeuvres sont évidentes (Ibid., 19), et nous croyons que cette âme de la chair réside dans le sang (1). »
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(1) Orig., de Princ. III, 4. Opp., edit. Ruxi, Paris, 1733, in-fol., tom. I, p. 145 seqq.

Au reste, Origène, qui était à la fois le plus hardi et les plus modeste des hommes dans ses opinions, ne s'obstine point sur cette question. Le lecteur, dit-il, en pensera ce qu'il voudra. On voit cependant assez qu'il ne savait pas expliquer autrement ces deux mouvements diamétralement opposés dans un sujet simple.

Qu'est-ce en effet que cette puissance qui contrarie l'homme, ou, pour mieux dire, sa conscience? Qu'est-ce que cette puissance qui n'est pas lui, ou tout lui? Est-elle matérielle comme la pierre ou le bois? dans ce cas, elle ne pense ni ne sent, et, par conséquent, elle ne peut avoir la puissance de troubler l'esprit dans ses opérations. J'écoute avec respect et terreur toutes les menaces faites à la chair; mais je demande ce que c'est.

Descartes, qui ne doutait de rien, n'est nullement embarrassé de cette duplicité de l'homme. Il n'y a point, selon lui, dans nous de partie supérieure et inférieure, de puissance raisonnable et sensitive, comme on le croit vulgairement. L'âme de l'homme est une, et la même substance est tout à la fois, raisonnable et sensitive. Ce qui trompe à cet égard, dit-il, c'est que les volitions produites par l'âme et par les esprits vitaux envoyés par le corps, excitent des mouvements contraires dans la glande pinéale (1).
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(1) Cartesii opp. Amst., Blaen, 1785, in-4o; de Passionibus, art. XLVII, p. 22. Je ne dis rien de cette explication: les hommes tels que Descartes méritent autant d'égards qu'on en doit peu aux funestes usurpateurs de la renommée. Je prie seulement qu'on fasse attention au fond de la pensée, qui se réduit très clairement à ceci: Ce qui fait croire communément qu'il y a une contradiction dans l'homme, c'est qu'il y a une contradiction dans l'homme.

Antoine Arnaud est bien moins amusant: il nous propose comme un mystère inconcevable, et cependant incontestable: « Que ce corps, qui, n'étant qu'une matière, n'est point un sujet capable de péché, peut cependant communiquer à l'âme ce qu'il n'a pas et ne peut avoir; et que, de l'union de ces deux choses exemptes de péché, il en résulte un tout qui en est capable, et qui est très justement l'objet de la colère de Dieu (1). »
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(1) Perpétuité de la foi, in-4o, tom. III, liv. XI c. VI.

Il paraît que ce dur sectaire n'avait guère philosophé sur l'idée du corps, puisqu'il s'embarrasse ainsi volontairement, et qu'en nous donnant une bêtise pour un mystère, il expose l'inattention ou la malveillance à prendre un mystère pour une bêtise.

Un physiologiste moderne se croit en droit de déclarer expressément que le principe vital est un être. « Qu'on l'appelle, dit-il, puissance ou faculté, cause immédiate de tous nos mouvements et de tous nos sentiments, ce principe est UN: il est absolument indépendant de l'âme pensante, et même du corps, suivant toutes les vraisemblances (1): aucune cause ou loi mécanique n'est recevable dans les phénomènes du corps vivant (2). »
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(1) Il semble que ces mots, suivant toutes les vraisemblances, sont encore, comme je l'ai dit ailleurs, une pure complaisance pour le siècle: car comment ce qui est UN, et qui peut s'appeler principe, ne serait-il pas distingué de la matière?
(2) Nouveaux Éléments de la science de l'homme, par M. Barthez, 2 vol. in-8o, Paris, 1806.

Au fond, il paraît que l'Écriture sainte est sur ce point tout à fait d'accord avec la philosophie antique et moderne, puisqu'elle nous apprend: « Que l'homme est double dans ses voies (1), et que la parole de Dieu est une épée vivante qui pénètre jusqu'à la division de l'âme et de l'esprit, et discerne la pensée du sentiment (2). »
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(1) Homo duplex in viis suis. Jac., I, 8.
(2) Pertingens usque ad divisionem animae ac spiritus (il ne dit pas de l'esprit et du corps) et discretor cogitationum et intentionum cordis. (Hebr., IV, 2.)

Et saint Augustin, confessant à Dieu l'empire qu'avaient encore sur son âme d'anciens fantômes ramenés par les songes, s'écrie avec la plus aimable naïveté: Alors Seigneur! suis-je MOI (1)?
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(1) Numquid tunc non EGO sum, Domine, Deus meus? (S. August., Confess., X, XXX, 1.)

Non, sans doute, il n'était pas LUI, et personne ne le savait mieux que LUI, qui nous dit dans ce même endroit: Tant il y a de différence entre MOI-MEME et MOI-MEME (1); lui qui a si bien distingué les deux puissances de l'homme lorsqu'il s'écrie encore, en s'adressant à Dieu: O toi! pain mystique de mon âme, époux de mon intelligence! quoi! je pouvais ne pas t'aimer (2)!
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(1) Tantum interest inter ME IPSUM et ME IPSUM. (Ibid.)
(2) Deus... panis oris intus animae meae, et virtus maritans mentem meam... non te amabam! (Ibid. I, XIII, 2.)

Milton a mis de beaux vers dans la bouche de Satan, qui rugit de son épouvantable dégradation (1). L'homme aussi pourrait les prononcer avec proportion et intelligence.
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(1)

    O foul descent! That I who erst contend'd
    With Gods to sit the high'st, am now constrain'd
    Into a beast and mix'd with bestial slime
    This essence to incarnate and imbrute
    That to the height of deity aspir'd.
(P.L., IX, 103, 599.)

D'où nous est venue l'idée de représenter les anges autour des objets de notre culte par des groupes de têtes ailées (1)?
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(1) Trop de gens savent malheureusement dans quel endroit de ses oeuvres Voltaire a nommé ces figures des Saints joufflus. Il n'y a pas, dans les jardins de l'intelligence, une seule fleur que cette chenille n'ait souillée.

Je n'ignore pas que la doctrine des deux âmes fut condamnée dans les temps anciens, mais je ne sais si elle le fut par un tribunal compétent; d'ailleurs il suffit de s'entendre. Que l'homme soit un être résultant de l'union des deux âmes, c'est-à-dire de deux principes intelligents de même nature, dont l'un est bon et l'autre mauvais, c'est, je crois, l'opinion qui aurait été condamnée, et que je condamne aussi de tout mon coeur. Mais que l'intelligence soit la même chose que le principe sensible, ou que ce principe qu'on appelle aussi le principe vital, et qui est la vie, puisse être quelque chose de matériel, absolument dénué de connaissance et de conscience, c'est ce que je ne croirai jamais, à moins qu'il ne m'arrivât d'être averti que je me trompe par la seule puissance qui ait une autorité légitime sur la croyance humaine. Dans ce cas, je ne balancerais pas un instant, et au lieu que, dans ce moment, je n'ai que la certitude d'avoir raison, j'aurais alors la foi d'avoir tort. Si je professais d'autres sentiments, je contredirais de front les principes qui ont dicté l'ouvrage que je publie, et qui ne sont pas moins sacrés pour moi.

Quelque parti qu'on prenne sur la duplicité de l'homme, c'est sur la puissance animale, sur la vie, sur l'âme (car tous ces mots signifient la même chose dans le langage antique), que tombe la malédiction avouée par tout l'univers.

Les Égyptiens, que l'antiquité savante proclama les seuls dépositaires des secrets divins (1), étaient bien persuadés de cette vérité, et tous les jours ils en renouvelaient la profession publique; car lorsqu'ils embaumaient les corps, après qu'ils avaient lavé dans le vin de palmier les intestins, les parties molles, en un mot tous les organes des fonctions animales, ils les plaçaient dans une espèce de coffre qu'ils élevaient vers le ciel, et l'un des opérateurs prononçait cette prière au nom du mort:
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(1) Aegyptios solos divinarum rerum conscios. (Macrob. Sat. I, 12.) On peut dire que cet écrivain parle ici au nom de toute l'antiquité.

« Soleil, souverain maître de qui je tiens la vie, daignez me recevoir auprès de vous. J'ai pratiqué fidèlement le culte de mes pères; j'ai toujours honoré ceux de qui je tiens ce corps; jamais je n'ai nié un dépôt; jamais je n'ai tué. Si j'ai commis d'autres fautes, je n'ai point agi par moi-même, mais par ces choses (1). » Et tout de suite on jetait ces choses dans le fleuve, comme la cause de toutes les fautes que l'homme avait commises (2): après quoi on procédait à l'embaumement.
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(1) ##Alla dia tauta. (Porphir., De abstin. et usu anim., IV, 10.)
(2) ##On aitian apanton on o anthropos emarien Dia tauta. (Plut., De usu carn., Orat. II), cités par M. Larcher dans sa précieuse traduction d'Hérodote, liv. II, §85. Je ne sais au reste pourquoi ce grand helléniste a traduit ##dia tauta par c'est pour ces choses; au lieu de, c'est par ces choses.
Il y a un rapport singulier entre cette prière des prêtres égyptiens et celle que l'Église prononce à côté des agonisants. « Quoiqu'il ait péché, il a cependant toujours cru; il a porté dans son sein le zèle de Dieu; il n'a cessé d'adorer le Dieu qui a tout créé, etc. »
Licet enim peccaverit, tamen... credidit, et zelum Dei in se habuit, et eum qui fecit omnia fideliter adoravit, etc.

Or il est certain que, dans cette cérémonie, les Égyptiens peuvent être regardés comme de véritables précurseurs de la révélation qui a dit anathème à la chair, qui l'a déclarée ennemie de l'intelligence, c'est-à-dire de Dieu, et nous a dit expressément que tous ceux qui sont nés du sang ou de la volonté de la chair ne deviendront jamais enfants de Dieu (1).
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(1) Joh. I, 12, 13. Lorsque David disait: Spiritum rectum innova in visceribus meis, ce n'était point une expression vague ou une manière de parler: il énonçait un dogme précis et fondamental.

L'homme étant donc coupable par son principe sensible, par sa chair, par sa vie, l'anathème tombait sur le sang; car le sang était le principe de la vie, ou plutôt le sang était la vie (1). Et c'est une chose bien singulière que ces vieilles traditions orientales, auxquelles on ne faisait plus attention, aient été ressuscitées de nos jours, et soutenus par les plus grands physiologistes.
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(1) Vous ne mangerez point le sang des animaux, qui est leur vie. (Gen., IX, 4, 5.) La vie de la chair est dans le sang; c'est pourquoi je vous l'ai donné, afin qu'il soit répandu sur l'autel pour l'expiation de vos péchés; car c'est par le sang que l'AME sera purifiée. (Lev., XIII, 11.) Gardez-vous de manger leur sang (des animaux) car leur sang est leur vie; ainsi vous ne devez pas manger avec leur chair ce qui est leur vie; mais vous répandrez ce sang sur la terre comme l'eau. (Deut., XII, 23, 24, etc., etc., etc.)

Le chevalier Rosa avait dit, il y a longtemps, en Italie, que le principe vital résidait dans le sang (1). Il a fait sur ce sujet de fort belles expériences, et il a dit des choses curieuses sur les connaissances des anciens à cet égard; mais je puis citer une autorité plus connue (2), le célèbre Hunter, le plus grand anatomiste du dernier siècle, qui a ressuscité et motivé le dogme oriental de la vitalité du sang.
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(1) On trouvera une belle analyse de ce système dans les oeuvres du comte Gian-Rinaldo Carli-Rubi. Milan, 1790, 30 vol. in-8o, tom. IX.
(2) Je ne dis pas plus décisive, car les pièces ne sont plus sous mes yeux, et jamais je n'ai pu les comparer. D'ailleurs, quand Rosa aurait tout dit, qu'importe? l'honneur de la priorité pour le système de la vitalité du sang ne lui serait point accordé. Sa patrie n'a ni flottes, ni armées, ni colonies: tant pis pour elle et tant pis pour lui.

« Nous attachons, dit-il, l'idée de la vie à celle de l'organisation; en sorte que nous avons de la peine à forcer notre imagination de concevoir un fluide vivant; mais l'organisation n'a rien de commun avec la vie (1). Elle n'est jamais qu'un instrument, une machine qui ne produit rien, même en mécanique, sans quelque chose qui réponde à un principe vital, savoir une force. »
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(1) Vérité du premier ordre et de la plus grande évidence.

« Si l'on réfléchit bien attentivement sur la nature du sang, on se prête aisément à l'hypothèse qui le suppose vivant. On ne conçoit pas même qu'il soit possible d'en faire une autre, lorsqu'on considère qu'il n'y a pas une partie de l'animal qui ne soit formée du sang, que nous venons de lui (we grow out of it), et que, s'il n'a pas la vie antérieurement à cette opération, il faut au moins qu'il l'acquière dans l'acte de la formation, puisque nous ne pouvons nous dispenser de croire à l'existence de la vie dans les membres ou différentes parties, dès qu'elles sont formées (1). »
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(1) Voy. John Hunter's Treatise on the blood, inflammation and gun-shot wounds, London, 1794; in-4o.

« C'est une opinion, du moins aussi ancienne que Pline, que le sang est un fluide vivant; mais il était réservé au célèbre physiologiste Jean Hunter de placer cette opinion au rang de ces vérités dont il n'est plus possible de disputer (1). »
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(1) Voy. le Mémoire de M. William Boag sur le venin des serpents, dans les Recherches asiatiques, tom. VI, in-4o, p. 108.
On a vu que Pline est bien jeune comparé à l'opinion de la vitalité du sang; voici au reste ce qu'il dit sur ce sujet: Duae grandes venae... per alias minores omnibus membris vitalitatem rigant... magna est in eo vitalitatis portio.
(C. Plinii Sec., Hist. nat., curis Harduini, Paris, 1685; in-4o, t. II, lib. XII, cap. 69-70, pag. 364, 365, 583.)
Hinc sedem animae sanguinem esse veterum plerique dixerunt. (Not. Hard., ibid., p. 583.)

La vitalité du sang, ou plutôt l'identité du sang et de la vie étant posée comme un fait dont l'antiquité ne doutait nullement, et qui a été renouvelé de nos jours, c'était aussi une opinion aussi ancienne que le monde que le ciel irrité contre la chair et le sang, ne pouvait être apaisé que par le sang; et aucune nation n'a douté qu'il y eût dans l'effusion du sang une vertu expiatoire! Or, ni la raison ni la folie n'ont pu inventer cette idée, encore moins la faire adopter généralement. Elle a sa racine dans les dernières profondeurs de la nature humaine, et l'histoire, sur ce point, ne présente pas une seule dissonance dans l'univers (1). La théorie entière reposait sur le dogme de la réversibilité. On croyait (comme on a cru, comme on croira toujours) que l'innocent pouvait payer pour le coupable; d'où l'on concluait que la vie étant coupable, une vie moins précieuse pouvait être offerte et acceptée pour une autre. On offrit donc le sang des animaux, et cette âme, offerte pour une âme, les anciens l'appelèrent antipsychon, vicariam animam; comme qui dirait âme pour âme ou âme substituée (2).
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(1) C'était une opinion uniforme, et qui avait prévalu de toute part, que la rémission ne pouvait s'obtenir que par le sang, et que quelqu'un devait mourir pour le bonheur d'un autre. (Bryant's Mythology explained, tom. II, in-4o, p. 455.)
Les Thalmudistes décident de plus que les péchés ne peuvent être effacés que par le sang. (Huet, Dem. Evang., prop. IX, cap. 145.)
Ainsi le dogme du salut par le sang se retrouve partout. Il brave le temps et l'espace; il est indestructible, et cependant il ne découle d'aucune raison antécédente ni d'aucune erreur assignable.
(2) Lami, Appar. Ad Bibl., I, 7.

    Cor pro corde, precor, pro fibris accipe fibras,
      Hanc animam vobis pro meliore damus.
(Ovid., Fast., VI, 161.)

Le docte Goguet a fort bien expliqué, par ce dogme de la substitution, ces prostitutions légales très connues dans l'antiquité, et si ridiculement niées par Voltaire. Les anciens, persuadés qu'une divinité courroucée ou malfaisante en voulait à la chasteté de leurs femmes, avaient imaginé de lui livrer des victimes volontaires, espérant ainsi que Vénus, tout entière à sa proie attachée, ne troublerait point les unions légitimes: semblable à un animal féroce auquel on jetterait un agneau pour le détourner d'un homme (1).
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(1) Voy. la Nouvelle démonstration évangélique de Leland, Liège, 1768, 4 vol. in-12, tom. I, part. I, chap. VII, p. 352.

Il faut remarquer que, dans les sacrifices proprement dits, les animaux carnassiers, ou stupides, ou étrangers à l'homme, comme les bêtes fauves, les serpents, les poissons, les oiseaux de proie, etc., n'étaient point immolés (1). On choisissait toujours, parmi les animaux, les plus précieux par leur utilité, les plus doux, les plus innocents, les plus en rapport avec l'homme par leur instinct et leurs habitudes. Ne pouvant enfin immoler l'homme pour sauver l'homme, on choisissait dans l'espèce animale les victimes les plus humaines, s'il est permis de s'exprimer ainsi, et toujours la victime était brûlée en tout ou en partie, pour attester que la peine naturelle du crime est le feu, et que la chair substituée était brûlée à la place de la chair coupable (2).
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(1) À quelques exceptions près qui tiennent à d'autres principes.
(2) Car tout ainsi que les humeurs viciés produisent dans les corps le feu de la fièvre, qui les purifie ou les consume sans les brûler, de même les vices produisent dans les âmes la fièvre du feu, qui les purifie ou les brûle sans les consumer. (Vid. Orig., De Princip.. II, 10, opp. tom. I, p. 102.)

Il n'y a rien de plus connu dans l'antiquité que les tauroboles et les crioboles qui tenaient au culte oriental de Mithra. Ces sortes de sacrifices devaient opérer une purification parfaite, effacer tous les crimes et procurer à l'homme une véritable renaissance spirituelle: on creusait une fosse au fond de laquelle était placé l'initié; on étendait au-dessus de lui une espèce de plancher percé d'une finité de petites ouvertures, sur lequel on immolait la victime. Le sang coulait en forme de pluie sur le pénitent, qui le recevait sur toutes les parties de son corps (1), et l'on croyait que cet étrange baptême opérait une régénération spirituelle. Une foule de bas-reliefs et d'inscriptions (2) rappellent cette cérémonie et le dogme universel qui l'avait fait imaginer.
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(1) Prudence nous a transmis une description détaillée de cette dégoûtante cérémonie:

    Tum per frequentes mille rimarum vias,
    Illapses imber tabidum rorem pluit;
    Defossus intus quem sacerdos excipit,
    Guttas ad omnes turpe subjectum caput
    Et veste et omni putrefactus corpore.
    Quin os supinat, obvias offert genas;
    Supponit aures; labra, nares objicit,
    Oculos et ipsos proluit liquoribus:
    Nec jam palato parcit, et linguam rigat
    Donec cruorem totus atrum combibat.

(2) Gruter nous en a conservé une qui est très singulière, et que Van Dale a citée à la suite du passage de Prudence:
      DIS MAGNIS
       MATRI DEUM ET ATTIDI
    SEXTUS AGESILAUS AESIDIUS...
      . . . . . . . . TAUROBOLIO
     CRIOBOLIOQUE IN AETERNUM
      RENATUS ARAM SACRAVIT.
(Ant. Van Dale, Dissert. de orac. ethnicorum, Amst., 1683; in-8o, p. 225.)

Rien n'est plus frappant dans toute la loi de Moïse que l'affectation constante de contredire les cérémonies païennes, et de séparer le peuple hébreu de tous les autres par des rites particuliers; mais, sur l'article des sacrifices, il abandonne son système général; il se conforme au rite fondamental des nations, et non seulement il s'y conforme, mais il le renforce au risque de donner au caractère national une dureté dont il n'avait nul besoin. Il n'y a pas une des cérémonies prescrites par ce fameux législateur, et surtout il n'y a pas une purification, même physique, qui n'exige de sang.

La racine d'une croyance aussi extraordinaire et aussi générale doit être bien profonde. Si elle n'avait rien de réel ni de mystérieux, pourquoi Dieu lui-même l'aurait-il conservée dans la loi mosaïque? où les anciens auraient-ils pris cette idée d'une renaissance spirituelle par le sang? et pourquoi aurait-on choisi, toujours et partout, pour honorer la Divinité, pour obtenir ses faveurs, pour détourner sa colère, une cérémonie que la raison indique nullement et que le sentiment repousse? Il faut nécessairement recourir à quelque cause secrète, et cette cause était bien puissante.

Chapitre II. Des sacrifices humains.

La doctrine de la substitution étant universellement reçue, il ne restait plus de doute sur l'efficacité des sacrifices proportionnée à l'importance des victimes; et cette double croyance, juste dans ses racines, mais corrompue par cette force qui avait tout corrompu, enfanta de toute part l'horrible superstition des sacrifices humains. En vain la raison disait à l'homme qu'il n'avait point de droit sur son semblable, et que même il l'attestait tous les jours en offrant tous les jours le sang des animaux pour racheter celui de l'homme; en vain la douce humanité et la compassion naturelle prêtaient une nouvelle force aux arguments de la raison: devant ce dogme entraînant, la raison demeurait aussi impuissante que le sentiment.

On voudrait pouvoir contredire l'histoire lorsqu'elle nous montre cet abominable usage pratiqué dans tout l'univers; mais, à la honte de l'espèce humaine, il n'y a rien de si incontestable; et les fictions même de la poésie attestent le préjugé universel.

    À peine son sang coule et fait rougir la terre,
    Les dieux font sur l'autel entendre le tonnerre;
    Les vents agitent l'air d'heureux frémissements,
    Et la mer lui répond par des mugissements;
    La rive au loin gémit blanchissante d'écume;
    La flamme du bûcher d'elle-même s'allume:
    Le ciel brille d'éclairs, s'entrouvre, et parmi nous
    Jette une sainte horreur qui nous rassure tous.

Quoi! le sang d'une fille innocente était nécessaire au départ d'une flotte et au succès d'une guerre! Encore une fois, où donc les hommes avaient-ils pris cette opinion? et quelle vérité avaient-ils corrompue pour arriver à cette épouvantable erreur? Il est bien démontré, je crois, que tout tenait au dogme de la substitution dont la vérité est incontestable, et même innée dans l'homme (car comment l'aurait-il acquise?), mais dont il abusa d'une manière déplorable: car l'homme, à parler exactement, n'adopte point l'erreur. Il peut seulement ignorer la vérité, ou en abuser; c'est-à-dire l'étendre, par une fausse induction, à un cas qui lui est étranger.

Deux sophismes, ce semble, égarèrent les hommes: d'abord l'importance des sujets dont il s'agissait d'écarter l'anathème. On dit: Pour sauver une armée, une ville, un grand souverain même, qu'est-ce qu'un homme? On considéra aussi le caractère particulier de deux espèces de victimes humaines déjà dévouées par la loi civile politique; et l'on dit: qu'est-ce que la vie d'un coupable ou d'un ennemi?

Il y a grande apparence que les premières victimes humaines furent des coupables condamnés par les lois; car toutes les nations ont cru ce que croyaient les Druides au rapport de César (1): que le supplice des coupables était quelque chose de fort agréable à la divinité. Les anciens croyaient que tout crime capital, commis dans l'état, liait la nation, et que le coupable était sacré ou voué aux dieux, jusqu'à ce que, par l'effusion de son sang, il eût délié et lui-même et la nation (2).
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(1) De Bello Gallico, VI, 16.
(2) Ces mots de lier et de délier sont si naturels, qu'ils se trouvent adoptés et fixés pour toujours dans notre langue théologique.

On voit ici pourquoi le mot de sacré (SACER) était pris dans la langue latine en bonne et en mauvaise part, pourquoi le même mot dans la langue grecque (##OSIOS) signifie également ce qui est saint et ce qui est profane; pourquoi le mot anathème signifiait de même tout à la fois ce qui est offert à Dieu à titre de don, et ce qui est livré à sa vengeance; pourquoi enfin on dit en grec comme en latin qu'un homme ou une chose ont été dé-sacrés (expiés), pour exprimer qu'on les a lavés d'une souillure qu'ils avaient contractée. Ce mot de dé-sacrer (##aphosioun, expiare) semble contraire à l'analogie: l'oreille non instruite demanderait ré-sacrer ou ré-sanctifier, mais l'erreur n'est qu'apparente, et l'expression est très exacte. Sacré signifie, dans les langues anciennes, ce qui est livré à la Divinité, n'importe à quel titre, et qui se trouve ainsi lié; de manière que le supplice dé-sacre, expie, ou délie, tout comme l'ab-solution religieuse.

Lorsque les lois des XII tables prononcent la mort, elles disent: SACRE ESTO (qu'il soit sacré)! c'est-à-dire dévoué; ou, pour s'exprimer plus correctement, voué; car le coupable n'était, rigoureusement parlant, dé-voué que par l'exécution.

Et lorsque l'Église prie pour les femmes dévouées (pro devoto femineo sexu), c'est-à-dire pour les religieuses qui sont réellement dévouées dans un sens très juste (1), c'est toujours la même idée. D'un côté est le crime, et de l'autre l'innocence; mais l'un et l'autre sont SACRÉS.
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(1) Un journaliste français, en plaisantant sur ce texte, Pro devoto femineo sexu, n'a pas manqué de dire: que l'Église a décerné aux femmes le titre de SEXE DÉVOT. (Journal de l'Empire, 26 février 1812.) Il ne faut pas quereller les gens d'esprit qui apprennent le latin; bientôt sans doute ils le sauront. Il est vrai cependant qu'il serait bon de l'avoir appris avant de se jouer à l'Église romaine qui le sait passablement.

Dans le dialogue de Platon, appelé l'Enthyphron, un homme sur le point de porter devant les tribunaux une accusation horrible, puisqu'il s'agissait de dénoncer son père, s'excuse en disant: « Qu'on est également souillé en commettant un crime, ou en laissant vivre tranquillement celui qui l'a commis, et qu'il veut absolument poursuivre son accusation, pour absoudre tout à la fois et sa propre personne et celle du coupable (1). »
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(1) ##Aphosiois seauton kai ekeinon, Plat., Entyphr., Opp. T. I, pag. 8.

Ce passage exprime fort bien le système antique, qui, sous un certain point de vue, fait honneur au bon sens des anciens.

Malheureusement, les hommes étant pénétrés du principe de l'efficacité des sacrifices proportionnée à l'importance des victimes, du coupable à l'ennemi, il n'y eut qu'un pas: tout ennemi fut coupable; et malheureusement encore tout étranger fut ennemi lorsqu'on eut besoin de victimes. Cet horrible droit public n'est que trop connu, voilà pourquoi HOSTIS (1), en latin, signifia d'abord également ennemi et étranger. Le plus élégant des écrivains latins s'est plu à rappeler cette synonymie (2), et je remarque encore qu'Homère, dans un endroit de l'Iliade, rend l'idée d'ennemi par celle d'étranger (3), et que son commentateur nous avertit de faire attention à cette expression.
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(1) Eusth., ad Loc. Le mot latin HOSTIS est le même que celui de HOTE (hoste) en français; et l'un et l'autre se trouvent dans l'allemand gast, quoiqu'ils y soient moins visibles. L'hostis étant donc un ennemi ou un étranger, et, sous ce double rapport, sujet au sacrifice, l'homme, et ensuite par analogie l'animal immolé, s'appelèrent hostie. On sait combien ce mot a été dénaturé et ennobli dans nos langues chrétiennes.
(2) I, soror, atque hostem supplex superbum. (Virg., Aen., IV, 424.) Ubi servius: - Nonnuli juxta veteres hostem pro hospite dictum accipiunt. (Forcellini in hostis.)
(3) ##Allotrios phos. Iliad., V, 814.

Il paraît que cette fatale induction exprime parfaitement l'universalité d'une pratique aussi détestable; qu'elle l'explique, dis-je, fort bien humainement: car je n'entends nullement nier (et comment le bon sens, légèrement éclairé, pourrait-il le nier?) l'action du mal qui avait tout corrompu.

Cette action n'aurait point de force sur l'homme, si elle lui présentait l'erreur isolée. La chose n'est pas même possible, puisque l'erreur n'est rien. En faisant abstraction de toute idée antécédente, l'homme qui aurait proposé d'en immoler un autre, pour se rendre les dieux propices, eût été mis à mort pour toute réponse, ou enfermé comme fou: il faut donc toujours partir d'une vérité pour enseigner une erreur. On s'en apercevra surtout en méditant sur le Paganisme qui étincelle de vérités, mais toutes altérées et déplacées; de manière que je suis entièrement de l'avis de ce théosophe qui a dit de nos jours que l'idolâtrie était une putréfaction. Qu'on y regarde de près: on y verra que, parmi les opinions les plus folles, les plus indécentes, les plus atroces; parmi les pratiques les plus monstrueuses et qui ont le plus déshonoré le genre humain, il n'en est pas une que nous ne puissions délivrer du mal (depuis qu'il nous a été donné de savoir demander cette grâce), pour montrer ensuite le résidu vrai, qui est divin.

Ce fut donc de ces vérités incontestables de la dégradation de l'homme et de sa réité originelle, de la nécessité d'une satisfaction, de la réversibilité des mérites et de la substitution des souffrances expiatoires, que les hommes furent conduits à cette épouvantable erreur des sacrifices humains.

   France! dans tes forêts elle habita longtemps.

« Tout Gaulois attaqué d'une maladie grave, ou soumis aux dangers de la guerre (1), immolait des hommes ou promettait d'en immoler, ne croyant pas que les dieux puissent être apaisés, ni que la vie d'un homme pût être rachetée autrement que par celle d'un autre. Ces sacrifices, exécutés par la main des Druides, s'étaient tournés en institutions publiques et légales; et lorsque les coupables manquaient, on en venait au supplice des innocents. Quelques-uns remplissaient d'hommes vivants certaines statues colossales de leurs dieux: ils les couvraient de branches flexibles, ils y mettaient le feu, et les hommes périssaient ainsi environnés de flammes (2). » Ces sacrifices subsistèrent dans les Gaules, comme ailleurs, jusqu'au moment où le Christianisme s'y établit: car nulle part ils ne cessèrent sans lui, et jamais ils ne tinrent devant lui.
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(1) Mais l'état de guerre était l'état naturel de ce pays. Ante Caesaris adventum fere quotannis (bellum) occidere solebat; uti, aut ipse injurias inferrent, aut illas propulsarent. (De Bello Gallico, VI, 15.)
(2) De Bello Gallico, VI, 16.

On en était venu au point de croire qu'on ne pouvait suppléer pour une tête qu'au prix d'une tête (1). Ce n'est pas tout; comme toute vérité se trouve et doit se trouver dans le Paganisme, mais, comme je le disais tout à l'heure, dans un état de putréfaction, la théorie également consolante et incontestable du suffrage catholique se montre au milieu des ténèbres antiques sous la forme d'une superstition sanguinaire; et comme tout sacrifice réel, toute action méritoire, toute macération, toute souffrance volontaire peut être véritablement cédée aux morts, le Polythéisme, brutalement égaré par quelques réminiscences vagues et corrompues, versait le sang humain pour apaiser les morts. On égorgeait des prisonniers autour des tombeaux. Si les prisonniers manquaient, des gladiateurs venaient répandre leur sang, et cette cruelle extravagance devint un métier, en sorte que ces gladiateurs eurent un nom (Bustiarii) qu'on pourrait représenter par celui de Bûchériens, parce qu'ils étaient destinés à verser leur sang autour des bûchers. Enfin, si le sang de ces malheureux et celui des prisonniers manquaient également, des femmes venaient, en dépit des XII tables (2), se déchirer les joues, afin de rendre aux bûchers, au moins une image des sacrifices, et de satisfaire les dieux infernaux, comme disait Varron, en leur montrant du sang (3).
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(1) Praeceptum est ut pro capitibus capitibus supplicarentur; idque aliquandiu observatio ut pro familiarum hospitate pueri mactarentur Maniae deae, matri Larum. (Macrob., Sat., I, 7.)
(2) Mulieres genas ne radunto. XII Tab.
(3) Ut rogis illa imago restitueretur; vel, quemadmodum Varro loquitur, ut sanguine ostenso inferis satisfiat. (Joh. Ros., Rom. Antiquit. corp. absolutiss. cum notis Th. Demsteri a Murreck, Amst., Blaen, 1685; in-40, V, 39, p. 442.)

Est-il nécessaire de citer les Tyriens, les Phéniciens, les Carthaginois, les Chananéens? Faut-il rappeler qu'Athènes, dans ses plus beaux jours, pratiquait ces sacrifices tous les ans? que Rome, dans les dangers pressants, immolait des Gaulois (1)? Qui donc pourrait ignorer ces choses? il ne serait pas moins inutile de rappeler l'usage d'immoler des ennemis, et même des officiers et des domestiques sur la tombe des rois et des grands capitaines.
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(1) Car le Gaulois était pour le Romain l'HOSTIS, et par conséquent l'HOSTIE naturelle. Avec les autres peuples, dit Cicéron, nous combattons pour la gloire, avec le Gaulois pour le salut. - Dès qu'il menace Rome les lois et les coutumes que nous tenons de nos ancêtres veulent que l'enrôlement ne connaisse plus d'exceptions. - Et en effet, les esclaves mêmes marchaient. (Cic. pro M. Fonteio.)

Lorsque nous arrivâmes en Amérique, à la fin du XVe siècle, nous y trouvâmes cette même croyance, mais bien autrement féroce. Il fallait amener aux prêtres mexicains jusqu'à vingt mille victimes humaines par an; et, pour se les procurer, il fallait déclarer la guerre à quelque peuple: mais au besoin les Mexicains sacrifiaient leurs propres enfants. Le sacrificateur ouvrait la poitrine des victimes, et se hâtait d'en arracher le coeur tout vivant. Le grand prêtre en exprimait le sang qu'il faisait couler sur la bouche de l'idole, et tous les prêtres mangeaient de la chair des victimes.

    . . . . . . . . o Pater orbis!
    Unde nefas tantum? . . . . . . . .

Solis nous a conservé un monument de l'horrible bonne foi de ces peuples, en nous transmettant le discours de Magiscatzin à Cortez pendant le séjour de ce fameux Espagnol à Tlascala. Ils ne pouvaient pas, lui dit-il, se former l'idée d'un véritable sacrifice à moins qu'un homme ne mourût pour le salut des autres (1).
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(1) Ni sabian que pudiese hacer sacrificio, sin que muriese alguno por la salud de los demas. (Ant. Solis, Conq. de la Nueva Esp., lib. III, c. 3.)

Au Pérou les pères sacrifiaient de même leurs propres enfants (1). Enfin cette fureur, et même celle de l'anthropophagie, ont fait le tour du globe et déshonoré les deux continents (2).
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(1) On trouvera un détail exact de ces atrocités dans les lettres américaines du comte Carli-Rubi, et dans les notes d'un traducteur fanatique qui a malheureusement souillé des recherches intéressantes par tous les excès de l'impiété moderne. (Voy. Lettres américaines, traduct. de l'italien de M. le comte Gian Rinaldo Carli, Paris, 1788; 2 vol. in-8o, lettre VIIIe, p. 116; et lettre XXVIIe, p. 407 et suiv.) En réfléchissant sur quelques notes très sages, je serais tenté de croire que la traduction, originairement partie d'une main pure, a été gâtée dans une nouvelle édition par une main bien différente: c'est une manoeuvre moderne et très connue.
(2) L'éditeur français de Carli se demande pourquoi? et il répond doctement: Parce que l'homme du peuple est toujours dupe de l'opinion. (Tom. I, lettre XIIIe, p. 416.) Belle et profonde solution!

Aujourd'hui même, malgré l'influence de nos armes et de nos sciences, avons-nous pu déraciner de l'Inde ce funeste préjugé des sacrifices humains?

Que dit la loi antique de ce pays, l'évangile de l'Indostan? Le sacrifice d'un homme réjouit la divinité pendant mille ans; et celui de trois hommes pendant trois mille ans (1).
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(1) Voy. le Rudhiradhyaya, ou le chapitre sanglant, traduit du Calica-Puran, par M. Blaquière. (Asiat. Research., Sir Will. Jones's works, in-4o, tom. II, p. 1058.)

Je sais que, dans les temps plus ou moins postérieurs à la loi, l'humanité, parfois plus forte que le préjugé, a permis de substituer à la victime humaine la figure d'un homme formée en beurre ou en pâte; mais les sacrifices réels ont duré pendant des siècles, et celui des femmes à la mort de leurs maris subsiste toujours.

Cet étrange sacrifice s'appelle le Pitrimedha-Yaga (1); la prière que la femme récite avant de se jeter dans les flammes se nomme la Sancalpa. Avant de s'y précipiter, elle invoque les dieux, les éléments, son âme et sa conscience (2); elle s'écrie: et toi, ma conscience! sois témoin que je vais suivre mon époux, et, en embrassant le corps au milieu des flammes, elle s'écrie Satya! satya! satya! (ce mot signifie vérité).
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(1) Cette coutume qui ordonne aux femmes de se donner la mort ou de se brûler sur le tombeau de leurs maris, n'est point particulière à l'Inde. On la retrouve chez des nations du Nord (Hérod., liv. V, ch. I, §11). Voy. Brottier sur Tacite, de Mor. Germ., c. XIX, note 6. - Et en Amérique. (Carli, Lettres citées, tom. I, lettre X.)
(2) La conscience! - Qui sait ce que vaut cette persuasion au tribunal du juge infaillible qui est si doux pour tous les hommes, et qui verse sa miséricorde sur toutes ses créatures, comme sa pluie sur toutes les plantes? (Ps. CXLIV, 9.)

C'est le fils ou le plus proche parent qui met le feu au bûcher (1). Ces horreurs ont lieu dans un pays où c'est un crime horrible de tuer une vache; où le superstitieux bramine n'ose pas tuer la vermine qui le dévore.
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(1) Asiat. Research., tom. VII, p. 222.

Le gouvernement du Bengale ayant voulu connaître, en 1803, le nombre de femmes qu'un préjugé barbare conduisait sur le bûcher de leurs maris, trouva qu'il n'était pas moindre de trente mille par an (1).
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(1) Extraits des papiers anglais traduits dans la Gazette de France du 19 juin 1804, no 2369. - Annales littéraires et morales, tom. II, Paris, 1804; in-8o, p. 145. - M. Colebrooke, de la société de Calcutta, assure, à la vérité, dans les Recherches asiatiques (Sir William Jones's works, Supplém., tom. II, p. 722), que le nombre de ces martyres de la superstition n'a jamais été bien considérable, et que les exemples en sont devenus rares. Mais d'abord ce mot de rare ne présente rien de précis; et j'observe d'ailleurs que le préjugé étant incontestable, et régnant sur une population de plus de soixante millions d'hommes peut-être, il semble devoir produire nécessairement un très grand nombre de ces atroces sacrifices.

Au mois d'avril 1802, les deux femmes d'Ameer-Jung, régent de Tanjore, se brûlèrent encore sur le corps de leur mari. Le détail de ce sacrifice fait horreur: tout ce que la tendresse maternelle et filiale a de plus puissant, tout ce que peut faire un gouvernement qui ne veut pas user d'autorité, fut employé en vain pour empêcher cette atrocité: les deux femmes furent inébranlables (1).
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(1) Voy. The asiatic annual Register, 1802, in-8o. On voit dans la relation que, suivant l'observation des chefs marattes, ces sortes de sacrifices n'étaient point rares dans le Tanjore.

Dans quelques provinces de ce vaste continent, et parmi les classes inférieures du peuple, on fait assez communément le voeu de se tuer volontairement, si l'on obtient telle ou telle grâce des idoles du lieu. Ceux qui ont fait ces voeux, et qui ont obtenu ce qu'ils désiraient, se précipitent d'un lieu nommé Calabhairava, situé dans les montagnes entre les rivières Tapti et Nermada. La foire annuelle qui se tient là est communément témoin de huit ou dix de ces sacrifices commandés par la superstition (1).
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(1) Asiat. Research, tom. VII, p. 267.

Toutes les fois qu'une femme indienne accouche de deux jumeaux, elle doit en sacrifier un à la déesse Gonza, en le jetant dans le Gange: quelques femmes mêmes sont encore sacrifiées de temps en temps à cette déesse (1).
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(1) Gazette de France, à l'endroit cité.

Dans cette Inde si vantée, « la loi permet au fils de jeter à l'eau son père vieux et incapable de travailler pour se procurer sa subsistance. La jeune veuve est obligée de se brûler sur le bûcher de son mari; on offre des sacrifices humains pour apaiser le génie de la destruction, et la femme qui a été stérile pendant longtemps offre à son dieu l'enfant qu'elle vient de mettre au monde, en l'exposant aux oiseaux de proie ou aux bêtes féroces, ou en le laissant entraîner par les eaux du Gange. La plupart de ces cruautés furent encore commises solennellement, en présence des Européens, à la dernière fête indostane donnée dans l'île de Sangor, au mois de décembre 1801 (1). »
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(1) Voy. Essays by the students of Fort William Bengal, etc. Calcutta, 1802.

On sera peut-être tenté de dire: Comment l'Anglais, maître absolu de ces contrées, peut-il voir toutes ces horreurs sans y mettre ordre? Il pleure peut-être sur les bûchers, mais pourquoi ne les éteint-il pas? Les ordres sévères, les mesures de rigueur, les exécutions terribles, ont été employées par le gouvernement; mais pourquoi? toujours pour augmenter ou défendre le pouvoir, jamais pour étouffer ces horribles coutumes. On dirait que les glaces de la philosophie ont éteint dans son coeur cette soif de l'ordre qui opère les plus grands changements, en dépit des plus grands obstacles; ou que le despotisme des nations libres, le plus terrible de tous, méprise trop ses esclaves pour se donner la peine de les rendre meilleurs.

Mais d'abord il me semble qu'on peut faire une supposition plus honorable, et par cela seul plus vraisemblable: C'est qu'il est absolument impossible de vaincre sur ce point le préjugé obstiné des Indous, et qu'en voulant abolir par l'autorité ces usages atroces, on n'aboutirait qu'à la compromettre, sans fruit pour l'humanité (1).
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(1) Il serait injuste néanmoins de ne pas observer que, dans les parties de l'Inde soumises à un sceptre catholique, le bûcher des veuves a disparu. Telle est la force cachée et admirable de la véritable loi de grâce. Mais l'Angleterre qui laisse brûler par milliers des femmes innocentes sous un empire certainement très doux et très humain, reproche cependant très sérieusement au Portugal les arrêts de son inquisition, c'est-à-dire quelques gouttes de sang coupable versées de loin en loin par la loi. - EJICE PRIMO TRABEM, etc.

Je vois d'ailleurs un grand problème à résoudre: ces sacrifices atroces qui nous révoltent si justement ne seraient-ils point bons, ou du moins nécessaires dans l'Inde? Au moyen de cette institution terrible, la vie d'un époux se trouve sous la garde incorruptible de ses femmes et de tout ce qui s'intéresse à elles. Dans le pays des révolutions, des vengeances, des crimes vils et ténébreux, qu'arriverait-il si les femmes n'avaient matériellement rien a perdre par la mort de leurs époux, et si elles n'y voyaient que le droit d'en acquérir un autre? Croirons-nous que les législateurs antiques, qui furent tous des hommes prodigieux, n'aient pas eu dans ces contrées des raisons particulières et puissantes pour établir de tels usages? Croirons-nous même que ces usages aient pu s'établir par des moyens purement humains? Toutes les législations antiques méprisent les femmes, les dégradent, les gênent, les maltraitent plus ou moins.

La femme, dit la loi de Menu, est protégée par son père dans l'enfance, par son mari dans la jeunesse, et par son fils dans la vieillesse; jamais elle n'est propre à l'état d'indépendance. La fougue indomptable du tempérament, l'inconstance du caractère, l'absence de toute affection permanente, et la perversité naturelle qui distingue les femmes, ne manqueront jamais, malgré toutes les précautions imaginables, de les détacher en peu de temps de leurs maris (1).
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(1) Lois de Menu, fils de Brahma, trad. par le chev. William Jones. Works, tom. III, chap. XI, no 3, p. 335, 337.

Platon veut que les lois ne perdent pas les femmes de vue, même un instant: « Car, dit-il, si cet article est mal ordonné, elles ne sont plus la moitié du genre humain; elle sont plus de la moitié, et autant de fois plus de la moitié, qu'elles ont de fois moins de vertu que nous (1). »
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(1) Plat., de Leg., VI, Opp. tom. VIII, p. 310. ##Osa de e theleia emin phusis pros areten kheiron tes arrenon, tosouto diapherei pros po pleon e diaplasion einai.

Qui ne connaît l'incroyable esclavage des femmes à Athènes, où elles étaient assujetties à une interminable tutelle; où, à la mort d'un père qui ne laissait qu'une fille mariée, le plus proche parent de nom avait droit de l'enlever à son mari et d'en faire sa femme; où un mari pouvait léguer la sienne, comme une portion de sa prospérité, à tout individu qu'il lui plaisait de choisir pour son successeur, etc. (1)?
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(1) La mère de Démosthène avait été léguée ainsi, et la formule de cette disposition nous a été conservée dans le discours contre Stéphanus. (Voy. les Commentaires sur les plaidoyers d'Isaeus, par le chev. Jones dans ses oeuvres, tom. III, in-4o, pag. 210-211.)

Qui ne connaît encore les duretés de la loi romaine envers les femmes? On dirait que, par rapport au second sexe, les instituteurs des nations avaient tous été à l'école d'Hippocrate, qui le croyait mauvais dans son essence même. La femme, dit-il, est perverse par nature: son penchant doit être journellement réprimé, autrement il pousse en tout sens, comme les branches d'un arbre. Si le mari est absent, des parents ne suffisent point pour le garder: il faut un ami dont le zèle ne soit point aveuglé par l'affection (1).
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(1) Hippocr., opp. cit. Van der Linden, in-8o, tom. II, p. 911. ##Ekhei gar phusei to akolason en eoté.

Toutes les législations en un mot ont pris des précautions plus ou moins sévères contre les femmes; de nos jours encore elles sont esclaves sous l'Alcoran, et bêtes de somme chez le Sauvage: l'Évangile seul a pu les élever au niveau de l'homme en les rendant meilleures; lui seul a pu proclamer les droits de la femme après les avoir fait naître, et les faire naître en s'établissant dans le coeur de la femme, instrument le plus actif et le plus puissant pour le bien comme pour le mal. Éteignez, affaiblissez seulement jusqu'à un certain point, dans un pays chrétien, l'influence de la loi divine, en laissant subsister la liberté qui en était la suite pour les femmes, bientôt vous verrez cette noble et touchante liberté dégénérer en une licence honteuse. Elles deviendront les instruments funestes d'une corruption universelle qui atteindra en peu de temps les parties vitales de l'état. Il tombera en pourriture, et sa gangreneuse décrépitude fera à la fois honte et horreur.

Un Turc, un Persan, qui assistent à un bal européen, croient rêver: ils ne comprennent rien à ces femmes,

    Compagnes d'un époux et reines en tous lieux,
    Libres sans déshonneur, fidèles sans contrainte,
    Et ne devant jamais leurs vertus à la crainte.
C'est qu'ils ignorent la loi qui rend ce tumulte et ce mélange possibles. Celle même qui s'en écarte lui doit sa liberté. S'il pouvait y avoir sur ce point du plus et du moins, je dirais que les femmes sont plus redevables que nous au Christianisme. L'antipathie qu'il a pour l'esclavage (qu'il éteindra toujours doucement et infailliblement partout où il agira librement) tient surtout à elles: sachant trop combien il est aisé d'inspirer le vice, il veut au moins que personne n'ait droit de le commander (1).
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(1) Il faut remarquer aussi que si le Christianisme protège la femme, elle, à son tour, a le privilège de protéger la loi protectrice à un point qui mérite beaucoup d'attention. On serait même tenté de croire que cette influence tient à quelque affinité secrète, à quelque loi naturelle. Nous voyons le salut commencer par une femme annoncée depuis l'origine des choses; dans toute l'histoire évangélique, les femmes jouent un rôle très remarquable; et dans toutes les conquêtes célèbres du Christianisme, faites tant sur les individus que sur les nations, toujours on voit figurer une femme. Cela doit être, puisque... Mais j'ai peur que cette note devienne trop longue.

Enfin aucun législateur ne doit oublier cette maxime: Avant d'effacer l'Évangile, il faut enfermer les femmes, ou les accabler par des lois épouvantables, telles que celles de l'Inde. On a souvent célébré la douceur des Indous; mais qu'on ne s'y trompe pas: hors de la loi qui a dit, BEATI MITES! il n'y a point d'hommes doux. Ils pourront être faibles, timides, poltrons, jamais doux. Le poltron peut être cruel; il l'est même assez souvent: l'homme doux ne l'est jamais. L'inde en fournit un bel exemple. Sans parler des atrocités superstitieuses que je viens de citer, quelle terre sur le globe a vu plus de cruautés?

Mais nous, qui pâlissons d'horreur à la seule idée des sacrifices humains et de l'anthropophagie, comment pourrions-nous être tout à la fois assez aveugles et assez ingrats pour ne pas reconnaître que nous ne devons ces sentiments qu'à la loi d'amour qui a veillé sur notre berceau? Une illustre nation, parvenue au dernier degré de la civilisation et de l'urbanité, osa naguère, dans un accès de délire dont l'histoire ne présente pas un autre exemple, suspendre formellement cette loi: que vîmes-nous? en un clin d'oeil, les moeurs des Iroquois et des Algonquins; les saintes lois de l'humanité foulées aux pieds; le sang innocent couvrant les échafauds qui couvraient la France; des hommes frisant et poudrant des têtes sanglantes, et la bouche même des femmes souillées de sang humain.

Voilà l'homme naturel! ce n'est pas qu'il ne porte en lui-même les germes inextinguibles de la vérité et de la vertu: les droits de sa naissance sont imprescriptibles; mais sans une fécondation divine, ces germes n'écloront jamais, ou ne produiront que des êtres équivoques et malsains.

Il est temps de tirer des faits historiques les plus incontestables une conclusion qui ne l'est pas moins.

Nous savons par une expérience de quatre siècles: Que partout où le vrai Dieu ne sera pas connu et servi, en vertu d'une révélation expresse, l'homme immolera toujours l'homme, et souvent le dévorera.

Lucrèce, après nous avoir raconté le sacrifice d'Iphigénie (comme une histoire authentique, cela s'entend, puisqu'il en avait besoin), s'écriait d'un air triomphant:

    Tant la religion peut enfanter de maux!

Hélas! il ne voyait que les abus, ainsi que tous ses successeurs, infiniment moins excusables que lui. Il ignorait que celui des sacrifices humains, tout énorme qu'il était, disparaissait devant les maux que produit l'impiété absolue. Il ignorait, ou il ne voulait pas voir qu'il n'y a, qu'il ne peut y avoir même de religion entièrement fausse; que celle de toutes les nations policées, telle qu'elle était à l'époque où il écrivait, n'en était pas moins le ciment de l'édifice politique, et que les dogmes d'Épicure étaient précisément sur le point, en la sapant, de saper du même coup l'ancienne constitution de Rome, pour lui substituer une atroce et interminable tyrannie.

Pour nous, heureux possesseurs de la vérité, ne commettons pas le crime de la méconnaître. Dieu a bien voulu dissimuler quarante siècles (1); mais depuis que de nouveaux siècles ont commencé pour l'homme, ce crime n'aurait plus d'excuse. En réfléchissant sur les maux produits par les fausses religions, bénissons, embrassons avec transport la vraie, qui a expliqué et justifié l'instinct religieux du genre humain, qui a dégagé ce sentiment universel des erreurs et des crimes qui le déshonoraient, et qui a renouvelé la face de la terre.

    TANT LA RELIGION PEUT CORRIGER DE MAUX!

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(1) Actes, XVII, 30. Et tempora quidem hujus ignorantiae despiciens Deus, etc., ##ureriden. Arnaud, dans le nouveau Testament de Mons, traduit: Dieu étant en colère contre ces temps d'ignorance, etc. Et dans une note au bas de la page, il écrit: Autrement, Dieu ayant laissé passer et comme dissimulé; et, suivant la lettre, méprisé ces temps, etc. - En effet, c'est tout à fait autrement.

C'est à peu près, si je ne me trompe, ce qu'on peut dire, sans trop s'avancer, sur le principe caché des sacrifices, et surtout des sacrifices humains qui ont déshonoré toute la famille humaine. Je ne crois pas inutile maintenant de montrer, en finissant ce chapitre, de quelle manière la philosophie moderne a considéré le même sujet.

L'idée vulgaire qui se présente la première à l'esprit, et qui précède visiblement la réflexion, c'est celle d'un hommage ou d'une espèce de présent fait à la divinité. Les Dieux sont nos bienfaiteurs (datores bonorum); il est tout simple de leur offrir les prémices de ces mêmes biens que nous tenons d'eux: de là les libations antiques et cette offrande des prémices qui ouvraient les repas (1).
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(1) Cette portion de la nourriture, qui était séparée et brûlée en l'honneur des dieux, se nommaient chez les Grecs Aparque et l'action même d'offrir ces sortes de prémices était exprimée par un verbe (##aparkhesthai) aparquer, ou COMMENCER (par excellence).

Heyne, en expliquant ce vers d'Homère,

    Du repas dans la flamme il jeta les prémices (1)
trouve dans cette coutume l'origine des sacrifices: « Les anciens, dit-il, offrant aux dieux une partie de leur nourriture, la chair des animaux dut s'y trouver comprise, et le sacrifice, ajoute-t-il, envisagé de cette manière, n'a rien de choquant (2). »
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(1) ##O de en puri balle thuelas. (Iliad., XI, 220. Odyss., XIV, 436, 446.)
(2) Apparet (religiosum hunc ritum) peperisse sacrificiorum morem; quippe quae ex epulis domesticis ortum duxerunt, quum cibi vescendi pars resecta pro primitiis offeretur diis in focum conjicienda: hoc est ##to aperkhestai nec est quod HIC mos religiosus discipliceat. (Heyne, ad loc.)
Cette explication de Heyne ne me surprend pas; car l'école protestante en général n'aime point les idées qui sortent du cercle matériel: elle s'en défie sans distinction, et semble les condamner en masse comme vaines et superstitieuses. J'avoue sans difficulté que sa doctrine peut nous être utile à nous-mêmes, jamais à la vérité comme aliment, mais quelquefois comme remède. Dans ce cas, néanmoins, je la crois certainement fausse, et je m'étonne que Bergier l'ait adoptée. (Traité hist. et dogm. de la vraie Relig., in-8o, tom. II, p. 303, 304; tom. VI, p. 296, 297, d'après Porphyre, de Abstin., lib. II, cité, ibid.) Ce savant apologiste voyait très bien; il semble seulement qu'ici il n'a pas regardé.

Ces derniers mots, pour l'observer en passant, prouvent que cet habile homme voyait confusément dans l'idée générale du sacrifice quelque chose de plus profond que la simple offrande, et que cet autre point de vue le choquait.

Il ne s'agit point en effet uniquement de présent, d'offrande, de prémices, en un mot, d'un acte simple d'hommage et de reconnaissance, rendu, s'il est permis de s'exprimer ainsi, à la suzeraineté divine; car les hommes, dans cette supposition, auraient envoyé chercher à la boucherie les chairs qui devraient être offertes sur les autels: ils se seraient bornés à répéter en public, et avec la pompe convenable, cette même cérémonie qui ouvrait leurs repas domestiques.

Il s'agit de sang; il s'agit de l'immolation proprement dite; il s'agit d'expliquer comment les hommes de tous les temps et de tous les lieux avaient pu s'accorder à croire qu'il y avait, non pas dans l'offrande des chairs (il faut bien observer ceci), mais dans l'effusion du sang, une vertu expiatrice utile à l'homme: voilà le problème, et il ne cède pas au premier coup d'oeil (1).
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(1) Les Perses, au rapport de Strabon, se divisaient la chair des victimes, et n'en réservaient rien pour les dieux. (##Tois theois ouden aponeimantes meros.) Car, disaient-ils, Dieu n'a besoin que de l'âme de la victime (c'est-à-dire du sang). ##Tes gar PSUKHE, phasi tou iereiou deithas ton theon allou de oudenos. Strabo, lib. XV, p. 695, cité dans la dissertation de Cudworth, De vera notione caenae Domini, cap. I, no VII, à la fin de son livre célèbre: Systema intellectuale universum. Ce texte curieux réfute directement les idées de Heyne, et se trouve parfaitement d'accord avec les théories hébraïques, suivant lesquelles l'effusion du sang constitue l'essence du sacrifice. (Ibid., cap. II, no IV.)

Non seulement les sacrifices ne furent point une simple extension des aparques, ou de l'offrande des prémices brûlés en commençant les repas; mais ces aparques elles-mêmes ne furent très évidemment que des espèces de sacrifices diminués; comme nous pourrions transporter dans nos maisons certaines cérémonies religieuses, exécutées avec une pompe publique dans nos églises. On en demeurera d'accord pour peu qu'on se donne la peine d'y réfléchir.

Hume, dans sa vilaine Histoire naturelle de la religion, adopte cette même idée de Heyne, et il l'envenime de sa manière: « Un sacrifice, dit-il, est considéré comme un présent: or, pour donner une chose à Dieu, il faut la détruire pour l'homme. S'agit-il d'un solide, on le brûle; d'un liquide, on le répand; d'un animal, on le tue. L'homme, faute d'un meilleur moyen, rêve qu'en se faisant du tort il fait du bien à Dieu; il croit au moins prouver de cette manière la sincérité des sentiments d'amour et de d'adoration dont il est animé; et c'est ainsi que notre dévotion mercenaire se flatte de tromper Dieu après s'être trompée elle-même (1). »
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(1) Hume's Essays and Treatises on several subjects. - The natural history of religion. Sect. IV; London, 1758, in-4o; p. 511.
On peut remarquer dans ce morceau, considéré comme une formule générale, l'un des caractères les plus frappants de l'impiété: c'est le mépris de l'homme. Fille de l'orgueil, mère de l'orgueil, toujours ivre d'orgueil, et ne respirant que l'orgueil, l'impiété ne cesse cependant d'outrager la nature humaine, de la décourager, de la dégrader, d'envisager tout ce que l'homme a jamais fait et pensé, de l'envisager, dis-je, de la manière la plus humiliante pour lui, la plus propre à l'avilir et à le désespérer: et c'est ainsi que, sans y faire attention, elle met dans le jour le plus resplendissant le caractère opposé de la religion, qui emploie sans relâche l'humilité pour élever l'homme jusqu'à Dieu.

Mais toute cette acrimonie n'explique rien: elle rend même le problème plus difficile. Voltaire n'a pas manqué de s'exercer aussi sur le même sujet; en prenant seulement l'idée générale du sacrifice comme une donnée, il s'occupe en particulier des sacrifices humains.

« On ne voyait, dit-il, dans les temples que des étaux, des broches, des grils, des couteaux de cuisine, de longues fourchettes de fer, des cuillers, ou des cuillères à pot (1), de grandes jarres pour mettre la graisse, et tout ce qui peut inspirer le mépris et l'horreur. Rien ne contribua plus à perpétuer cette dureté et cette atrocité de moeurs, qui porta enfin les hommes à sacrifier d'autres hommes, et jusqu'à leurs propres enfants. Mais les sacrifices de l'inquisition dont nous avons tant parlé ont été cent fois plus abominables: sous avons substitué des bourreaux aux bouchers (2). »
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(1) Superbe observation, et précieuse surtout par l'à-propos.
(2) Voyez la note XIIe sur la tragédie décrépite de Minos.

Voltaire sans doute n'avait jamais mis le pied dans un temple antique; la gravure même ne lui avait jamais fait connaître ces sortes d'édifices, s'il croyait que le temple, proprement dit, présentait le spectacle d'une boucherie et d'une cuisine. D'ailleurs, il ne faisait pas attention que ces grils, ces broches, ces longues fourchettes, ces cuillers ou ces cuillères, et tant d'autres instruments aussi terribles, sont tout aussi à la mode qu'autrefois; sans que jamais aucune mère de famille, et pas même les femmes des bouchers et des cuisiniers, soient le moins du monde tentées de mettre leurs enfants à la broche ou de les jeter dans la marmite. Chacun sent que cette espèce de dureté qui résulte de l'habitude de verser le sang des animaux, et qui peut tout au plus faciliter tel ou tel crime particulier, ne conduira jamais à l'immolation systématique de l'homme. On ne peut lire d'ailleurs sans étonnement ce mot d'ENFIN employé par Voltaire, comme si les sacrifices humains n'avaient été que le résultat tardif des sacrifices d'animaux, antérieurement usités depuis des siècles: rien n'est plus faux. Toujours et partout où le vrai Dieu n'a pas été connu et adoré, on a immolé l'homme; les plus anciens monuments de l'histoire l'attestent, et la fable même y joint son témoignage, qui ne doit pas, à beaucoup près, être toujours rejeté. Or, pour expliquer ce grand phénomène, il ne suffit pas tout à fait de recourir aux couteaux de cuisine et aux grandes fourchettes.

Le morceau sur l'inquisition, qui termine la note, semble écrit dans un accès de délire. Quoi donc! l'exécution légale d'un petit nombre d'hommes, ordonnée par un tribunal légitime, en vertu d'une loi antérieure solennellement promulguée, et dont chaque victime était parfaitement libre d'éviter les dispositions, cette exécution, dis-je, est cent fois plus abominable que le forfait horrible d'un père et d'une mère qui portaient leur enfant sur les bras enflammés de Moloch! Quel atroce délire! quel oubli de toute raison, de toute justice, de toute pudeur! La rage anti-religieuse le transporte au point qu'à la fin de cette belle tirade il ne sait exactement plus ce qu'il dit. Nous avons, dit-il, substitué les bourreaux aux bouchers. Il croyait donc n'avoir parlé que des sacrifices d'animaux, et il oubliait la phrase qu'il venait d'écrire sur les sacrifices d'hommes: autrement, que signifie cette opposition des bouchers aux bourreaux? Les prêtres de l'antiquité, qui égorgeaient leurs semblables avec un fer sacré, étaient-ils donc moins bourreaux que les juges modernes qui les envoient à la mort en vertu d'une loi?

Mais revenons au sujet principal: il n'y a rien de plus faible, comme on voit, que la raison alléguée par Voltaire pour expliquer l'origine des sacrifices humains. Cette simple conscience qu'on appelle bon sens suffit pour démontrer qu'il n'y a, dans cette explication, pas l'ombre de sagacité, ni de véritable connaissance de l'homme et de l'antiquité.

Écoutons enfin Condillac, et voyons comment il s'y est pris pour expliquer l'origine des sacrifices humains à son prétendu ÉLEVE, qui, pour le bonheur d'un peuple, ne voulut jamais se laisser élever.

« On ne se contenta pas, dit-il, d'adresser aux dieux ses prières et ses voeux; on crut devoir leur offrir les choses qu'on imagina leur être agréables... des fruits, des animaux, et DES HOMMES... (1). »
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(1) OEuvres de Condillac, Paris, 1798, in-8o, tom. I, Hist. anc., ch. XII, p. 98-99.

Je me garderai bien de dire que ce morceau est digne d'un enfant; car il n'y a, Dieu merci, aucun enfant assez mauvais pour l'écrire. Quelle exécrable légèreté! Quel mépris de notre malheureuse espèce! Quelle rancune accusatrice contre son instinct le plus naturel et le plus sacré! Il m'est impossible d'exprimer à quel point Condillac révolte ici dans moi la conscience et le sentiment: c'est un des traits les plus odieux de cet odieux écrivain.

Chapitre III. Théorie chrétienne des sacrifices.

Quelle vérité ne se trouve pas dans le paganisme?

Il est bien vrai qu'il y a plusieurs dieux et plusieurs seigneurs, tant dans le ciel que sur la terre (1), et que nous devons aspirer à l'amitié et à la faveur de ces dieux (2).
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(1) Car, encore qu'il y en ait qui soient appelés dieux, tant dans le ciel que sur la terre, et qu'ainsi il y ait plusieurs dieux et plusieurs seigneurs, cependant, etc., etc. (Saint Paul aux Corinthiens, I, ch. VIII, 5, 6; II Thess., II, 4.)
(2) Saint Augustin, De Civ. Dei, VIII, 25.

Mais il est vrai aussi qu'il n'y a qu'un seul Jupiter, qui est le dieu suprême, le dieu qui est le premier (1), qui est le très grand (2); la nature meilleure qui surpasse toutes les autres natures, même divines (3); le quoi que ce soit qui n'a rien au-dessus de lui (4); le dieu non seulement Dieu, mais TOUT À FAIT DIEU (5); le moteur de l'univers (6); le père, le roi, l'empereur (7); le dieu des dieux et des hommes (8); le père tout-puissant (9).
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(1) Ad cultum divinitatis obeundum, satis est nobis Deus primus. (Arnob., adv. gent., III.)
(2) Deo qui est maximus. (Inscript. sur une lampe antique du Musée de Passeri. Antichita di Ercolano, Napoli, 17 vol. in-fol., t. VIII, p. 264.)
(3) Melior natura. (Ovid., Métam., I, 21.) Numen ubi est, ubi Di? (Id., Met. XII, 119.) ##Pros Dios kai Theon. (Demost., pro Cor.) ##Oi Theoi de eisontai kai to Daimonion. (Id., de falsa leg., 68.)
(4) Deum summum, illud quidquid est summum. (Plin., Hist. nat., II, 4.)
(5) Principem et MAXIME DEUM. (Lact. ethn. ad Stat. Theb., IV, 516, cité dans la Biblioth. lat. de Fabricius.)
(6) Rector orbis terrarum. (Sen. ap. Lact., div. just., 1, 4.)
(7) Imperatur divum atque hominum. (Plaut., in Rud., prol. 11.)
(8) Deorum omnium Deus. (Sen., ubi supra.) ##Theos o Theoo Zeus. Deus deorum Jupiter. (Plat., in Crit., opp., tom. X, pag. 66.) Deus deorum. (Ps. LXXXIII, 7.) Deus noster prae omnibus diis. (Ibid., CXXXIV, 5.) Deus magnus super omnes deos. (Ibid., XCIV, 3.) ##Epi pasi Theos. (Plat., Orig., passim.)
(9) Pater omnipotens. (Virg., Aen., I, 65; X, 2; etc.)

Il est bien vrai encore que Jupiter ne saurait être adoré convenablement qu'avec Pallas et Junon; le culte de ces trois puissances étant de sa nature indivisible (1).
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(1) Jupiter sine contubernio conjugis filiaeque coli non solet. (Lact., div. instit.)

Il est bien vrai que si nous raisonnons sagement sur le Dieu, chef des choses présentes et futures, et sur le Seigneur, père du chef et de la cause, nous y verrons clair autant qu'il est donné à l'homme le plus heureusement doué (1).
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(1) ##Ton ton panton Theon egemona ton te onton kai ton mellonton, tou te egemonos kai aitiou patera kurion... an orthos ontos philosophomen, eisometha pantes saphos, eis dunamin anthropon eudaimonon. (Plat., epist. VI, ad Herm. Erast et Corisc., Opp., tom. XI, p. 92.) - En effet, comment connaître l'un sans l'autre? (Tertull., De an., cap. I.)

Il est bien vrai que Platon, qui a dit ce qui précède, ne saurait être corrigé qu'avec respect lorsqu'il dit ailleurs: Que le grand roi étant au milieu des choses, et toutes choses ayant été faites pour lui, puisqu'il est l'auteur de tout bien, le second roi est cependant au milieu des secondes choses, et le troisième qu milieu des troisièmes (1), ce qui toutefois ne devait point s'écrire d'une manière plus claire, afin que l'écrit venant à se perdre, par quelque cas de mer ou de terre, celui qui l'aurait trouvé n'y comprît rien (2).
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(1) ##Peri ton panton basilea pant'esi, kai ekeinou eneka panta, kai ekeinos aition apanton ton kalon, deuteronde peri deutera, kai triton peri ta trita. Ejusd. epist. II, ad. Dyonis., ibid., tom. XI, p. 69; et apud Euseb. Praep. evang., XI.
Celui qui serait curieux de savoir ce qui a été dit sur ce texte pourra consulter Orig., de princ., lib. I, cap. 3, n. 5, opp. edit. Ruaei, in-fol., tom. IV, p. 62. - Huet, in Origen., ibid., lib. II, cap. 2, n. 27-28; et les notes de La Rue, p. 65, 135. - Clem. Alex. tom. V, p. 598, édit. Paris. - Athenag. leg. pro Christ., Oxoniae, ex theatro Seldon, in-8o, 1706, curis Dechair, p. 93, n. XXI, in not. Il est bien singulier que Huet ni son savant commentateur n'aient point cité le passage de Platon, dont celui d'Origène est un commentaire remarquable. Voici ce dernier texte tel que Photius nous l'a conserve en original. (Cod. VIII.) ##Diekein men ton patera dia panton ton onton, ton de uion mekhri ton logikon monon, ton de pneuma mekhri monon ton sesosmenon, c'est-à-dire, le Père embrasse tout ce qui existe; le Fils est borné aux seuls êtres intelligents, et l'esprit aux seuls élus.
(2) ##Phraseon de soi di'ainigmon, in'an ti e deltos e pontou e ges en tukhais pathe, o anagnous me gno. (Plat. ubi sup.)

Il est bien vrai que Minerve est sortie du cerveau de Jupiter (1). Il est bien vrai que Vénus était sortie primitivement de l'eau (2); qu'elle y rentra à l'époque du déluge durant lequel tout devint mer et la mer fut sans rives (3), et qu'elle s'endormit alors au fond des eaux (4); si l'on ajoute qu'elle en ressortit ensuite sous la forme d'une colombe, devenue fameuse dans tout l'Orient (5), ce n'est pas une grande erreur.
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(1) Eccli., XXX, 5. - Télémaque, liv. VIII. Il chanta d'abord, etc.
(2) En mémoire de cette naissance, les anciens avaient établi une cérémonie pour attester à perpétuité que tout accroissement dans les êtres organisés vient de l'eau. - ##ex udatos paton auxesis. Voy. le Scoliaste sur le cent quarante-quatrième vers de la quatrième Pythique de Pindare. Suivant l'antique doctrine des védas, Brahma (qui est l'esprit de Dieu) était porté sur les eaux au commencement des choses, dans une feuille de lotus; et la puissance sensible prit son origine dans l'eau. (William Jones, dans les Recherches asiatiques, Diss. sur les dieux de Grèce et d'Italie, tom. I.) - M. Colebrooke, ibid., tom. VIII, p. 405, note. - La physique moderne est d'accord. Voy. Black's lectures on Chemistry, in-4o, tom. I, p. 245. - Lettres physiques et morales, etc., par M. de Luc; in-8o, tom. I, p. 112, etc., etc.
(3)

    Omnis pontus erant, deerant quoque littora ponto.
(Ovid., Métam.)
(4) Voyez la dissertation sur le mont Caucase, par F.R. Wilford (dans les Rech. Asiat., tom. VII, p. 522-523.).
(5) Ainsi l'on ne peut être surpris que les hommes se fussent accordés à reconnaître la colombe pour l'oiseau de Vénus; rien n'est faux dans le Paganisme, mais tout est corrompu.

Il est bien vrai que chaque homme a son génie conducteur et initiateur, qui le guide à travers les mystères de la vie (1).
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(1) ##Musagogos tou biou agathos. (Men. ap. Plut., De tranq. an.) Ces génies habitent la terre par l'ordre de Jupiter, pour y être les bienfaisants gardiens des malheureux mortels (Hesiod.); mais sans cesser néanmoins de voir celui qui les a envoyés. (Matth. XVIII, 10.) Lors donc que nous avons fermé la porte et amené l'obscurité dans nos appartements, souvenons-nous de ne jamais dire (qu'il est nuit et) que nous sommes seuls; car DIEU ET NOTRE ANGE sont avec nous; et pour nous voir ils n'ont pas besoin de lumière. (Epist., Arr., dissert. I, 14.) Bacon, dans un ouvrage passablement suspect, met au nombre des paradoxes ou des contradictions apparentes du Christianisme: Que nous ne demandions rien aux anges et que nous ne leur rendons grâce de rien, tout en croyant que nous leur devons beaucoup. (Christian paradoxes, etc., etc. Works, tom. II, p. 494.) Cette contradiction, qui n'est pas du tout apparente, ne se trouva pas dans le Christianisme total.

Il est bien vrai que Hercule ne peut monter sur l'Olympe et y épouser Hébé, qu'après avoir consumé par le feu sur le mont Aetna tout ce qu'il avait d'humain (1).
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(1)

    . . . . Quodcumque fuit populabile flammae
    Mulieber abstulerat; nec cognoscenda remansit
    Herculis effigis; nec quidquam ab origine ductum
    Matris habet; tantumque Jovis vestigia servat.
(Ovid., Mét., IX, 262, seqq.)

Il est bien vrai que Neptune commande aux vents et à la mer, et qu'il leur fait peur (1).
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(1)« Des deux points opposés du ciel il appelle à lui les vents: « Comment donc, leur dit-il, avez-vous pu vous confier en ce que vous êtes, assez pour oser ainsi troubler la terre et les mers, et soulever ces vagues énormes, sans vous rappeler ma puissance? Pour prix d'une telle audace, je devrais vous...; mais il faut avant tout tranquilliser les flots; une autre fois vous ne me braverez point impunément. Partez sans délai! allez dire à votre maître que l'empire des mers n'est point à lui: le sort a mis dans mes mains le trident redoutable. Éole habite le palais des vents, au milieu des rochers sourcilleux: qu'il s'agite dans ces retraites! qu'il règne dans ces vastes prisons! » Il dit, et déjà la tempête a cessé: Neptune dissipe les nuages amoncelés, laisse briller le soleil, et promène son char léger sur la surface aplanie des eaux. » (Virg., Aen., I, 131, seqq.)
Alors il menaça les vents et dit à la mer: TAIS-TOI!... et tout de suite il se fit un calme profond. (Marc, IV, 39. - Luc, VIII, 24. - Matth., VIII, 26.)
On voit ici la différence de la vérité et de la fable: la première fait parler Dieu; la seconde le fait discourir; mais c'est toujours, comme on le verra plus bas, quelque chose de différemment semblable.

Il est bien vrai que les dieux se nourrissent de nectar et d'ambroisie (1).
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(1) « Je suis l'ange Raphaël...; il vous a paru que je buvais et que je mangeais avec vous; mais pour moi, je me nourris d'une viande invisible, et d'un breuvage qui ne peut être vu des hommes. » (Tobie, XII, 13, 19.)

Il est bien vrai que les héros qui ont bien mérité de l'humanité, les fondateurs surtout et les législateurs, ont droit d'être déclarés dieux par la puissance légitime (1).
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(1) La canonisation d'un souverain dans l'antiquité païenne et l'apothéose d'un héros du Christianisme dans l'Église, ne diffèrent, selon l'expression déjà employée, que comme des puissances négatives et positives. D'un côté sont l'erreur et la corruption; de l'autre la vérité et la sainteté: mais tout part du même principe; car l'erreur, encore une fois, ne peut être que la vérité corrompue, c'est-à-dire une pensée procédant d'un principe intelligent plus ou moins dégradé, mais qui ne saurait cependant agir que suivant son essence, ou, si l'on veut, suivant ses idées naturelles ou innées. Totum prope caelum nonne humano genere completum est? Cic., Tusc. Quaest., I, 13. - Oui, vraiment? c'est sa destinée. La chose n'est plus susceptible de doute ni de plaisanteries. Mais pourquoi n'y aurait-il pas une distinction pour les héros?
Quant à ceux qui s'obstineraient à voir ici comme ailleurs des imitations raisonnées, il n'y a plus qu'à leur dire: attendons le réveil!

Il est vrai que, lorsqu'un homme est malade, il faut tâcher d'enchanter doucement le mal par des paroles puissantes, sans négliger néanmoins aucun moyen de la médecine matérielle (1).
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(1)

    ##Toos men malakais
    Epaoidais amphepon;
    Tous de prosanea pi -
    Nontas, e guiois periapton pantothen
    Pharmaka, tous de tomais ezasen orthes.
(Pind., Pyth., III, 91, 93.)
Locus classicus de medicina veterum. (Heyne, ad loc. v., Pindari Carm., Gottingae, 1798, tom. I, p. 241.)
Serait-il permis, sans manquer de respect à la mémoire d'un aussi savant homme, d'observer qu'il semble s'être trompé en voyant dans les vers 94 et 95, les amulettes; car il paraît évident que Pindare, dans cet endroit, parle tout simplement des applications, des fomentations, des topiques, en un mot: mais j'ose à peine avoir raison contre Heyne.

Il est bien vrai que la médecine et la divination sont très proches parentes (1).
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(1) ##Ietrike dekai mantike kai panu suggenes eisi. (Hippocr., Epist. ad Philop., opp., tom. II, p. 896.) « Car sans le secours d'Esculape, qui tenait ces secrets de son père, jamais les hommes n'auraient pu inventer les remèdes. » (Ibid., p. 966.) La médecine a placé ses premiers inventeurs dans le ciel, et aujourd'hui encore on demande de tous côtés des remèdes aux oracles. (Plin., Hist. nat., XXIX, 1.) Ce qui ne doit point étonner, puisque « c'est le Très-Haut qui a créé le médecin, et c'est lui qui guérit par les médecins... C'est lui qui a produit de la terre tout ce qui guérit... qui a fait connaître aux hommes les remèdes et qui s'en sert pour apaiser les douleurs... Priez le Seigneur... détournez-vous du péché... purifiez votre coeur... Ensuite appelez le médecin; car c'est le Seigneur qui l'a créé. » (Eccli., XXXVIII, 1, 2, 3, 6, 7, 10, 12.)

Il est bien vrai que les dieux sont venus quelquefois s'asseoir à la table des hommes justes, et que, d'autres fois, ils sont venus sur la terre pour explorer les crimes de ces mêmes hommes (1).
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(1)

    Ils sont finis ces jours où les esprits célestes
    Remplissaient ici-bas leurs messages divins:
    Où l'ange, hôte indulgent du premier des humains,
    L'entretenait du ciel, des grandeurs de son Maître;
    Quelquefois s'asseyait à sa table champêtre,
    Oubliant pour ses fruits le doux nectar des cieux.
(Milton, trad. par M. Delille, IX, 1 seqq.)
C'est une élégante paraphrase d'Hésiode, cité lui-même par Origène comme rendant témoignage à la vérité. (Adv. Cels., tom. I, opp. IV, no 76, p. 565.)
    ##Xunai gar tote daites esan xunoi de thookoi
    Athanatoisi theoisi kata thnetois t'anthropois.
(Gen., XVIII, XIX. Ovid., Metam., I, 210, seqq.)

Il est bien vrai que les nations et les villes ont des patrons, et, qu'en général, Jupiter exécute une infinité de choses dans ce monde par le ministère des génies (1).
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(1) Constat omnes urbes in alicujus Dei esse tutela, etc. (Macrob., Sat. III, 9.) Quemadmodum veteres Pagani tutelaria sua numina habuerunt regnorum, provinciarum et civitatum (Di quibus imperium steterat), ita romana Ecclesia suos habet tutelares sanctos, etc. (Henr. Morus, opp. theol., p. 665.)
Exod. XIII; Dan. X, 13, 20, 21; XII, 1. Apoc. VIII, 3; XIV, 18; XVI, 5. Huet, Dem. evang., prop. VII, no 9. S. Aug., De Civ. Dei, VII, 30.

Saint Augustin dit que Dieu exerçait sa juridiction sur les Gentils par le ministère des anges; et ce sentiment est fondé sur plusieurs textes de l'Écriture. (Berthier sur les Psaumes, Ps. CXXXIV, 4, tom. V, p. 363.) - « Mais ceux qui, par une grossière imagination (en effet, il n'y en a pas de plus grossière), croient toujours ôter à Dieu tout ce qu'ils donnent à ses anges et à ses saints..., ne prendront-ils jamais le droit esprit de l'Écriture, etc.? » (Bossuet, Préf. sur l'expl. de l'Apoc., no XXVII.) Voy. les Pensées de Leibnitz, tom. II, p. 54, 66.

Il est bien vrai que les éléments mêmes, qui sont des empires, sont présidés, comme les empires, par certaines divinités (1).
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(1) Quand je vois dans les prophètes, dans l'Apocalypse et dans l'Évangile même, cet ange des Perses; cet ange des Grecs, cet ange des Juifs, l'ange des petits enfants, qui en prend la défense...; l'ange des eaux, l'ange du feu, etc., je reconnais dans ces paroles une espèce de médiation des saints anges: je vois même le fondement qui peut avoir donné occasion aux Païens de distribuer leurs divinités dans les éléments et dans les royaumes pour y présider: car toute erreur est fondée sur une vérité dont on abuse (Bossuet, ibid.) et dont elle n'est qu'une vicieuse imitation. (Massillon, Vér. de la Rel., Ier point.)

Il est bien vrai que les princes des peuples sont appelés au conseil du Dieu d'Abraham, parce que les puissants dieux de la terre sont bien plus importants qu'on ne le croit (1).
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(1)

    Quae Pater ut summa vidit Saturnius arce,
    Ingemit, et referens foedae convivia mensae,
    Ingentes animo et dignas Jove concipit iras,
    Conciliumque vocat; tenuit mora nulla vocatos...
                      Dextra levaque deorum
    Atria nobilium valvis celebrantur apertis...
    Ergo ubi marmoreo Superi sedere recessu,
    Celsior ipse loco, etc.
(Ovid., Métam., II.)
Principes populorum congregati sunt cum deo Abraham: quoniam dii fortes terrae vehementer elevati sunt. (Ps., XLVI, 10.)

Mais il est vrai aussi que « parmi tous ces dieux, il n'en est pas un qui puisse se comparer au SEIGNEUR, et dont les oeuvres approchent des siennes. »

« Puisque le ciel ne renferme rien de semblable à lui; que parmi les fils de Dieu, Dieu même n'a point d'égal; et que, d'ailleurs, il est le seul qui opère des miracles (1). »
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(1) Non est similis tui in diis, DOMINE; et non est secundum opera tua. (Ps. LXXXV, 8).
Quis in nubibus (sur l'Olympe) aequabitur Domine; similis erit Deo in filiis Dei? (Ps., LXXXVIII, 7.)
Qui facis mirabilia solus. (Ps., LXXI, 18.)

Comment donc ne pas croire que le Paganisme n'a pu se tromper sur une idée aussi universelle et aussi fondamentale que celle des sacrifices, c'est-à-dire de la rédemption par le sang? Le genre humain ne pouvait deviner le sang dont il avait besoin. Quel homme livré à lui-même pouvait soupçonner l'immensité de la chute et l'immensité de l'amour réparateur? Cependant tout peuple, en confessant plus ou moins clairement cette chute, confessait aussi le besoin et la nature du remède.

Telle a été constamment la croyance de tous les hommes. Elle s'est modifiée dans la pratique, suivant le caractère des peuples et des cultes; mais le principe paraît toujours. On trouve spécialement toutes les nations d'accord sur l'efficacité merveilleuse du sacrifice volontaire de l'innocence qui se dévoue elle-même à la divinité comme une victime propitiatoire. Toujours les hommes ont attaché un prix infini à cette soumission du juste qui accepte les souffrances; c'est par ce motif que Sénèque, après avoir prononcé son fameux mot: Ecce par Deo dignum! vir fortis cum mala fortuna compositus (1), ajoute tout de suite: UTIQUE SI ET PROVOCAVIT (2).
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(1) Voyez le grand homme aux prises avec l'infortune! ces deux lutteurs sont dignes d'occuper les regards de Dieu. (Sen., De Provid., 11.)
(2) Du moins si le grand homme a provoqué le combat. (Ibid.)

Lorsque les féroces geôliers de Louis XVI, prisonnier au Temple, lui refusèrent un rasoir, le fidèle serviteur qui nous a transmis l'histoire intéressante de cette longue et affreuse captivité lui dit: Sire, présentez-vous à la Convention nationale avec cette longue barbe, afin que le peuple voie comment vous êtes traité.

Le roi répondit: JE NE DOIS POINT CHERCHER À L'INTÉRESSER SUR MON SORT (1).
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(1) Voy. la Relation de M. Cléri. Londres, Baylis, 1793; in-8o, pag. 175.

Qu'est-ce donc qui se passait dans ce coeur si pur, si soumis, si préparé? L'auguste martyr semble craindre d'échapper au sacrifice, ou de rendre la victime moins parfaite: quelle acceptation! et que n'aura-t-elle pas mérité!

On pourrait sur ce point invoquer l'expérience à l'appui de la théorie et de la tradition; car les changements les plus heureux qui s'opèrent parmi les nations sont presque toujours achetés par de sanglantes catastrophes dont l'innocence est la victime. Le sang de Lucrèce chassa les Tarquins, et celui de Virginie chassa les Décemvirs. Lorsque deux partis se heurtent dans une révolution, si l'on voit tomber d'un côté des victimes précieuses, on peut gager que ce parti finira par l'emporter, malgré toutes les apparences contraires.

Si l'histoire des familles était connue comme celle des nations, elle fournirait une foule d'observations du même genre: on pourrait fort bien découvrir, par exemple, que les familles les plus durables sont celles qui ont perdu le plus d'individus à la guerre. Un ancien aurait dit: « À la terre, à l'enfer, ces victimes suffisent (1). » Des hommes plus instruits pourraient dire: Le juste qui donne sa vie en sacrifice verra une longue postérité (2).
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(1) Sufficiunt Dis infernalis terraeque parenti. (Juv., Sat., VIII, 257.)
(2) Qui iniquitatem non fecerit... si posuerit pro peccato animam suam, videbit semen longaevum. (Is., LII, 9, 10.)

Et la guerre, sujet inépuisable de réflexions, montrerait encore la même vérité, sous une autre face; les annales de tous les peuples n'ayant qu'un cri pour nous montrer comment ce fléau terrible sévit toujours avec une violence rigoureusement proportionnelle aux vices des nations, de manière que, lorsqu'il y a débordement de crimes, il y a toujours débordement de sang. - Sine sanguine non fit remissio (1).
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(1) Sans effusion de sang, nulle rémission de péchés. (Hebr., IX, 22.)

La rédemption, comme on l'a dit dans les Entretiens, est une idée universelle. Toujours et partout on a cru que l'innocent pouvait payer pour le coupable (utique si et provocaverit); mais le Christianisme a rectifié cette idée et mille autres qui, même dans leur état négatif, lui avaient rendu d'avance le témoignage le plus décisif. Sous l'empire de cette loi divine, le juste (qui ne croit jamais l'être) essaie cependant de s'approcher de son modèle par le côté douloureux. Il s'examine, il se purifie, il fait sur lui-même des efforts qui semblent passer l'humanité, pour obtenir enfin la grâce de pouvoir restituer ce qu'il n'a pas volé (1).
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(1) Quae non rapui tunc exsolvebam. (Ps. LVIII, 8.)

Mais le Christianisme, en certifiant le dogme, ne l'explique point, du moins publiquement, et nous voyons que les racines secrètes de cette théorie occupèrent beaucoup les premiers initiés du Christianisme.

Origène surtout doit être entendu sur ce sujet intéressant, qu'il avait beaucoup médité. C'était son opinion bien connue: « Que le sang répandu au Calvaire n'avait pas été seulement utile aux hommes, mais aux anges, aux astres, et à tous les êtres créés (1); ce qui ne paraîtra pas surprenant à celui qui se rappellera ce que saint Paul a dit: Qu'il a plu à Dieu de réconcilier toutes choses par celui qui est le principe de la vie, et le premier-né entre les morts, ayant pacifié par le sang qu'il a répandu sur la croix, tant ce qui est en la terre que ce qui est au ciel (2). » Et si toutes les créatures gémissent (3), suivant la profonde doctrine du même apôtre, pourquoi ne devaient-elles pas êtres toutes consolées? Le grand et saint adversaire d'Origène nous atteste qu'au commencement du Ve siècle de l'Église, c'était encore une opinion reçue que la rédemption appartenait au ciel autant qu'à la terre (4), et saint Chrysostome ne doutait pas que le même sacrifice, continué jusqu'à la fin des temps, et célébré chaque jour par les ministres légitimes, n'opérât de même pour tout l'univers (5).
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(1) Sequitur placitum aliud Origenis de morte Christi non hominibus solum utili, sed angelis etiam et sideribus ac rebus creatis quibuscumque. (P.D. Huetti Origen., lib. II, cap. II, quaest. 3, no 20. - Orig., opp., tom. IV, p. 149.)
(2) Coloss. I, 20. Ephes. I, 10. - Paley, dans ses Horae paulinae (London, 1790, in-8o, p. 212), observe que ces deux textes sont très remarquables, vu que cette réunion des choses divines et humaines est un sentiment très singulier et qu'on n'en trouvera point ailleurs que dans ces deux épîtres: A very singular sentiment and found nowhere else but in these epistles. Si ce mot ailleurs se rapporte aux épîtres canoniques, l'assertion n'est pas exacte, puisque ce sentiment très singulier se retrouve expressément dans l'épître aux Hébreux, IX, 23. Si le mot a toute sa latitude, on voit que Paley s'est trompé encore davantage.
(3) Rom., VIII, 22.
(4) Crux Salvatoris non solum ea quae in terra, sed etiam ea quae in coelis erant pacasse PERHIBENTUR. (D. Hieron. Epist. LIX, ad Avitum., c. I, v. 22.)
(5) Nous sacrifions pour le bien de la terre, de la mer et de tout l'univers. (Saint Chrysost., Hom. LXX, in Joh.) Et saint François de Sales ayant dit « que Jésus-Christ avait souffert principalement pour les hommes, et en partie pour les anges; » on voit (sans examiner précisément ce qu'il a voulu dire) qu'il ne bornait point l'effet de la rédemption aux limites de notre planète. (Voy. les Lettres de saint François de Sales, liv. V, p. 38-39.)

C'est dans cette immense latitude qu'Origène envisageait l'effet du grand sacrifice. « Mais que cette théorie, dit-il, tienne à des mystères célestes, c'est ce que l'apôtre nous déclare lui-même lorsqu'il nous dit: Qu'il était nécessaire que ce qui n'était que figure des choses célestes, fût purifié par le sang des animaux; mais que les célestes mêmes le fussent par des victimes plus excellentes que les premières (1). Contemplez l'expiation de tout le monde, c'est-à-dire des régions célestes, terrestres et inférieures, et voyez de combien de victimes elles avaient besoin!... Mais l'agneau seul a pu ôter les péchés de tout le monde, etc., etc. (2). »
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(1) Hebr., IX, 23.
(2) Orig., Hom. XXIX, in Num.

Au reste, quoique Origène ait été une grand auteur, un grand homme, et l'un des plus sublimes théologiens (1) qui ait jamais illustré l'Église, je n'entends pas cependant défendre chaque ligne de ses écrits; c'est assez pour moi de chanter avec l'Église romaine:

    Et la terre et la mer, et les astres eux-mêmes
    Tous les êtres enfin sont lavés par ce sang (2).

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(1) Bossuet, Préf. sur l'explication de l'Apoc., num. XXVII, XXIX.
(2)
    Terra, pontus, astra, mundus,
    Hoc lavatur sanguine (flumine.)
(Hymne des Laudes du dimanche de la passion.)

Sur quoi je ne puis assez m'étonner des scrupules étranges de certains théologiens qui se refusent à l'hypothèse de la pluralité des mondes, de peur qu'elle n'ébranle le dogme de la rédemption (1); c'est-à-dire que, suivant eux, nous devons croire que l'homme voyageant dans l'espace sur sa triste planète, misérablement gênée entre Mars et Vénus (2), est le seul être intelligent du système, et que les autres planètes ne sont que des globes sans vie et sans beauté (3) que le Créateur a lancés dans l'espace pour s'amuser apparemment comme un joueur de boules. Non, jamais une pensée plus mesquine ne s'est présentée à l'esprit humain! Démocrite disait jadis dans une conversation célèbre: O mon cher ami! gardez-vous bien de rapetisser bassement dans votre esprit la nature, qui est si grande (4). Nous serions bien inexcusables si nous ne profitions pas de cet avis, nous qui vivons au sein de la lumière, et qui pouvons contempler à sa clarté la suprême intelligence, à la place de ce vain fantôme de nature. Ne rapetissons pas misérablement l'Etre infini en posant des bornes ridicules à sa puissance et à son amour. Y a-t-il quelque chose de plus certain que cette proposition: tout a été fait par et pour l'intelligence? Un système planétaire peut-il être autre chose qu'un système d'intelligences, et chaque planète en particulier peut-elle être autre chose que le séjour d'une de ces familles? Qu'y a-t-il donc de commun entre la matière et Dieu? la poussière le connaît-elle (5)? Si les habitants des autres planètes ne sont pas coupables ainsi que nous, ils n'ont pas besoin du même remède; et si, au contraire, le même remède leur est nécessaire, ces théologiens dont je parlais tout à l'heure ont-ils donc peur que la vertu du sacrifice qui nous a sauvés ne puisse s'élever jusqu'à la lune? Le coup d'oeil d'Origène est bien plus pénétrant et plus compréhensif, lorsqu'il dit: L'autel était à Jérusalem, mais le sang de la victime baigna l'univers (6).
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(1) On en trouvera un exemple remarquable dans les notes dont l'illustre cardinal Gerdil crut devoir honorer le dernier poème de son collègue, le cardinal de Bernis.
(2)

    Nam veneram Martemque inter natura locavit,
    Et nimium, ah! miseros, spatiis conclusit iniquis.
(Boscowich, De Sol. et lun. defect., lib. V.)
(3) Inanes et vacuae. (Gen., I, 2.)
(4) ##Medamos o etaire katasmikrologei plousien ten phusin eousan. (Voy. la lettre d'Hippocrate à Damagète; Hipp. opp. t. II, p. 918-919. Il ne s'agit point ici de l'authenticité de ces lettres.)
(5) Numquid confitebitur tibi pulvis? (Ps., XXIX, 10.)
(6) Orig., Hom. I, in Lev., no 3.

Il ne se croit point permis cependant de publier tout ce qu'il savait sur ce point: « Pour parler, dit-il, de cette victime de la loi de grâce offerte par Jésus-Christ, et pour faire comprendre une vérité qui passe l'intelligence humaine, il ne faudrait rien moins qu'un homme parfait, exercé à juger le bien et le mal, et qui fût en droit de dire par un pur mouvement de la vérité: Nous prêchons la sagesse aux PARFAITS (1). Celui dont saint Jean a dit: Voilà l'agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde... a servi d'expiation, selon certaines lois mystérieuses de l'univers, ayant bien voulu se soumettre à la mort en vertu de l'amour qu'il a pour les hommes, et nous racheter un jour par son sang des mains de celui qui nous avait séduits, et auquel nous nous étions vendus par le péché (2). »
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(1) I Cor., II, 6.
(2) Rom., VII, 14. - Orig., opp., tom. IV; Comment. in Evang. Joh., Tom. VI, cap. XXXII, XXXVI, p. 151, 153.

De cette rédemption générale, opérée par le grand sacrifice, Origène passe à ces rédemptions particulières qu'on pourrait appeler diminuées, mais qui tiennent toujours au même principe. « D'autres victimes, dit-il, se rapprochent de celle-là... je veux parler des généreux martyrs qui ont aussi donné leur sang; mais où est le sage pour comprendre ces merveilles; et qui a de l'intelligence pour les pénétrer? (1) Il faut des recherches profondes pour se former une idée, même très imparfaite, de la loi en vertu de laquelle ces sortes de victimes purifient ceux pour qui elles sont offertes (2)... Un vain simulacre de cruauté voudrait s'attacher à l'Etre auquel on les offre pour le salut des hommes; mais un esprit élevé et vigoureux sait repousser les objections qu'on élève contre la providence, sans exposer néanmoins les derniers secrets (3): car les jugements de Dieu sont bien profonds; il est bien difficile de les expliquer; et nombre d'âmes faibles y ont trouvé une occasion de chute: mais enfin comme il passe pour constant parmi les nations qu'un grand nombre d'hommes se sont livrés volontairement à la mort pour le salut commun, dans les cas, par exemple, d'épidémies pestilentielles (4), et que l'efficacité de ces dévouements a été reconnue sur la foi même des Écritures par ce fidèle Clément, à qui saint Paul a rendu un si beau témoignage (Phil., IV, 13), il faut que celui qui serait tenté de blasphémer des mystères qui passent la portée ordinaire de l'esprit humain, se détermine à reconnaître dans les martyrs quelque chose de différemment semblable... »
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(1) Osée, XIV, 10.
(2) Les martyrs administrent la rémission des péchés; leur martyre, à l'exemple de celui de Jésus-Christ, est un baptême où les péchés de plusieurs sont expiés; et nous pouvons en quelque sorte être rachetés par le sang précieux des martyrs comme par le sang précieux de Jésus-Christ. (Bossuet, Médit. pour le temps du jubilé, cinquième point; d'après ce même Origène dans l'Exhortation au martyre.)
(3) #Os apo'rretoteron onton kai uper antropinen phusin. (Ibid.)
(4) Si l'on parcourt l'échelle de l'esprit humain, depuis Origène jusqu'à La Fontaine, on verra combien ces idées sont naturelles à l'homme.

    L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents
        On fait de pareils dévouements.
(Animaux malades de la peste.)

« Celui qui tue... un animal venimeux... a bien mérité sans doute de tous ceux auxquels cette bête aurait pu nuire si elle n'avait pas été tuée...; croyons qu'il arrive quelque chose de semblable par la mort des très saints martyrs...; qu'elle détruit des puissances malfaisantes..., et qu'elle procure à un grand nombre d'hommes des secours merveilleux, en vertu d'une certaine force qui ne peut être nommée (1). »
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(1) Orig., ubi sup.

Les deux rédemptions ne diffèrent donc point en nature, mais seulement en excellence et en résultats, suivant le mérite et la puissance des agents. Je rappellerai à cet égard ce qui a été dit dans les Entretiens, au sujet de l'intelligence divine et de l'intelligence humaine. Elles ne peuvent différer que comme des figures semblables qui sont toujours telles, quelles que soient leurs différences de dimension.

Contemplons en finissant la plus belle des analogies. L'homme coupable ne pouvait être absous que par le sang des victimes: ce sang étant donc le lien de la réconciliation, l'erreur antique s'était imaginé que les dieux accourraient partout où le sang coulait sur les autels (1); ce que nos premiers docteurs même ne refusaient point de croire en croyant à leur tour que les anges accourraient partout où coulait le véritable sang de la véritable victime (2).
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(1) Porphyr., de Anst., lib. II, dans la Dém. évang. de Leland, tom. I, ch. V, §7. Saint August., de Civ. Dei, X, 11. Orig., adv. Cels., lib. III.
(2) Chrysost., Hom. III, in Ep. ad Ephes., orat. de Nat. Chr.; Hom. III, de Incomp. Nat. dei. - Perpét de la foi, etc., in-4o, t. I, liv II, chap. VII, no 1. Tous ces docteurs ont parlé de la réalité du sacrifice, mais nul d'eux plus réellement que saint Augustin lorsqu'il dit: que le Juif, converti au Christianisme, buvait le même sang qu'il avait versé (sur le Calvaire). Aug., Serm., LXXVII.

Par une suite des mêmes idées sur la nature et l'efficacité des sacrifices, les anciens voyaient encore quelque chose de mystérieux dans la communion du corps et du sang des victimes. Elle emportait, suivant eux, le complément du sacrifice et celui de l'unité religieuse; en sorte que, pendant longtemps, les Chrétiens refusèrent de goûter aux viandes immolées, de peur de communier (1).
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(1) Car tous ceux qui participent à une même victime sont un même corps. (I Cor., X, 17.)

Mais cette idée universelle de la communion par le sang, quoique viciée dans son application, était néanmoins juste et prophétique dans sa racine, tout comme celle dont elle dérivait.

Il est entré dans les incompréhensibles desseins de l'amour tout-puissant de perpétuer jusqu'à la fin du monde, et par des moyens bien au-dessus de notre faible intelligence, ce même sacrifice, matériellement offert une seule fois pour le salut du genre humain. La chair ayant séparé l'homme du ciel, Dieu s'était revêtu de la chair pour s'unir à l'homme par ce qui l'en séparait: mais c'était encore trop peu pour une immense bonté attaquant une immense dégradation. Cette chair divinisée et perpétuellement immolées est présentée à l'homme sous la forme extérieure de sa nourriture privilégiée: et celui qui refusera d'en manger ne vivra point (1). Comme la parole, qui n'est dans l'ordre matériel qu'une suite d'ondulations circulaires excitées dans l'air, et semblable dans tous les plans imaginables à celles que nous apercevons sur la surface de l'eau frappée dans un point; comme cette parole, dis-je, arrive cependant dans toute sa mystérieuse intégrité, à toute oreille touchée dans tout point du fluide agité, de même l'essence corporelle (2) de celui qui s'appelle parole, rayonnant du centre de la toute-puissance, qui est partout, entre toute entière dans chaque bouche, et se multiplie à l'infini sans se diviser. Plus rapide que l'éclair, plus actif que la foudre, le sang théandrique pénètre les entrailles coupables pour en dévorer les souillures (3). Il arrive jusqu'aux confins inconnus de ces deux puissances irréconciliablement unies (4) où les élans du coeur (5) heurtent l'intelligence et la troublent. Par une véritable affinité divine, il s'empare des éléments de l'homme et les transforme sans les détruire. « On a droit de s'étonner, sans doute, que l'homme puisse s'élever jusqu'à Dieu: mais voici bien un autre prodige! c'est Dieu qui descend jusqu'à l'homme. Ce n'est point assez: pour appartenir de plus près à sa créature chérie, il entre dans l'homme, et tout juste est un temple habité par la Divinité (6). » C'est une merveille inconcevable, sans doute, mais en même temps infiniment plausible, qui satisfait la raison en l'écrasant. Il n'y a pas dans tout le monde spirituel une plus magnifique analogie, une proportion plus frappante d'intentions et de moyens, d'effet et de cause, de mal et de remèdes. Il n'y a rien qui démontre d'une manière plus digne de Dieu ce que le genre humain a toujours confessé, même avant qu'on ne le lui eût appris: sa dégradation radicale, la réversibilité des mérites de l'innocence payant pour le coupable, et LE SALUT PAR LE SANG.
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(1) Job, VI, 34.
(2) ##Soma agion ti. (Orig., adv. Cels., lib. VIII, no. 33, cité dans la Perpét. de la foi, in-4o, tom. II, liv. VII, ch. I.)
(3) Adhaereat visceribus meis... ut in me non remanent scelerum macula. (Liturgie de la messe.)
(4) Usque ad divisionem animae et spiritus. (Hebr., IV, 12.)
(5) Intentiones cordis. (Ibid.)
(6) Miraris homines ad Deus ire? Deus ad homines venit; imo (quod proprius est) IN HOMINES VENIT. (Sen., Epist., LXXIV.) In unoquoque virorum bonorum (QUIS DEUS INCERTUM EST) habitat Deus. (Id., Epist., XLI.)
Beau mouvement de l'instinct humain, qui cherchait ce que la foi possède!

    INTUS CHRISTUS INEST ET INOBSERVABILE NUMEN.
(Vida, Hymn. in Euchar.)
    QUIS DEUS CERTUM EST.


Denis Constales - dcons@world.std.com - http://world.std.com/~dcons/