Sixième entretien.

LE SÉNATEUR.

Je vous ai cédé expressément la parole, mon cher ami: ainsi, c'est à vous de commencer.

LE COMTE.

Je ne la saisis point, parce que vous me l'abandonnez, car ce serait une raison pour moi de la refuser; mais c'est uniquement pour ne pas laisser de lacune dans nos entretiens. Permettez-moi donc d'ajouter quelques réflexions à celles que je vous présentai hier sur un objet bien intéressant: c'est précisément à la guerre que je dois ces idées; mais que notre cher sénateur ne s'effraie point, il peut être sûr que je n'ai nulle envie de m'avancer sur ses brisées.

Il n'y a rien de si commun que ces discours: Qu'on prie ou qu'on ne prie pas, les événements vont leur train: on prie, et l'on est battu, etc.; or, il me paraît très essentiel d'observer qu'il est rigoureusement impossible de prouver cette proposition: On a prié pour une guerre juste, et la guerre a été malheureuse. Je passe sur la légitimité de la guerre, qui est déjà un point excessivement équivoque; je m'en tiens à la prière: comment peut-on prouvé qu'on a prié? On dirait que pour cela il suffit qu'on ait sonné les cloches et ouvert les églises. Il n'en va pas ainsi, messieurs; Nicole, auteur correct de quelques bons écrits, a dit quelque part que le fond de la prière est le désir (1); cela n'est pas vrai, mais ce qu'il y a de sûr...
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(1) Je n'ai pas déterré sans peine cette maxime de Nicole dans ses Instructions sur le Décalogue, Tom. II, sect. II, c. I, II, V, art. III.

LE SÉNATEUR.

Avec votre permission, mon cher ami, cela n'est pas vrai est un peu fort; et avec votre permission encore, la même proposition se lit mot à mot dans les Maximes des Saints de Fénélon (I), qui copiait ou consultait peu Nicole, si je ne me trompe.

LE COMTE.

Si tous les deux l'avaient dit, je me croirais en droit de penser que tous les deux se sont trompés. Je conviens cependant que le premier aperçu favorise cette maxime, et que plusieurs écrivains ascétiques, anciens et modernes, se sont exprimés dans ce sens, sans se proposer de creuser la question; mais lorsque l'on en vient à sonder le coeur humain et à lui demander un compte exact de ses mouvements, on se trouve étrangement embarrassé, et Fénélon lui-même l'a bien senti; car dans plus d'un endroit de ses OEuvres spirituelles, il rétracte, ou restreint expressément sa proposition générale. Il affirme, sans la moindre équivoque, qu'on peut s'efforcer d'aimer, s'efforcer de désirer, s'efforcer de vouloir aimer; qu'on peut prier même en manquant de la cause efficiente de cette volonté; que le vouloir dépend bien de nous, mais que le sentir n'en dépend pas; et mille autres choses de ce genre (1); enfin, il s'exprime dans un endroit d'une manière si énergique et si originale, que celui qui a lu ce passage ne l'oubliera jamais. C'est dans une de ses lettres spirituelles où il dit: Si Dieu vous ennuie, dites-lui qu'il vous ennuie; que vous préférez à sa présence les plus vils amusements; que vous n'êtes à l'aise que loin de lui; dites-lui: « Voyez ma misère et mon ingratitude. O Dieu! prenez mon coeur, puisque je ne sais pas vous le donner; ayez pitié de moi malgré moi-même (II). »
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(1) Voyez les OEuvres spirituelles de Fénélon. Paris, 1802, in-12, tom. I, pag. 94; tom. IV, lettre au P. Lami sur la Prière, n. 3, pag. 162; tom. IV, lettre CXCV, pag. 242, ibid., pag. 470, 472, 476, où l'on trouvera en effet tous ces sentiments exprimés.

Trouverez-vous ici, messieurs, la maxime du désir et de l'amour indispensables à la prière? Je n'ai point dans ce moment le livre précieux de Fénélon sous la main; mais vous pouvez faire à l'aise les vérifications nécessaire.

Au surplus, s'il a exagéré le bien ici ou là, il en est convenu; n'en parlons plus que pour le louer, et pour exalter le triomphe de son immortelle obéissance. Debout, et le bras étendu pour instruire les hommes, il peut avoir un égal; prosterné pour se condamner lui-même, il n'en a plus.

Mais Nicole est un autre homme, et je fais moins de compliments avec lui; car cette maxime qui me choque dans ses écrits tenait à l'école dangereuse de Port-Royal et à tout ce système funeste qui tend directement à décourager l'homme et le mener insensiblement du découragement à l'endurcissement ou au désespoir, en attendant la grâce et le désir. De la part de ces docteurs rebelles, tout me déplaît, et même ce qu'ils ont écrit de bon; je crains les Grecs jusque dans leurs présents. Qu'est-ce que le désir? est-ce, comme on l'a dit souvent, l'amour d'un bien absent? Mais s'il en est ainsi, l'amour, du moins l'amour sensible, ne se commandant pas, l'homme ne peut donc prier avant que cet amour arrive de lui-même, autrement il faudrait que le désir précédât le désir, ce qui me paraît un peu difficile. Et comment s'y prendra l'homme, en supposant qu'il n'y ait point de véritable prière sans désir et sans amour; comment s'y prendra-t-il, dis-je, pour demander, ainsi que son devoir l'y oblige souvent, ce que sa nature abhorre? La proposition de Nicole me semble anéantie par le seul commandement d'aimer nos ennemis.

LE SÉNATEUR.

Il me semble que Locke a tranché la question en décidant que nous pouvions élever le désir en nous, en proportion exacte de la dignité du bien qui nous est proposé (1).
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(1) Il a dit en effet dans l'Essai sur l'entendement humain, liv. II, §21, 46. By a due consideration and examining any good proposed, it is in our power to raise our desires in a due proportion to the value of the good whereby in its turn and place, it may come to work upon the will and be pursued.

LE COMTE.

Croyez-moi, ne vous fiez point à Locke qui n'a jamais rien compris à fond. Le désir, qu'il n'a pas du tout défini, n'est qu'un mouvement de l'âme vers un objet qui l'attire. Ce mouvement est un fait du monde moral, aussi certain, aussi palpable que le magnétisme, et de plus aussi général que la gravitation universelle dans le monde physique. Mais l'homme étant continuellement agité par deux forces contraires, l'examen de cette loi terrible doit être le commencement de toute étude de l'homme. Locke, pour l'avoir négligée, a pu écrire cinquante pages sur la liberté, sans savoir même de quoi il parlait. Cette loi étant posée comme un fait incontestable, faites bien attention que si un objet n'agit pas de sa nature sur l'homme, il ne dépend pas de nous de faire naître le désir, puisque nous ne pouvons faire naître dans l'objet la force qu'il n'a pas; et que si, au contraire, cette force existe dans l'objet, il ne dépend pas de nous de la détruire, l'homme n'ayant aucun pouvoir sur l'essence des choses extérieures qui sont ce qu'elles sont, sans lui et indépendamment de lui. À quoi se réduit donc le pouvoir de l'homme? À travailler autour de lui et sur lui, pour affaiblir, pour détruire, ou au contraire pour mettre en liberté ou rendre victorieuse l'action dont il éprouve l'influence. Dans le premier cas, ce qu'il y a de plus simple, c'est de s'éloigner comme on éloignerait un morceau de fer de la sphère active d'un aimant, si on voulait le soustraire à l'action de cette puissance. L'homme peut aussi s'exposer volontairement, et par les moyens donnés, à une attraction contraire; ou se lier à quelque chose d'immobile; ou placer entre lui et l'objet quelque nature capable d'en intercepter l'action, comme le verre refuse de transmettre l'action électrique; ou bien enfin il peut travailler sur lui-même, pour se rendre moins ou nullement attirable: ce qui est, comme vous voyez, beaucoup plus sûr, et certainement possible, mais aussi beaucoup plus difficile. Dans le second cas, il doit agir d'une manière précisément opposée; il doit, suivant ses forces, s'approcher de l'objet, écarter ou anéantir les obstacles, et se ressouvenir surtout que, suivant les relations de certains voyageurs, un froid extrême a pu éteindre dans l'aiguille aimantée l'amour du pôle. Que l'homme se garde donc du froid.

Mais en raisonnant, même d'après les idées ou fausses ou incomplètes de Locke, il demeurera toujours certain que nous avons le pouvoir de résister au désir, pouvoir sans lequel il n'y a point de liberté (1). Or, si l'homme peut résister au désir, et même agir contre le désir, il peut donc prier sans désir et même contre le désir, puisque la prière est un acte de la volonté comme tout autre, et partant, sujet à la loi générale. Le désir n'est point la volonté; mais seulement une passion de la volonté; or, puisque l'action qui agit sur elle n'est pas invincible, il s'ensuit que pour prier réellement, il faut nécessairement vouloir, mais non désirer, la prière n'étant par essence qu'un mouvement de la volonté par l'entendement. Ce qui nous trompe sur ce point, c'est que nous ne demandons ordinairement que ce que nous désirons, et qu'un grand nombre de ces élus qui ont parlé de la prière depuis que l'homme sait prier, ayant presque éteint en eux la loi fatale, n'éprouvaient plus de combat entre la volonté et le désir: cependant deux forces agissant dans le même sens n'en sont pas moins essentiellement distinguées. Admirez ici comment deux hommes également éclairés peut-être, quoique fort inégaux en talents et en mérites, arrivaient à la même exagération en partant de principes tout différents. Nicole, ne voyant que la grâce dans le désir légitime, ne laissait rien à la volonté, afin de donner tout à cette grâce qui s'éloignait de lui pour le châtier du plus grand crime qu'on puisse commettre contre elle, celui de lui attribuer plus qu'elle ne veut; et Fénélon, qu'elle avait pénétré, prenait la prière pour le désir, parce que dans son coeur céleste le désir n'avait jamais abandonné la prière.
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(1) Essay on Human Underst., liv. II, chap. XXI, 5, 47, ibid. Ce pouvoir semble être la source de toute liberté. Pourquoi cette redondance de mots et cette incertitude, au lieu de nous dire simplement si, selon lui, ce pouvoir est la liberté? mais Locke dit bien rarement ce qu'il faut dire: le vague et l'irrésolution régnant nécessairement dans son expression comme dans sa pensée.

LE SÉNATEUR.

Croyez-vous qu'on puisse désirer le désir?

LE COMTE.

Ah! vous me faites là une grande question. Fénélon qui était certainement un homme de désir, semble pencher pour l'affirmative, si, comme je crois l'avoir lu dans ses ouvrages, on peut désirer d'aimer, s'efforcer de désirer, et s'efforcer de vouloir aimer. Si quelque métaphysicien digne de ce nom voulait traiter à fond cette question, je lui proposerais pour épigraphe ce passage des Psaumes: J'ai convoité le désir de tes commandements (1). En attendant que cette dissertation soit faite, je persiste à dire: Cela n'est pas vrai; ou si cette décision vous paraît trop dure, je consens à dire: Cela n'est pas assez vrai. Mais ce que vous ne me contesterez certainement pas (et c'est ce que j'étais sur le point de vous dire lorsque vous m'avez interrompu), c'est que le fonds de la prière est la foi; et cette vérité vous la voyez encore dans l'ordre temporel. Croyez-vous qu'un prince fût bien disposé à verser ses faveurs sur des hommes qui douteraient de sa souveraineté ou qui blasphémeraient sa bonté? mais s'il ne peut y avoir de prière sans foi, il ne peut y avoir de prière efficace sans pureté. Vous comprenez assez que je n'entends pas donner à ce mot de pureté une signification rigoureuse: que deviendrions-nous, hélas! si les coupables ne pouvaient prier? Mais vous comprenez aussi, en suivant toujours la même comparaison, qu'outrager un prince serait une assez mauvaise manière de solliciter ses faveurs. Le coupable n'a proprement d'autre droit que celui de prier pour lui-même. Jamais je n'ai assisté à une de ces cérémonies saintes, destinées à écarter les fléaux du ciel ou à solliciter ses faveurs, sans me demander à moi-même avec une véritable terreur: Au milieu de ces chants pompeux et des ces rits augustes, parmi cette foule d'hommes rassemblés, combien y en a-t-il qui, par leur foi et par leurs oeuvres, aient le droit de prier, et l'espérance fondée de prier avec efficacité? Combien y en a-t-il qui prient réellement? L'un pense à ses affaires, l'autre à ses plaisirs; un troisième s'occupe de la musique; le moins coupable peut-être est celui qui bâille sans savoir où il est. Encore une fois, combien y en a-t-il qui prient, et combien y en a-t-il qui méritent d'être exaucés?
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(1) Concupivi desiderare justificationes tuas. Ps. CXVIII, 20.

LE CHEVALIER.

Pour moi, je suis déjà sûr que, dans ces solennelles et pieuses réunions, il y avait au moins très certainement un homme qui ne priait pas... c'était vous, M. le comte, qui vous occupiez de ces réflexions philosophiques au lieu de prier.

LE COMTE.

Vous me glacez quelquefois avec vos gallicismes: quel talent pour la plaisanterie! jamais elle ne vous manque, au milieu même des discussions les plus graves; mais voilà comment vous êtes, vous autres Français!

LE CHEVALIER.

Croyez, mon cher ami, que nous en valons bien d'autres, quand nous n'avons pas la fièvre; croyez même qu'on a besoin de notre plaisanterie dans le monde. La raison est peu pénétrante de sa nature, et ne se fait pas jour aisément; il faut souvent qu'elle soit, pour ainsi dire, armée par la redoutable épigramme. La pointe française pique comme l'aiguille, pour faire passer le fil. - Qu'avez-vous à répondre, par exemple, à mon coup d'aiguille?

LE COMTE.

Je ne veux pas vous demander compte de tous les fils que votre nation a fait passer, mais je vous assure que, pour cette fois, je vous pardonne bien volontiers votre lazzi, d'autant plus que je puis sur-le-champ le tourner en argument. Si la crainte seule de mal prier, peut empêcher de prier, que penser de ceux qui ne savent pas prier, qui se souviennent à peine d'avoir prié, qui ne croient pas même à l'efficacité de la prière? Plus vous examinerez la chose, et plus vous serez convaincu qu'il n'y a rien de si difficile que d'émettre une véritable prière.

LE SÉNATEUR.

Une conséquence nécessaire de ce que vous dites, c'est qu'il n'y a pas de composition plus difficile que celle d'une véritable prière écrite, qui n'est et ne peut être que l'expression fidèle de la prière intérieure; c'est à quoi, ce me semble, on ne fait pas assez attention.

LE COMTE.

Comment donc, M. le sénateur! vous touchez là un des points les plus essentiels de la véritable doctrine. Il n'y a rien de si vrai que ce que vous dites; et quoique la prière écrite ne soit qu'une image, elle nous sert cependant à juger l'original qui est invisible. Ce n'est pas un petit trésor, même pour la philosophie seule, que les monuments matériels de la prière, tels que les hommes de tous les temps nous les ont laissés; car nous pouvons appuyer sur cette base seule trois belles observations.

En premier lieu, toutes les nations du monde ont prié, mais toujours en vertu d'une révélation véritable ou supposée; c'est-à-dire, en vertu des anciennes traditions. Dès que l'homme ne s'appuie que sur sa raison, il cesse de prier, en quoi il a toujours confessé, sans s'en apercevoir, que, de lui-même, il ne sait ni ce qu'il doit demander, ni comment il doit prier, ni même bien précisément à qui il doit s'adresser (1). En vain donc le déiste nous étalera les plus belles théories sur l'existence et les attributs de Dieu; sans lui objecter (ce qui est pourtant incontestable) qu'il ne les tient que de son catéchisme, nous serons toujours en droit de lui dire comme Joas: VOUS NE LE PRIEZ PAS (2).
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(1) Platon ayant avoué expressément, dans la page la plus extraordinaire qui ait été écrite humainement dans le monde, que l'homme réduit à lui-même ne sait pas prier; et ayant de plus appelé par ses voeux quelque envoyé céleste qui vînt enfin apprendre aux hommes cette grande science, on peut bien dire qu'il a parlé au nom du genre humain.
(2) Athalie, II, 7.

Ma seconde observation est que toutes les religions sont plus ou moins fécondes en prières; mais la troisième est sans comparaison la plus importante, et la voici:

Ordonnez à vos coeurs d'être attentifs, et lisez toutes ces prières: vous verrez la véritable Religion comme vous voyez le soleil.

LE SÉNATEUR.

J'ai fait mille fois cette dernière observation en assistant à notre belle liturgie. De pareilles prières ne peuvent avoir été produites que par la vérité, et dans le sein de la vérité.

LE COMTE.

C'est bien mon avis. D'une manière ou d'une autre, Dieu a parlé à tous les hommes; mais il en est de privilégiés à qui il est permis de dire: Il n'a point traité ainsi les autres nations (1); car Dieu seul, suivant l'incomparable expression de l'incomparable Apôtre, peut créer dans le coeur de l'homme un esprit capable de crier: MON PERE! (2) et David avait préludé à cette vérité en s'écriant: C'est lui qui a mis dans ma bouche un cantique nouveau, un hymne digne de notre Dieu (3). Or, si cet esprit n'est pas dans le coeur de l'homme, comment celui-ci priera-t-il? ou comment sa plume impuissante pourra-t-elle écrire ce qui n'est pas dicté à celui qui la tient? Lisez les hymnes de Santeuil, un peu légèrement adoptées peut-être par l'église de Paris: elles font un certain bruit dans l'oreille; mais jamais elles ne prient, parce qu'il était seul lorsqu'il les composa. La beauté de la prière n'a rien de commun avec celle de l'expression: car la prière est semblable à la mystérieuse fille du grand roi, toute sa beauté naît de l'intérieur (4). C'est quelque chose qui n'a point de nom mais qu'on sent parfaitement et que le talent seul ne peut imiter.
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(1) Non fecit taliter omni nationi. (Ps., CXLVII, 20.)
(2) Ad Gal. IV, 6.
(3) Et immisit in os meum canticum novum, carmen Deo Jacob. (Ps. XXXIX, 4.)
(4) Omnia gloria filiae regis ab intus. (Ps. XLIV, 14.)

Mais puisque rien n'est plus difficile que de prier, c'est tout à la fois le comble de l'aveuglement et de la témérité d'oser dire qu'on a prié et qu'on n'a pas été exaucé. Je veux surtout vous parler des nations, car c'est un objet principal dans ces sortes de questions. Pour écarter un mal, pour obtenir un bien national, il est bien juste, sans doute, que la nation prie. Or, qu'est-ce qu'une nation? et quelles conditions sont nécessaires pour qu'une nation prie? Y a-t-il dans chaque pays des hommes qui aient droit de prier pour elle, et ce droit, le tiennent-ils de leurs dispositions intérieures, ou de leur rang au milieu de cette nation, ou des deux circonstances réunies? Nous connaissons bien peu les secrets du monde spirituel; et comment les connaîtrions-nous, puisque personne ne s'en soucie? Sans vouloir m'enfoncer dans ces profondeurs, je m'arrête à la proposition générale: que jamais il ne sera possible de prouver qu'une nation a prié sans être exaucée; et je me crois tout aussi sûr de la proposition affirmative, c'est-à-dire: que toute nation qui prie est exaucée. Les exceptions ne prouveraient rien, quand même elles pourraient être vérifiées; et toutes disparaîtraient devant la seule observation: que nul homme ne peut savoir, même lorsqu'il prie parfaitement, s'il ne demande pas une chose nuisible à lui ou à l'ordre général. Prions donc sans relâche, prions de toutes nos forces, et avec toutes les dispositions qui peuvent légitimer ce grand acte de la créature intelligente: surtout n'oublions jamais que toute prière véritable est efficace de quelque manière. Toutes les suppliques présentées au souverain ne sont pas décrétées favorablement, et même ne peuvent l'être, car toutes ne sont pas raisonnables: toutes cependant contiennent une profession de foi expresse de la puissance, de la bonté et de la justice du souverain, qui ne peut que se complaire à les voir affluer de toutes les parties de son empire; et comme il est impossible de supplier le prince sans faire, par là même, un acte de sujet fidèle, il est de même impossible de prier Dieu sans se mettre avec lui dans un rapport de soumission, de confiance et d'amour; de manière qu'il y a dans la prière, considérée seulement en elle-même, une vertu purifiante dont l'effet vaut presque toujours infiniment mieux pour nous que ce que nous demandons trop souvent dans notre ignorance (1). Toute prière légitime, lors même qu'elle ne doit pas être exaucée, ne s'élève pas moins jusque dans les régions supérieures, d'où elle retombe sur nous, après avoir subi certaines préparations, comme une rosée bienfaisante qui nous prépare pour une autre patrie. Mais lorsque nous demandons seulement à Dieu que sa volonté soit faite, c'est-à-dire que le mal disparaisse de l'univers, alors seulement nous sommes sûrs de n'avoir pas prié en vain. Aveugles et insensés que nous sommes! au lieu de nous plaindre de n'être pas exaucés, tremblons plutôt d'avoir mal demandé, ou d'avoir demandé le mal. La même puissance qui nous ordonne de prier, nous enseigne aussi comment et dans quelles dispositions il faut prier. Manquer au premier commandement, c'est nous ravaler jusqu'à la brute et même jusqu'à l'athée: manquer au second, c'est de nous exposer encore à un grand anathème, celui de voir notre prière se changer en crime (2).

    N'allons donc plus, par de folles ferveurs
    Prescrire au Ciel ses dons et ses faveurs
    Demandons-lui la prudence équitable
    La piété sincère, charitable;
    Demandons-lui sa grâce, son amour;
    Et s'il devait nous arriver un jour
    De fatiguer sa facile indulgence
    Par d'autres voeux, pourvoyons-nous d'avance
    D'assez de zèle et d'assez de vertus
    Pour devenir dignes de ses refus.

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(1) Le seul acte de la prière perfectionne l'homme, parce qu'il nous rend Dieu présent. Combien cet exercice inspire de bonnes actions! combien il empêche de crimes! l'expérience seule l'apprend... Le Sage ne se plaît pas seulement dans la prière, il s'y délecte. ##Ou filei ooro seukesthai, alla agapa. (Orig. ubi sup., no. 8, p. 210, no. 20, pag. 229.)
(2) Fiat oratio ejus in peccatum. (Ps. CVIII, 7.)
(3) J.-B. Rousseau, Épître à Rollin, II, 4.

LE CHEVALIER.

Je ne me repens pas, mon bon ami, de vous avoir glacé. J'y ai gagné d'abord le plaisir d'être grondé par vous, ce qui me fait toujours un bien infini; et j'y ai gagné encore quelque chose de mieux. J'ai peur, en vérité de devenir chicaneur avec vous; car l'homme ne se dispense guère de faire ce qui lui apporte plaisir et profit. Mais ne me refusez pas, je vous en conjure, une très grande satisfaction: vous m'avez glacé à votre tour lorsque je vous ai entendu parler de Locke avec tant d'irrévérence. Il nous reste du temps, comme vous voyez; je vous sacrifie de grand coeur un boston qui m'attend en bonne et charmante compagnie, si vous avez la complaisance de me dire votre avis détaillé sur ce fameux auteur dont je ne vous ai jamais entendu parler sans remarquer en vous une certaine irritation qu'il m'est impossible de comprendre.

LE COMTE.

Mon Dieu! je n'ai rien à vous refuser; mais je prévois que vous m'entraînerez dans un longue et triste dissertation dont je ne sais pas trop, à vous dire la vérité, comment je me tirerai, sans tromper votre attente ou sans vous ennuyer, deux inconvénients que je voudrais éviter également, ce qui ne me paraît pas aisé. Je crains d'ailleurs d'être mené trop loin.

LE CHEVALIER.

Je vous avoue que ce malheur me paraît léger et même nul. Faut-il donc écrire un poème épique pour avoir le privilège des épisodes?

LE COMTE.

Oh! vous n'êtes jamais embarrassé de rien, vous: quant à moi, j'ai mes raisons pour craindre de me lancer dans cette discussion. Mais si vous voulez m'encourager, commencez, je vous prie, par vous asseoir. Vous avez une inquiétude qui m'inquiète. Je ne sais par quel lutin vous êtes picoté sans relâche: ce qu'il y a de sûr, c'est que vous ne pouvez tenir en place dix minutes; il faut le plus souvent que mes paroles vous poursuivent comme le plomb qui va chercher un oiseau au vol. Ce que j'ai à vous dire pourra fort bien ressembler un peu à un sermon, ainsi vous devez m'entendre assis. - Fort bien! Maintenant, mon cher chevalier, commençons, s'il vous plaît, par un acte de franchise. Parlez-moi en toute conscience: avez-vous lu Locke?

LE CHEVALIER.

Non, jamais. Je n'ai aucune raison de vous le cacher. Seulement, je me rappelle l'avoir ouvert un jour à la campagne, un jour de pluie, mais ce ne fut qu'une attitude.

LE COMTE.

Je ne veux pas toujours vous gronder: vous avez quelquefois des expressions tout à fait heureuses: en effet, le livre de Locke n'est presque jamais saisi et ouvert que par attitude. Parmi les livres sérieux, il n'y en a pas de moins lu. Une de mes grandes curiosités, mais qui ne peut être satisfaite, serait de savoir combien il y a d'hommes à Paris qui ont lu, d'un bout à l'autre, l'Essai sur l'entendement humain. On en parle et on le cite beaucoup, mais toujours sur parole; moi-même j'en ai parlé intrépidement comme tant d'autres, sans l'avoir lu. À la fin cependant, voulant acquérir le droit d'en parler en conscience, c'est-à-dire avec pleine et entière connaissance de cause, je l'ai lu tranquillement du premier mot au dernier, et la plume à la main;

    Mais j'avais cinquante ans quand cela m'arriva,
et je ne crois pas avoir dévoré de ma vie un tel ennui. Vous connaissez ma vaillance dans ce genre.

LE CHEVALIER.

Si je la connais! ne vous ai-je pas vu lire, l'année dernière, un mortel in-octavo allemand sur l'Apocalypse? je me souviens qu'en vous voyant à la fin de cette lecture, plein de vie et de santé, je vous dit qu'après une telle épreuve on pouvait vous comparer à un canon qui a supporté double charge.

LE COMTE.

Et cependant je puis vous assurer que l'oeuvre germanique, comparée à l'Essai sur l'entendement humain, est un pamphlet léger, un livre d'agrément, au pied de la lettre; on y lit au moins des choses très intéressantes. On y apprend, par exemple: que la pourpre dont l'abominable Babylone pourvoyait jadis les nations étrangères, signifie évidemment l'habit rouge des cardinaux; qu'à Rome les statues antiques de faux dieux sont exposées dans les églises, et mille autres choses de ce genre également utiles et récréatives (1). Mais dans l'Essai, rien ne vous console; il faut traverser ce livre, comme les sables de Lybie, et sans rencontrer même le moindre oasis, le plus petit point verdoyant où l'on puisse respirer. Il est des livres dont on dit: Montrez-moi le défaut qui s'y trouve. Quant à l'Essai je puis bien vous dire: Montrez-moi celui qui ne s'y trouve pas. Nommez-moi celui que vous voudrez, parmi ceux que vous jugerez les plus capables de déprécier un livre, et je me charge de vous en citer sur-le-champ un exemple, sans le chercher; la préface même est choquante au-delà de toute expression. J'espère, y dit Locke, que le lecteur qui achètera mon livre ne regrettera pas son argent (2). Quelle odeur de magasin! Poursuivez, et vous verrez: Que son livre est le fruit de quelques heures pesantes dont il ne savait que faire (3); qu'il s'est fort amusé à composer cet ouvrage, pour la raison qu'on trouve autant de plaisir à chasser aux alouettes ou aux moineaux qu'à forcer des renards ou des cerfs (4); que son livre enfin a été commencé par hasard, continué par complaisance, écrit par morceaux incohérents, abandonné souvent et repris de même, suivant les ordres du caprice ou de l'occasion (5). Voilà, il faut l'avouer, un singulier ton de la part d'un auteur qui va nous parler de l'entendement humain, de la spiritualité de l'âme, de la liberté, et de Dieu enfin. Quelles clameurs de la part de nos lourds idéologues, si ces impertinentes platitudes se trouvaient dans une préface de Mallebranche!
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(1) Il paraît que ce trait est dirigé de côté sur le livre allemand intitulé: Die Siegsgeschichte der Christlichen Religion, in einer gemeinnützigen Erklärung der Offenbarung Joannis, in-8o; Nuremberg, 1799.
Ce livre se trouve dans les bibliothèques d'une classe d'hommes assez nombreuse; mais comme il ne s'agit ici que d'une citation sans conséquence, j'ai cru inutile de perdre du temps à la vérifier. (Note de l'Éditeur.)
(2) Thou wilt as little think thy money, as I do my pains ill bestowed. (Londres, Becroft, Straham et comp. 1775, 1 vol. in-8o.) Epistle to the reader.
(3) The diversion of some of my idle and heavy hours. (Ibid.)
(4) He that hawks at larks and sparrows has no less sport though a much less considerable quarry than he that flies at nobler games.
(5) As my humour or occasions permitted. (Ibid.)

Mais vous ne sauriez croire, messieurs, avant de passer à quelque chose de plus essentiel, à quel point le livre de Locke prête d'abord au ridicule proprement dit, par les expressions grossières qu'il aimait beaucoup et qui accourraient sous sa plume avec une merveilleuse complaisance. Tantôt Locke vous dira, dans une seconde et troisième édition, et après y avoir pensé de toutes ses forces: qu'une idée claire est un objet que l'esprit humain a devant ses yeux (1) - Devant ses yeux? Imaginez, si vous pouvez, quelque chose de plus massif.
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(1) As the mind has before its view. (Ibid.)

Tantôt il vous parlera de la mémoire comme d'une boîte où l'on serre des idées pour le besoin, et qui est séparée de l'esprit, comme s'il pouvait y avoir dans lui autre chose que lui (1). Ailleurs il fait de la mémoire un secrétaire qui tient des registres (2). Ici il nous présente l'intelligence humaine comme une chambre obscure percée de quelques fenêtres par où la lumière pénètre (3), et là il se plaint d'une certaine espèce de gens qui font avaler aux hommes des principes innés sur lesquels il n'est plus permis de disputer (4). Forcé de passer à tire d'aile sur tant d'objets différents, je vous prie de supposer toujours qu'à chaque exemple que ma mémoire est en état de vous présenter, je pourrais en ajouter cent, si j'écrivais une dissertation. Le chapitre seul des découvertes de Locke pourrait vous amuser pendant deux jours.
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(1) Liv. XI, chap. IV, §20.
(2) Before the memory begins to keep register of time and order, etc. Ibid., chap. I, §6.
(3) The windows by which light is let into this dark room. (Ibid., chap. XI, §17.) Sur cela Herder a demandé à Locke si l'intelligence divine était aussi une chambre obscure? Excellente question faite dans un très mauvais livre. Voyez Herders GOTT, einige Gespräche über Spinosa's System, Gotha, 1800, in-12, §168.
(4) Liv. I, ch. IV, §24.

C'est lui qui a découvert: Que pour qu'il y ait confusion dans les idées, il faut au moins qu'il y en ait deux. De manière qu'en mille ans entiers, une idée, tant qu'elle sera seule, ne pourra se confondre avec une autre (1).
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(1) Confusion... concerns always two ideas. (II, XXIX, §11.)

C'est lui qui a découvert que si les hommes ne se sont pas avisés de transporter à l'espèce animale les noms de parenté reçus parmi eux; que si, par exemple, l'on ne dit pas SOUVENT: Ce taureau est l'aïeul de ce veau, ces deux pigeons sont cousins germains (1), c'est que ces noms sont inutiles à l'égard des animaux, au lieu qu'ils sont nécessaires d'hommes à hommes, pour régler les successions dans les tribunaux, ou pour d'autre raisons (2).
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(1) But it yet is seldom said (très rarement en effet) this bull is the grandfather of such a calf; or these two pigeons are cousins germans (II, XXVIII, §2.)
(2) Ibid.

C'est lui qui a découvert que si l'on ne trouve pas dans les langues modernes des noms nationaux pour exprimer, par exemple, ostracisme ou proscription, c'est qu'il n'y a, parmi les peuples qui parlent ces langues, ni ostracisme ni proscription (1), et cette considération le conduit à un théorème général qui répand le plus grand jour sur toute la métaphysique du langage: C'est que les hommes ne parlent que rarement à eux-mêmes et jamais aux autres des choses qui n'ont point reçu de nom: de sorte (remarquez bien ceci, je vous en prie, car c'est un principe) que ce qui n'a point de nom ne sera jamais nommé en conversation (III).
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(1) Ibid., §6.

C'est lui qui a découvert: Que les relations peuvent changer sans que le sujet change. Vous êtes père, par exemple: votre fils meurt. Locke trouve que vous cessez d'être père à l'instant, quand même votre fils serait mort en Amérique; Cependant aucun changement ne s'est opéré en vous: et de quelque côté qu'on vous regarde, toujours on vous trouvera le même (1).
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(1) Caius, verbi gratia. (Toujours le collège!) Whom I consider today as a father ceases to be so tomorrow, ONLY (ceci est prodigieux!) by the death of his son, without any alteration made in himself. (II, XXV, §5.) Il est assez singulier que ce Caius ait choqué l'oreille réfugiée de Coste, traducteur français de Locke. Avec un goût merveilleux il a substitué Titius.

LE CHEVALIER.

Ah! il est charmant! savez-vous bien que s'il était encore en vie, je m'en irais à Londres tout exprès pour l'embrasser.

LE COMTE.

Je ne vous laisserais cependant partir, mon cher chevalier, avant de vous avoir expliqué la doctrine des idées négatives. Locke vous apprendrait d'abord: Qu'il y a des expressions négatives qui ne produisent pas directement des idées positives (1), ce que vous croirez volontiers. Vous apprendriez ensuite qu'une idée négative n'est autre chose qu'une idée positive, PLUS, celle de l'absence de la chose; ce qui est évident, comme il le vous démontre sur-le-champ par l'idée du silence. En effet, qu'est-ce que le silence? - C'est le bruit, PLUS, l'absence du bruit.
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(1) Indeed, we have negative names which stand not directly for positive ideas. (II, VIII, §5.) Il a été conduit à cette grande vérité par la considération de l'ombre qu'il trouve tout aussi réelle que le soleil. En confondant la lumière avec les rayons directs, et l'absence des uns avec l'absence des autres, il fait pâmer de rire.

Et qu'est-ce que le RIEN? (ceci est important; car c'est l'expression la plus générale des idées négatives.) Locke répond avec une profondeur qu'on ne saurait assez exalter: C'est l'idée de l'être, à laquelle seulement on ajoute, pour plus de sûreté, celle de l'absence de l'être (1).
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(1) Negative names... such as insipid, silence, NIHIL... denote positive ideas, verbi gratia, Taste, Sound, Being, with a signification of their absence. (Ibid.)

Mais le rien même n'est rien comparé à toutes les belles choses que j'aurais à vous dire sur le talent de Locke pour les définitions en général. Je vous recommande ce point comme très essentiel, puisque c'est l'un des plus amusants. Vous savez peut-être que Voltaire, avec cette légèreté qui ne l'abandonne jamais, nous a dit: Que Locke est le premier philosophe qui ait appris aux hommes à définir les mots dont ils se servent (1), et qu'avec son grand sens il ne cesse de dire: DÉFINISSEZ! Or, ceci est exquis; car il se trouve précisément que Locke est le premier philosophe qui ait dit ne définissez pas! (2) et qui cependant n'ait cessé de définir, et d'une manière qui passe toutes les bornes du ridicule.
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(1) Voilà, comme on voit, un puissant érudit! car personne n'a plus et mieux défini que les anciens; Aristote surtout est merveilleux dans ce genre, et sa métaphysique entière n'est qu'un dictionnaire.
(2) Voy. son liv. III, ch. IV, si bien commenté par Condillac. (Essai sur l'orig. des conn. hum., sect. III, §9, et suiv.) On y lit, entre autres choses curieuses: Que les Cartésiens, n'ignorant pas ce qu'il y a des idées plus claires que toutes les définitions qu'on en peut donner, n'en savaient cependant pas la raison, quelque facile qu'elle paraisse à apercevoir. (§10.) Si Descartes, Mallebranche, Lami, le cardinal de Polignac, etc., revenaient au monde, O qui cachinni!

Seriez-vous curieux, par exemple, de savoir ce qu'est la puissance? Locke aura la bonté de vous apprendre: Que c'est la succession des idées simples dont les unes naissent et les autres périssent (1). Vous êtes éblouis, sans doute, par cette clarté; mais je puis vous citer de bien plus belles choses. En vain tous les métaphysiciens nous avertissent d'une commune voix de ne point chercher à définir ces notions élevées qui servent elles-mêmes à définir les autres. Le génie de Locke domine ces hauteurs; et il est en état, par exemple, de nous donner une définition de l'existence bien autrement claire que l'idée réveillé dans notre esprit par la simple énonciation de ce mot. Il vous enseigne que l'existence est l'idée qui est dans notre esprit, et que nous considérons comme étant actuellement LÀ, ou l'objet que nous considérons comme étant actuellement hors de nous (2).
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(1) Je ne sache pas que Locke ait donné positivement une définition de la puissance; il explique plutôt comment cette idée se forme dans notre esprit; mais l'interlocuteur est fort éloigné de se rappeler le verbiage de Locke. L'esprit, dit-il, étant informé chaque jour par les sens de l'altération de ces idées simples qu'il observe dans les choses extérieures (des idées dans les choses!!!) venant de plus à connaître comment l'une arrive à sa fin et cesse d'exister, il considère dans une chose la possibilité de souffrir un changement dans ses idées simples (Encore!!!) et dans l'autre d'opérer ce changement, et de cette manière, il arrive à cette idée que nous appelons puissance. (Note de l'Éditeur.)
AND SO comes by that idea which we call POWER. (Liv. II, ch. XXI, §1.)
(2) When ideas are in our minds, we consider them, as being actually THERE, as well as we consider things to be actually without us; which is that they exist, or have existence. (L. II, ch. VII, §7.)
Ce philosophe n'oublie rien, comme on voit: après avoir dit: Voilà ce qui nous autorise à dire que les choses existent, il ajoute, ou qu'elles ont de l'existence. Après cela, si on ne le comprend pas, ce n'est pas sa faute.

On ne croirait pas qu'il fût possible de s'élever plus haut, si l'on ne rencontrait pas tout de suite la définition de l'unité. Vous savez peut-être comment le précepteur d'Alexandre la définit jadis dans son acception la plus générale. L'unité, dit-il, est l'être; et l'unité numérique, en particulier, est le commencement et la mesure de toute quantité (1). Pas tant mal, comme vous voyez! mais c'est ici cependant où le progrès des lumières est frappant. L'unité, dit Locke, est tout ce qui peut être considéré comme une chose, soit être réel, soit idée. À cette définition qui eut donné un accès de jalousie à feu M. de la Palice, Locke ajoute le plus sérieusement du monde: C'est ainsi que l'entendement acquiert l'idée de l'unité (2). Nous voilà, certes, bien avancés sur l'origine des idées.
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(1) To on kai to en, tauton. (Arist., III, 1.) To en arithmou arkhe... kai metron. (Ibid., X, 1.)
(2) Whatever we can consider as one thing, whether a real thing or idea, suggests to the understanding the idea of unity. (Ibid., liv. II, chap. VII, §7.)

La définition de la solidité a bien son mérite aussi. C'est ce qui empêche deux corps qui se meuvent l'un vers l'autre de pouvoir se toucher (1). Celui qui a toujours jugé Locke sur sa réputation en croit à peine ses yeux ou ses oreilles, lorsqu'enfin il juge par lui-même; mais je puis encore étonner l'étonnement même en vous citant la définition de l'atome: C'est un corps continu, dit Locke, sous une forme immuable (2).
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(1) Liv. II, ch. IV, §1.
(2) A continued body under one immutable superficy. (Liv. II, chap. XXXII, §3, pag. 281.)

Seriez-vous curieux maintenant d'apprendre ce que Locke savait dans les sciences naturelles? Écoutez bien ceci, je vous en prie. Vous savez que, lorsqu'on estime les vitesses dans la conversation ordinaire, on a rarement des espaces à comparer vu que l'on rapporte assez communément ces vitesses au même espace parcouru. Pour estimer, par exemple, les vitesses de deux chevaux, je ne vous dirai pas que l'un s'est rendu d'ici à Strelna en quarante minutes, et l'autre à Kamini-Ostroff en dix minutes, vous obligeant ainsi à tirer votre crayon, et à faire une opération d'arithmétique pour savoir ce que cela veut dire; mais je vous dirai que les deux chevaux sont allés, je le suppose, de Saint-Pétersbourg à Strelna, l'un dans quarante minutes, et l'autre dans cinquante; or, il est visible que, dans ces sortes de cas, les vitesses étant simplement [sic] proportionnelles aux temps, on n'a point d'espaces à comparer. Hé bien, messieurs, cette profonde mathématique n'était pas à la portée de Locke. Il croyait que ses frères les humains ne s'étaient aperçus jusqu'à lui que, dans l'estimation des vitesses, l'espace doit être pris en considération; il se plaint gravement Que les hommes, après avoir mesuré le temps par le mouvement des corps célestes, se soient encore avisés de mesurer le mouvement par le temps; tandis qu'il est clair, pour peu qu'on y réfléchisse, que l'espace doit être pris en considération aussi bien que le temps (1). En vérité voilà une belle découverte! mille grâces à MASTER JOHN qui a daigné nous en faire part; mais vous n'êtes pas au bout. Locke a découvert encore que Pour un homme plus pénétrant (tel que lui par exemple), il demeurera certain qu'une estimation exacte du mouvement exige qu'on ait égard de plus à la masse du corps qui est en mouvement (2). Locke veut-il dire que pour estimer la quantité de mouvement, tout homme pénétrant s'apercevra que la masse doit être prise en considération? C'est une niaiserie du premier ordre. Veut-il dire au contraire (ce qui est infiniment probable) Que, pour l'estimation de la vitesse, un homme, qui a du génie, comprend qu'il faut avoir égard à l'espace parcouru, et que s'il a encore plus de génie, il s'apercevra qu'on doit aussi faire attention à la masse? Alors il me semble qu'aucune langue ne fournit un mot capable de qualifier cette proposition.
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(1) Whereas it is obvious to everyone who reflects over so little on it, that to measure motion, space is as necessary to be considered as time.
Il est bien essentiel d'observer ici que, par le mot mouvement (motion), Locke entend ici la vitesse. C'est de quoi il n'est pas permis de douter lorsqu'on a lu le morceau tout entier.
(2) And those who look a little farther will find also the bulk of the thing moved necessary to be taken into the computation by any one who wll estimate or measure motion so as to judge right of it. (Ibid. liv. II, ch. XIV, §22.)
Il faut remarquer ici que l'interlocuteur, qui traduit Locke de mémoire, lui fait beaucoup d'honneur en lui prêtant généreusement le mot de masse. Ces sortes d'expressions consacrées et circonscrites par la science n'étaient point à l'usage de Locke, qui employait toujours les noms vulgaires tels qu'ils se présentaient à lui sur le pavé de Londres. Il a dit en anglais bulk, mot équivoque qui se rapporte également à la masse et au volume, et que le traducteur français, Coste, a fort bien traduit par celui de grosseur, précisément aussi vague et aussi vulgaire. (Note de l'Éditeur.)

Vous voyez, messieurs, ce que Locke savait sur les éléments des sciences naturelles. Vous plairait-il de connaître son erudition? en voici un échantillon merveilleux. Rien n'est plus célèbre dans l'histoire des opinions humaines que la dispute des anciens philosophes sur les véritables sources de bonheur, ou sur le summum bonum (IV). Or, savez-vous comment Locke avait compris la question? Il croyait que les anciens philosophes disputaient, non sur le droit, mais sur le fait; il change une question de morale et de haute philosophie en une simple question de goût ou de caprice, et sur ce bel aperçu il décide, avec une rare profondeur: Qu'autant vaudrait disputer pour savoir si le plus grand plaisir du goût se trouve dans les pommes, dans le prunes ou dans les noix (1). Il est savant comme vous voyez, autant que moral et magnifique (V).
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(1) And they (the philosophers of old) might have as reasonably disputed whether the best relish were to be found in apples, plumbs, or nuts; and have divided themselves into sects upon it. (II, 21, §55.)
Coste trouvant ces noix ignobles, se permet encore ici un changement non moins important que celui qu'on a vu ci-devant (p. 383), de Caius en Titius. Au lieu des noix, il a mis des abricots, ce qui est très heureux.

Voudriez-vous savoir maintenant combien Locke était dominé par les préjugés de secte les plus grossiers, et jusqu'à quel point le protestantisme avait aplati cette tête? Il a voulu, dans je ne sais quel endroit de son livre, parler de la présence réelle. Sur cela, je n'ai rien a dire: il était réformé, il pouvait fort bien se donner ce passe-temps; mais il était tenu de parler au moins comme un homme qui a une tête sur les épaules, au lieu de nous dire, comme il l'a fait: Que les partisans de ce dogme le croient, parce qu'ils ont associé dans leur esprit l'idée de la présence simultanée d'un corps en plusieurs lieux, avec celle de l'infaillibilité d'une certaine personne (1). Que dire d'un homme qui était bien le maître de lire Bellarmin; d'un homme qui fut le contemporain de Petau et de Bossuet; qui pouvait de Douvres entendre les cloches de Calais; qui avait voyagé d'ailleurs, et même résidé en France; qui avait passé sa vie au milieu du fracas des controverses; et qui imprime sérieusement que l'Église catholique croit la présence réelle sur la foi d'une certaine personne qui en donne sa parole d'honneur? Ce n'est point là une de ces distractions, une de ces erreurs purement humaines que nous sommes intéressés à nous pardonner mutuellement, c'est un trait d'ignorance unique, inconcevable, qui eût fait honte à un garçon de boutique du comté de Mansfeld dans le XVIe siècle; et ce qu'il y a d'impayable, c'est que Locke, avec ce ton de scurrilité qui n'abandonne jamais, lorsqu'il s'agit de dogmes contestés, les plumes protestantes les plus sages d'ailleurs et les plus élégantes, nous charge sans façon d'AVALER ce dogme sans examen. - Sans examen! Il est plaisant! et pour qui nous prend-il donc? est-ce que, par hasard, nous n'aurions pas autant d'esprit que lui? Je vous avoue que si je venais à l'apprendre tout à coup par révélation, je serais bien surpris.
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(1) Let the idea of infallibility be inseparably joined to any person; and these two constantly together possess the mind; on the one body in two places at once shall unexamined be swallowed for a certain Truth by an implicit faith whenever that imagined infallible person dictates and demands assent without inquiry. (II 23, §17.)
L'interlocuteur paraît avoir oublié que Coste, quoique bon protestant, craignant, suivant les apparences, les rieurs français, qui ne laissent pas de maintenir un certain ordre dans le monde, a supprimé ce passage dans sa traduction, comme trop et trop évidemment ridicule. - Sed manet semel editus. (Note de l'Éditeur.)

Au reste, messieurs, vous sentez assez que l'examen approfondi d'un ouvrage aussi épais que l'Essai sur l'entendement humain passe les bornes d'une conversation. Elle permet tout au plus de relever l'esprit général du livre et les côtés plus particulièrement dangereux ou ridicules. Si jamais vous êtes appelés à un examen rigoureux de l'Essai, je vous recommande le chapitre sur la liberté. La Harpe, oubliant ce qu'il avait dit plus d'une fois, qu'il n'entendait que la littérature (1), s'est extasié sur la définition de la liberté donnée par Locke. En voilà, dit-il majestueusement, en voilà de la philosophie! (2) Il fallait dire: en voilà de l'incapacité démontrée! puisque Locke fait consister la liberté dans le pouvoir d'agir, tandis que ce mot, purement négatif, ne signifie qu'absence d'obstacle, de manière que la liberté n'est et ne peut être que la volonté non empêchée, c'est-à-dire la volonté. Condillac, ajoutant le ton décisif à la médiocrité de son maître, a dit à son tour: Que la liberté n'est que le pouvoir de faire ce qu'on ne fait pas, ou de ne pas faire ce qu'on fait (VI). Cette jolie antithèse peut éblouir sans doute un esprit étranger à ces sortes de discussions; mais pour tout homme instruit ou averti, il est évident que Condillac prend ici le résultat ou le signe extérieur de la liberté, qui est l'action physique, pour la liberté même, qui est toute morale. La liberté est le pouvoir de faire! Comment donc? Est-ce que l'homme emprisonné et chargé de chaînes n'a pas le pouvoir de se rendre, sans agir, coupable de tous les crimes? Il n'a qu'à vouloir. Ovide, sur ce point, parle comme l'Évangile: Qui, quia non licuit, non facit, ille facit. Si donc la liberté n'est pas le pouvoir de faire, elle ne saurait être que celui de vouloir; mais le pouvoir de vouloir est la volonté même; et demander si la perception a le pouvoir de percevoir; si la raison a le pouvoir de raisonner; c'est-à-dire, si le cercle est un cercle, le triangle un triangle, etc.; en un mot, si l'essence est l'essence. Maintenant si vous considérez que Dieu même ne saurait forcer la volonté, puisqu'une volonté forcée est une contradiction dans les termes, vous sentirez que la volonté ne peut être agitée et conduite que par l'attrait (mot admirable que tous les philosophes ensemble n'auraient su inventer). Or, l'attrait ne peut avoir d'autre effet sur la volonté que celui d'en augmenter l'énergie en la faisant vouloir davantage, de manière que l'attrait ne saurait pas plus nuire à la liberté ou à la volonté que l'enseignement, de quelque ordre qu'on le suppose, ne saurait nuire à l'entendement. L'anathème qui pèse sur la malheureuse nature humaine, c'est le double attrait:

    Vim sentit geminam paratque incerta duobus (3).
Le philosophe qui réfléchira sur cette énigme terrible rendra justice aux stoïciens, qui devinèrent jadis un dogme fondamental du Christianisme, en décidant que le sage seul est libre. Aujourd'hui ce n'est plus un paradoxe, c'est une vérité incontestable et du premier ordre. est l'esprit de Dieu, là se trouve la liberté (VII). Tout homme qui a manqué ces idées tournera éternellement autour du principe, comme la courbe de Bernoulli, sans jamais le toucher. Or, voulez-vous comprendre à quel point Locke, sur ce sujet comme sur tant d'autres, était loin de la vérité? Écoutez bien, je vous en prie, car ceci est ineffable. Il a soutenu que la liberté, qui est une faculté, n'a rien de commun avec la volonté, qui est une autre faculté; et qu'il n'est pas moins absurde de demander si la volonté de l'homme est libre, qu'il ne le serait de demander si son sommeil est rapide, ou si sa vertu est carrée (VIII). Qu'en dites-vous?
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(1) Voy. le Lycée, tom. XXII, art. d'Alembert, et ailleurs.
(2) Il en a donné plusieurs, car il les changeait à mesure que sa conscience ou ses amis lui disaient: Qu'est-ce donc que tu veux dire? Mais celle qui nous a valu l'exclamation comique de La Harpe est la suivante: La liberté est la puissance qu'a un agent de faire une action ou de ne pas la faire, conformément à la détermination de son esprit en vertu de laquelle il préfère l'une à l'autre. (Lycée, tom. XXIII, Philos. du 18e siècle; art. Helvétius.) Leçon terrible pour ne parler que de ce qu'on sait; car je ne crois pas qu'on ait jamais écrit rien d'aussi misérable que cette définition.
(3) Ovide, Métam., VIII, 472.

LE SÉNATEUR.

Cela, par exemple, est un peu fort! mais votre mémoire serait-elle encore assez complaisante pour vous rappeler la démonstration de ce beau théorème; car sans doute il en a donné une.

LE COMTE.

Elle est d'un genre qui ne saurait être oublié, et vous allez en juger vous-même. Écoutez bien.

Vous traversez un pont; il s'écroule: au moment où vous le sentez s'abîmer sous vos pieds, l'effort de votre volonté, si elle était libre, vous porterait, sans doute, sur le bord opposé; mais son élan est inutile: les lois sacrées de la gravitation doivent être exécutées dans l'univers; il faut donc tomber et périr: DONC la liberté n'a rien de commun avec la volonté (1). J'espère que vous êtes convaincus; cependant l'inépuisable génie de Locke peut vous présenter la démonstration sous une face encore plus lumineuse.
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(1) A man falling into the water (a bridge breaking under him) has not therein liberty; is not a free agent: for though he has volition, though he prefers his not falling to falling (ah! pour cela je le crois), yet the forbearance of motion not being in his power, etc. (II, 21, 9.)

Un homme endormi est transporté chez sa maîtresse; ou, comme dit Locke, avec l'élégante précision qui le distingue, dans une chambre où il y a une personne qu'il meurt d'envie de voir et d'entretenir. Au moment où il s'éveille, sa volonté est aussi contente que la vôtre l'était peu tout à l'heure lorsqu'elle tombait sous le pont. Or il se trouve que cet homme, ainsi transporté, ne peut sortir de cette chambre où il y a une personne, etc., parce qu'on a fermé la porte à clef, à ce que dit Locke: DONC la liberté n'a rien de commun avec la volonté (1).
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(1) Again, suppose a man be carried whilst fast asleep, into a room where is a person he longs to see and speak with; and be there LOCKED FAST IN, beyond his power to get out; he awakes and is glad to find himself in so desirable company which he stays willingly in: ID EST, prefers his stay to going away (autre explication de la plus haute importance)... yet being locked fast in tis evident... he has not freedom to be gone... so that liberty is not an idea belonging to volition. (Ibid. §10.)
CE QU'IL FALLAIT DÉMONTRER.

Pour le coup, je me flatte que vous n'avez plus rien à désirer; mais pour parler sérieusement, que dites-vous d'un philosophe capable d'écrire de telles absurdités (IX)?

Mais tout ce que je vous ai cité n'est que faux ou ridicule, ou l'un et l'autre; et Locke a bien mérité d'autres reproches. Quelle planche dans le naufrage n'a-t-il pas offerte au matérialisme (qui s'est hâté de la saisir), en soutenant que la pensée peut appartenir à la matière! Je crois à la vérité que, dans le principe, cette assertion ne fut qu'une simple légèreté échappée à Locke dans un de ces moments d'ennui dont il ne savait que faire; et je ne doute pas qu'il ne l'eût effacée si quelque ami l'eût averti doucement, comme il changea dans une nouvelle édition tout le chapitre de la liberté, qui avait été trouvé par trop mauvais (1); malheureusement les ecclésiastiques s'en mêlèrent, et Locke ne pouvait les souffrir; il s'obstina donc et ne revint plus sur ses pas. Lisez sa réponse à l'évêque de Worcester; vous y sentirez je ne sais quel ton de hauteur mal étouffée, je ne sais quelle acrimonie mal déguisée, tout à fait naturelle à l'homme qui appelait, comme vous savez, le corps épiscopal d'Angleterre le caput mortuum de la chambre des pairs (2). Ce n'est pas qu'il ne sentît confusément les principes; mais l'orgueil et l'engagement étaient chez lui plus forts que la conscience. Il confessera tant que vous voudrez que la matière est, en elle-même, incapable de penser, que la perception lui est par nature étrangère, et qu'il est impossible d'imaginer le contraire (3). Il ajoutera encore qu'en vertu de ses principes, il a prouvé et même démontré l'immatérialité de l'Etre suprême pensant; et que les mêmes raisons qui fondent cette démonstration portent au plus haut degré de probabilité la supposition que le principe qui pense dans l'homme est immatériel (4). Là-dessus, vous pourriez croire que la probabilité élevée à sa plus haute puissance devant toujours être prise pour la certitude, la question est décidée; mais Locke ne recule point. Il conviendra, si vous voulez, que la toute-puissance ne pouvant opérer sur elle-même, il faut bien qu'elle permette à son essence d'être ce qu'elle est; mais il ne veut pas qu'il en soit de même des essences créées, qu'elle pétrit comme il lui plaît. En effet, dit-il avec une sagesse étincelante, c'est une absurde insolence de disputer à Dieu le pouvoir de surajouter (5) une certaine excellence (6) à une certaine portion de matière en lui communiquant la végétation, la vie, le sentiment, et enfin la pensée. C'est, en propres termes, lui refuser le pouvoir de créer (7); car si Dieu a celui de surajouter à une certaine masse de matière une certaine excellence qui en fait un cheval, pourquoi ne saurait-il surajouter à cette même masse une autre excellence qui en fait un être pensant (8)? Je plie, je vous confesse, sous le poids de cet argument; mais, comme il faut être juste même envers les gens qu'on n'aime pas, je conviendrai volontiers qu'on peut excuser Locke jusqu'à un certain point, en observant, ce qui est incontestable, qu'il ne s'est pas entendu lui-même.
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(1) Locke en eut honte, à ce qu'il paraît, et en bouleversant ce chapitre, il nous a laissé l'heureux problème de savoir si la première manière pouvait être plus mauvaise que la seconde. (Of Power, lib. II, chap. VII, §71.)
Ces variations prouvent que Locke écrivait réellement comme il l'a dit, pour tuer le temps, comme il aurait joué aux cartes; excepté cependant que, pour jouer, il faut savoir le jeu.
(2) Ce même sentiment, qui s'appelle suivant son intensité accidentelle, éloignement, antipathie, haine, aversion, etc., est général dans les pays qui ont embrassé la réforme. Ce n'est pas qu'il n'y ait, parmi les ministres du culte séparé, des hommes très justement estimables et estimés; mais il est bien essentiel qu'ils ne s'y trompent pas: jamais ils ne sont ni ne peuvent être estimés à cause de leur caractère; mais lorsqu'ils le sont, c'est indépendamment et souvent même en dépit de leur caractère.
(3) I never say nor suppose, etc. (Voy. la réponse à l'évêque de Worcester. Essai, liv. IV, chap. III, dans les notes). Matter is EVIDENTLY in its own nature, void of sense and thought. (Ibid.)
(4) This thinking eternal substance I have proved to be immaterial. (Ibid.)... I presume for what I have said about the supposition of a system of matter thinking (which there demonstrates that God is immaterial) will prove it in the highest degree probable, etc. (Voyez les pages 141, 144, 145, 150, 167, de l'édit. citée.)
(5) Superadd: c'est un mot dont Locke fait un usage fréquent dans cette longue note.
(6) All the excellencies of vegetation, life, etc. (ibid., pag. 144.) Excellencies and operations. (Ibid., pag. 145 passim.)
(7) What it would be less than an insolent absurdity to deny his power, etc. (Ibid., pag. 146.)... than to deny his power of creation. (Ibid., pag. 148.)
Ce beau raisonnement s'applique également à toutes les essences; ainsi, par exemple, on ne pourrait, sans une absurde insolence, contester à Dieu le pouvoir de créer un triangle carré, ou telle autre curiosité de ce genre.
(8) A horse is a material animal, or an extended solid substance with sense and spontaneous motion... to some part of matter he (God) superadds motion... that are to be found in an elephant... but if one ventures to go one step farther, and says God may give to matter thought, reason and volition... there are men ready presently to limit the power of the omnipotent creator, etc. (Ibid., pag. 144.) Il faut l'avouer, c'est se donner un grand tort envers Dieu.

LE CHEVALIER.

Toute surprise qui ne fait point de mal est un plaisir. Je ne puis vous dire à quel point vous me divertissez en me disant que Locke ne s'entendait pas lui-même; si par hasard vous avez raison, vous m'aurez fait revenir de loin.

LE COMTE.

Il n'y aura rien de moins étonnant que votre surprise, mon aimable ami. Vous jugez d'après le préjugé reçu qui s'obstine à regarder Locke comme un penseur: je consens aussi de tout mon coeur à le regarder comme tel, pourvu qu'on m'accorde (ce qui ne peut, je crois, être nié) que ses pensées ne le mènent pas loin. Il aura beaucoup regardé, si l'on veut, mais peu vu. Toujours il s'arrête au premier aperçu; et dès qu'il s'agit d'examiner des idées abstraites, sa vue se trouble. Je puis encore vous en donner un exemple singulier qui se présente à moi dans ce moment.

Locke avait dit que les corps ne peuvent agir les uns sur les autres que par voie de contact: Tangere enim et tange nisi corpus nulla potest res (1). Mais lorsque Newton publia son fameux livre des Principes, Locke avec cette faiblesse et cette précipitation de jugement qui sont, quoi qu'on en puisse dire, le caractère distinctif de son esprit, se hâta de déclarer: qu'il avait appris dans l'incomparable livre du judicieux M. Newton (2) que Dieu était bien le maître de faire ce qu'il voulait de la matière, et par conséquent de lui communiquer le pouvoir d'agir à distance; qu'il ne manquerait pas en conséquence, lui Locke, de se rétracter et de faire sa profession de foi dans une nouvelle édition de l'Essai (3).
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(1) Toucher, être touché n'appartient qu'aux seuls corps. (Lucr.) Cet axiome, que l'école de Lucrèce a beaucoup fait retentir, signifie néanmoins précisément: que nul corps ne peut être touché sans être touché. - Pas davantage; réglons notre admiration sur l'importance de la découverte.
(2) Il est visible que ces deux épithètes se battent; car si Newton n'était que judicieux, son livre ne pouvait être incomparable; et si le livre était incomparable, l'auteur devait plus être que judicieux. - Le judicieux Newton rappelle trop le joli Corneille, né du joli Turenne.
(3) Liv. 14, ch. III, §6, p. 149, note.

Malheureusement le judicieux Newton déclara rondement dans une de ses lettres théologiques au docteur Bentley, qu'une telle opinion ne pouvait se loger que dans la tête d'un sot (1). Je suis parfaitement en sûreté de conscience pour ce soufflet appliqué sur la joue de Locke avec la main de Newton. Appuyé sur cette grande autorité, je vous répète avec un surcroît d'assurance que, dans la question dont je vous parlais tout à l'heure, Locke ne s'entendait pas lui-même, pas plus que sur celle de la gravitation; et rien n'est plus évident. La question avait commencé entre l'évêque et lui pour savoir si un être purement matériel pouvait penser ou non (2). Locke conclut que: Sans le secours de la révélation, on ne pourra jamais savoir si Dieu n'a pas jugé à propos de joindre et de fixer à une matière dûment disposée une substance immatérielle pensante (3). Vous voyez, messieurs, que tout ceci n'est que la comédie anglaise Much ado about nothing (4). Qu'est-ce que veut dire cet homme? et qui a jamais douté que Dieu ne puisse unir le principe pensant à la matière organisée? Voilà ce qui arrive aux matérialistes de toutes les classes: en croyant soutenir que la matière pense, ils soutiennent, sans y prendre garde, qu'elle peut être unie à la substance pensante; ce que personne n'est tenté de leur disputer. Mais Locke, si ma mémoire ne me trompe absolument, a soutenu l'identité de ces deux suppositions (5); en quoi il faut convenir que, s'il est plus coupable, il est aussi moins ridicule.
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(1) Newton n'est pas si laconique; voilà ce qu'il dit, à la vérité dans le même sens: « La supposition d'une gravité innée, inhérente et essentielle à la matière, tellement qu'un corps puisse agir sur un autre à distance, est pour moi une si grande absurdité, que je ne crois pas qu'un homme qui jouit d'une faculté ordinaire de méditer sur les objets physiques puisse jamais l'admettre. » (Lettres de Newton au docteur Bentley. 3me lettre du 11 février 1693, dans la Bibliothèque britann., février 1797, vol. IV, no. 30, p. 492.) (Note de l'éditeur.)
(2) That possibly we shall never be able to know whether mere material Beings think, or not, etc. XVI, pag. 144. Voilà qui est clair.
(3) It being impossible for us... without revelation to discover whether omnipotence has not given to some system of matter fitly disposed, a power to perceive and think, or else joined and fixed to matter fitly disposed a thinking immaterial substance. (Liv. IV, ch. III, §6.)
(4) Beaucoup de bruit pour rien. C'est le titre d'une comédie de Shakespeare.
(5) Il n'y a rien de si vrai comme on vient de le voir dans le passage où il accorde libéralement au Créateur le pouvoir de donner à la matière la faculté de penser; ou, en d'autres termes (OR ELSE), de coller ensemble les deux substances.
C'était un subtil logicien que celui qui confondait ces deux choses!

J'aurais envie aussi et même j'aurais droit de demander à ce philosophe, qui a tant parlé des sens et qui leur accorde tant, de quel droit il lui a plu de décider: Que la vue est le plus instructif des sens (1). La langue française, qui est une assez belle oeuvre spirituelle, n'est pas de cet avis; elle qui possède le mot sublime d'entendement où toute la théorie de la parole est écrite (2). Mais qu'attendre d'un philosophe qui nous dit sérieusement: Aujourd'hui que les langues sont faites (3)! - Il aurait bien dû nous dire quand elles ont été faites, et quand elles n'étaient pas faites.
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(1) That most instructive of our senses, seeing. II, 23, 12.
(2) Je ne veux point repousser ce compliment adressé à la langue française; mais il est vrai cependant que Locke, dans cet endroit, semble bien avoir traduit Descartes, qui a dit: Visum sensuum nobilissimus (Dioptr. I.) On ne se tromperait peut-être pas en disant que l'ouïe est à la vue ce que la parole est à l'écriture. (Note de l'éditeur.)
(3) Now that languages are made. (Ibid., XXII, §2.)

Que n'ai-je le temps de m'enfoncer dans toute sa théorie des idées simples, complexes, réelles, imaginaires, adéquates, etc.; les unes provenant des sens, et les autres de la réflexion! Que ne puis-je surtout vous parler à mon aise de ses idées archétypes, mot sacré pour les platoniciens qui l'avaient placé dans le ciel, et que cet imprudent Breton en tira sans savoir ce qu'il faisait! Bientôt son venimeux disciple le saisit à son tour pour le plonger dans les boues de sa grossière esthétique. « Les métaphysiciens modernes, nous dit ce dernier, ont assez mis en usage ce terme d'idées archétypes (1). » Sans doute, comme les moralistes on fort employé celui de chasteté mais, que je sache, jamais comme synonyme de prostitution.
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(1) Essai sur l'origine des connaissances humaines. (Sect. III, §5.) Pourquoi modernes, puisque le mot archétype est ancien et même antique? et pourquoi assez en usage, puisque l'académie, au mot archétype, nous dit que ce mot n'est guère en usage que dans l'expression monde archétype?

Locke est peut-être le seul auteur connu qui ait pris la peine de réfuter son livre entier ou de le déclarer inutile, dès le début, en nous disant que toutes nos idées nous viennent par les sens ou par la réflexion. Mais qui a jamais nié que certaines idées nous viennent par les sens, et qu'est-ce que Locke veut nous apprendre? Le nombre des perceptions simples étant nul, comparé aux innombrables combinaisons de la pensée, il demeure démontré, dès le premier chapitre du second livre, que l'immense majorité de nos idées ne vient pas des sens. Mais d'où vient-elle donc? la question est embarrassante, et de là vient que ses disciples, craignant les conséquences, ne parlent plus de la réflexion, ce qui est très prudent (1).
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(1) Condillac, Art de penser. Chap. I. Logique, chap. VII.

Locke ayant commencé son livre, sans réflexion et sans aucune connaissance approfondie de son sujet, il n'est pas étonnant qu'il ait constamment battu la campagne. Il avait d'abord mis en thèse que toutes nos idées nous viennent des sens ou de la réflexion. Talonné ensuite par son évêque qui le serrait de près, et peut-être aussi par sa conscience, il en vint à convenir que les idées générales, (qui seules constituent l'être intelligent) ne venaient ni des sens ni de la réflexion, mais qu'elles étaient des inventions et des CRÉATURES de l'esprit humain (1). Car, suivant la doctrine de ce grand philosophe, l'homme fait les idées générales avec des idées simples, comme il fait un bateau avec des planches; de manière que les idées générales les plus relevées ne sont que des collections, ou, comme dit Locke, qui cherche toujours les expressions grossières, des compagnies d'idées simples (2).
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(1) General ideas come not into the mind by sensation or reflection; but are the Creatures, or inventions of understanding (Liv. II, ch. XXII, §3) consisting of a company of simple ideas combined (Ibid., liv. II, ch. XXII, §3).
(2) Nor that they are ALL of them the images or the representations of what does exist; the contrary whereof in ALL, BUT the primary qualities of bodies, has been already showed. (Liv. II, ch. XXX, §2.)

Si vous voulez ramener ces hautes conceptions à la pratique, considérez, par exemple, l'église de Saint-Pierre à Rome. C'est une idée générale passable. Au fond cependant tout se réduit à des pierres qui sont des idées simples. Ce n'est pas grand'chose, comme vous voyez: et toutefois le privilège des idées simples est immense, puisque Locke a découvert encore qu'elles sont toutes réelles, EXCEPTÉ TOUTES. Il n'excepte de cette petite exception que les qualités premières des corps (1).
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(1) On peut s'étonner, avec grande raison, de cette étrange expression: Toutes les idées simples, exceptés les qualités premières des corps; mais telle est cette philosophie aveugle, matérielle, grossière au point qu'elle en vient à confondre les choses avec les idées des choses; et Locke dira également: Toutes les idées, excepté telle qualité; ou toutes les qualités, excepté cette idée.

Mais admirez ici, je vous prie, la marche lumineuse de Locke: il établit d'abord que toutes nos idées nous viennent des sens ou de la réflexion, et il saisit cette occasion de nous dire: Qu'il entend par réflexion la connaissance que l'âme prend de ses différentes opérations (1). Appliqué ensuite à la torture de la vérité, il confesse: Que les idées générales ne viennent ni des sens ni de la réflexion, mais qu'elles sont créées, ou, comme il le dit ridiculement, INVENTÉES par l'esprit humain. Or la réflexion venant d'être expressément exclue par Locke, il s'ensuit que l'esprit humain invente les idées générales sans réflexion, c'est-à-dire sans aucune connaissance ou examen de ses propres opérations. Mais toute idée qui ne provient ni du commerce de l'esprit avec les objets extérieurs, ni du travail de l'esprit sur lui-même, appartient nécessairement à la substance de l'esprit. Il y a donc des idées innées ou antérieures à toute expérience: je ne vois pas de conséquence plus inévitable, mais ceci ne doit pas étonner. Tous les écrivains qui se sont exercés contre les idées innées se sont trouvés conduits par la seule force de la vérité à faire des aveux plus ou moins favorables à ce système. Je n'excepte pas même Condillac, quoiqu'il ait été peut-être le philosophe du XVIIIe siècle le plus en garde contre sa conscience. Au reste je ne veux pas comparer ces deux hommes dont le caractère est bien différent: l'un manque de tête et l'autre de front. Quels reproches cependant n'est-on pas en droit à faire à Locke, et comment pourrait-on le disculper d'avoir ébranlé la morale pour renverser les idées innées sans savoir ce qu'il attaquait? Lui-même, dans le fond de son coeur, sentait qu'il se rendait coupable; mais, dit-il pour s'excuser en se trompant lui-même, la vérité est avant tout (2). Ce qui signifie que la vérité est avant la vérité. Le plus dangereux peut-être et le plus coupable de ces funestes écrivains qui ne cesseront d'accuser le dernier siècle auprès de la postérité, celui qui a employé le plus de talent avec le plus de sang-froid pour faire le plus de mal, Hume, nous a dit aussi dans l'un de ses terribles Essais: Que la vérité est avant tout; que la critique montre peu de candeur à l'égard de certains philosophes en leur reprochant les coups que leurs opinions peuvent porter à la morale et à la religion, et que cette injustice ne sert qu'à retarder la découverte de la vérité (X). Mais nul homme, à moins qu'il ne veuille se tromper lui-même, ne sera la dupe de ce sophisme perfide. Nulle erreur ne peut être utile, comme nulle vérité ne peut nuire. Ce qui trompe sur ce point, c'est que, dans le premier cas, on confond l'erreur avec quelque élément vrai qui s'y trouve mêlé et qui agit en bien suivant sa nature, malgré le mélange; et que, dans le second cas, on confond encore la vérité annoncée avec la vérité reçue. On peut sans doute l'exposer imprudemment, mais jamais elle ne nuit que parce qu'on la repousse; au lieu que l'erreur, dont la connaissance ne peut être utile que comme celle des poisons, commence à nuire du moment où elle a pu se faire recevoir sous le masque de sa divine ennemie. Elle nuit donc parce qu'on la reçoit, et la vérité ne peut nuire que parce qu'on la combat: ainsi tout ce qui est nuisible en soi est faux, comme tout ce qui est utile en soi est vrai. Il n'y a rien de si clair pour celui qui a compris.
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(1) Liv. II, ch. I, §4.
(2) But, after all, the greatest reverence (révérence!) is due to Truth. (Liv. I, ch. IV, §25.)

Aveuglé néanmoins par son prétendu respect pour la vérité, qui n'est cependant, dans ces sortes de cas, qu'un délit public déguisé sous un beau nom, Locke, dans le premier livre de son triste Essai, écume l'histoire et les voyages pour faire rougir l'humanité. Il cite les dogmes et les usages les plus honteux; il s'oublie au point d'exhumer d'un livre inconnu une histoire qui fait vomir; et il a soin de nous dire que le livre étant rare, il a jugé à propos de nous réciter l'anecdote dans les propres termes de l'auteur (1), et tout cela pour établir qu'il n'y a point de morale innée. C'est dommage qu'il ait oublié de produire une nosologie pour démontrer qu'il n'y a point de santé.
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(1) A remarquable passage to this purpose out of the voyage of Baumgarten, which is a book not every day to be met with, I shall set down at large in the language it is published in. (Liv. I, ch. III, §9.)

En vain Locke, toujours agité intérieurement, cherche à se faire illusion d'une autre manière par la déclaration expresse qu'il nous fait: « Qu'en niant une loi innée, il n'entend point du tout nier une loi naturelle, c'est-à-dire une loi antérieure à toute loi positive (1). » Ceci est, comme vous voyez, un nouveau combat entre la conscience et l'engagement. Qu'est-ce en effet que cette loi naturelle? Et si elle n'est ni positive ni innée, où est sa base? Qu'il nous indique un seul argument valable contre la loi innée qui n'ait pas la même force contre la loi naturelle. Celle-ci, nous dit-il, peut être reconnue par la seule lumière de la raison, sans le secours d'une révélation positive (2). Mais qu'est-ce donc que la lumière de la raison? Vient-elle des hommes? elle est positive; vient-elle de Dieu? elle est innée.
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(1) I would not here be mistaken, as if, because I deny an innate law, I thought there were none but positive law, etc. (Liv. II, ch. III, §13.)
(2) I think they equally forsake the truth, who, running into contrary extremes, either affirm an innate law, or deny that there is a law knowable by the light of nature, i.e., without the help of positive revelation. (Ibid.)

Si Locke avait eu plus de pénétration, ou plus d'attention, ou plus de bonne foi, au lieu de dire: Une telle idée n'est point dans l'esprit d'un tel peuple, donc elle n'est pas innée, il aurait dit au contraire: donc elle est innée pour tout homme qui la possède; car c'est une preuve que si elle ne préexiste pas, jamais les sens ne lui donneront naissance, puisque la nation qui en est privée a bien cinq sens comme les autres; et il aurait recherché comment et pourquoi telle ou telle idée a pu être détruite ou dénaturée dans l'esprit d'une telle famille humaine. Mais il était bien loin d'une pensée aussi féconde (XI), lui qui s'oublie de nouveau jusqu'à soutenir qu'un seul athée dans l'univers lui suffirait pour nier légitimement que l'idée de Dieu soit innée dans l'homme (1); c'est-à-dire encore qu'un seul enfant monstrueux, né sans yeux, par exemple, prouverait que la vue n'est pas naturelle à l'homme; mais rien n'arrêtait Locke. Ne nous a-t-il pas dit intrépidement que la voix de la conscience ne prouve rien en faveur des principes innés, vu que chacun peut avoir la sienne (2).
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(1) Whatsoever is innate must be universal in the strictest sense (erreur énorme!) one exception is a sufficient proof against it. (Liv. I, ch. IV, §8, note 2.)
(2) Some men with the same bent of conscience prosecute what others avoid. (Ibid., ch. 3, §8.) Accordez cette belle théorie, qui permet à chacun d'avoir sa conscience, avec la loi naturelle antérieure à toute loi positive!

C'est une chose bien étrange qu'il n'ait jamais été possible de faire comprendre, ni à ce grand patriarche, ni à sa triste postérité, la différence qui se trouve entre l'ignorance d'une loi et les erreurs admises dans l'application de cette loi (1). Une femme indienne sacrifie son nouveau-né à la déesse Gonza, ils disent: Donc il n'y a point de morale innée; au contraire, il faut dire encore: Donc elle est innée; puisque l'idée du devoir est assez forte chez cette malheureuse mère, pour la déterminer à sacrifier à ce devoir le sentiment le plus tendre et le plus puissant sur le coeur humain. Abraham se donna jadis un mérite immense en se déterminant à ce même sacrifice qu'il croyait avec raison réellement ordonné; il disait précisément comme la femme indienne: La divinité a parlé; il faut fermer les yeux et obéir. L'un, pliant sous l'autorité divine qui ne voulait que l'éprouver, obéissait à un ordre sacré et direct; l'autre, aveuglée par une superstition déplorable, obéit à un ordre imaginaire; mais, de part et d'autre, l'idée primitive est la même: c'est celle du devoir, portée au plus haut degré d'élévation. Je le dois! voilà l'idée innée dont l'essence est indépendante de toute erreur dans l'application. Celles que les hommes commettent tous les jours dans leurs calculs prouveraient-elles, par hasard, qu'il n'ont pas l'idée du nombre? Or, si cette idée n'était innée, jamais ils ne pourraient l'acquérir; jamais ils ne pourraient même se tromper: car se tromper, c'est s'écarter d'une règle antérieure et connue. Il en est de même des autres idées; et j'ajoute, ce qui me paraît clair de soi-même, que, hors de cette supposition, il devient impossible de concevoir l'homme, c'est-à-dire, l'unité ou l'espèce humaine; ni, par conséquent, aucun ordre relatif à une classe donnée d'êtres intelligents (2).
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(1) Avec la permission encore de l'interlocuteur, je crois qu'il se trompe. Les hommes qu'il a en vue comprennent très bien, mais ils refusent d'en convenir. Ils mentent au monde après avoir menti à eux-mêmes: c'est la probité qui leur manque bien plus que le talent. Voy. les oeuvres de Condillac; la conscience qui les parcourt n'y sent qu'une mauvaise foi obligée. (Note de l'éditeur.)
(2) Nos âmes sont créées en vertu d'un décret général, par lequel nous avons toutes les notions qui nous sont nécessaires. (De la Rech. de la vér., liv. I, chap. III, no. 2.)
Ce passage de Mallebranche semble se placer ici fort à propos. En effet, tout être cognitif ne peut être ce qu'il est, ne peut appartenir à une telle classe et ne peut différer d'une autre, que par les idées innées.

Il faut convenir aussi que les critiques de Locke l'attaquaient mal en distinguant les idées et ne donnant pour idées innées que les idées morales du premier ordre, ce qui semblait faire dépendre la solution du problème de la rectitude de ces idées. Je ne dis pas qu'on ne leur doive une attention particulière, et ce peut être l'objet d'un second examen; mais pour le philosophe qui envisage la question dans toute sa généralité, il n'y a pas de distinction à faire sur ce point, parce qu'il n'y a point d'idée qui ne soit innée, ou étrangère aux sens par l'universalité dont elle tient sa forme, et par l'acte intellectuel qui la pense.

Toute doctrine rationnelle est fondée sur une connaissance antécédente (XII), car l'homme ne peut rien apprendre que parce qu'il sait. Le syllogisme et l'induction partant donc toujours de principes posés comme déjà connus (XIII), il faut avouer qu'avant de parvenir à une vérité particulière nous la connaissons déjà en partie (XIV). Observez, par exemple, un triangle actuel ou sensible (XV): certainement vous l'ignoriez avant de le voir; cependant vous connaissiez déjà non pas ce triangle, mais le triangle ou la triangularité; et voilà comment on peut connaître et ignorer la même chose sous différents rapports. Si l'on se refuse à cette théorie, on tombe inévitablement dans le dilemme insoluble du Ménon de Platon et l'on est forcé de convenir, ou que l'homme ne peut rien apprendre, ou que tout ce qu'il apprend n'est qu'une réminiscence (XVI). Que si l'on refuse d'admettre ces idées premières, il n'y a plus de démonstration possible, parce qu'il n'y a plus de principes dont elle puisse être dérivée (XVII). En effet, l'essence des principes est qu'ils soient antérieurs, évidents, non dérivés, indémontrables, et causes par rapport à la conclusion (XVIII), autrement ils auraient besoin eux-mêmes d'être démontrés; c'est-à-dire qu'ils cesseraient d'être principes, et il faudrait admettre ce que l'école appelle le progrès à l'infini, qui est impossible (XIX). Observez de plus que ces principes, qui fondent les démonstrations, doivent être non seulement connus naturellement, mais plus connus que les vérités découvertes par leur moyen: car tout ce qui communique une chose la possède nécessairement en plus, par rapport au sujet qui la reçoit: et comme, par exemple, l'homme que nous aimons pour l'amour d'un autre est toujours moins aimé que celui-ci, de même toute vérité acquise est moins claire pour nous que le principe qui nous l'a rendue visible (XX); l'illuminant étant par nature plus lumineux que l'illuminé, il ne suffit donc pas de croire à la science, il faut croire de plus au principe de la science (XXI), dont le caractère est d'être à la fois nécessaire et nécessairement cru: car la démonstration n'a rien de commun avec la parole extérieure et sensible qui nie ce qu'elle veut; elle tient à cette parole plus profonde qui est prononcée dans l'intérieur de l'homme (1) et qui n'a pas le pouvoir de contredire la vérité (XXII). Toutes les sciences communiquent ensemble par ces principes communs; et prenez bien garde, je vous en prie, que, par ce mot commun, j'entends exprimer non ce que ces différentes sciences démontrent, mais ce dont elles se servent pour démontrer (XXIII); c'est-à-dire l'universel, qui est la racine de toute démonstration, qui préexiste à toute impression ou opération sensible, et qui est si peu le résultat de l'expérience que, sans lui, l'expérience sera toujours solitaire, et pourra se répéter à l'infini, en laissant toujours un abîme entre elle et l'universel. Ce jeune chien, qui joue avec vous dans ce moment, à joué de même hier et avant-hier. Il a donc joué, il a joué et il a joué, mais point du tout, quant à lui, trois fois, comme vous; car si vous supprimez l'idée-principe, et par conséquent préexistante, du nombre, à laquelle l'expérience puisse se rapporter, un et un ne sont jamais que ceci et cela, mais jamais deux.
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(1) Cette parole, conçue dans Dieu même et par laquelle Dieu se par à lui-même, est le Verbe incréé. (Bourdaloue, Serm. sur la parole de Dieu. Exorde.)
Sans doute, et la raison seule pourrait s'élever jusque-là; mais, par une conséquence nécessaire: Cette parole, conçue dans l'homme même, et par laquelle l'homme se parle à lui-même, est le verbe créé à la ressemblance de son modèle. Car la pensée (ou le verbe humain) n'est que la parole de l'esprit qui se parle à lui-même. (Platon, sup. pag. 98.)

Vous voyez, messieurs, que Locke est pitoyable avec son expérience, puisque la vérité n'est qu'une équation entre la pensée de l'homme et l'objet connu (1), de manière que si le premier membre n'est pas naturel, préexistant et immuable, l'autre flotte nécessairement; et il n'y a plus de vérité.
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(1) S. Thomas, Voyez pag. 155.

Toute idée étant donc innée par rapport à l'universel dont elle tient sa forme, elle est de plus totalement étrangère aux sens par l'acte intellectuel qui affirme; car la pensée ou la parole (c'est la même chose) n'appartiennent qu'à l'esprit; ou, pour mieux dire, étant l'esprit (1), nulle distinction ne doit être faite à cet égard entre les différents ordres d'idées. Dès que l'homme dit: CELA EST (XXIV), il parle nécessairement en vertu d'une connaissance intérieure et antérieure (XXV), car les sens n'ont rien de commun avec la vérité, que l'entendement seul peut atteindre; et comme ce qui n'appartient point aux sens est étranger à la matière, il s'ensuit qu'il y a dans l'homme un principe immatériel en qui réside la science (2); et les sens ne pouvant recevoir et transmettre à l'esprit que des impressions (3), non seulement la fonction, dont l'essence est de juger, n'est pas aidée par ces impressions, mais elle en est plutôt empêchée et troublée (4). Nous devons donc supposer avec les plus grands hommes que nous avons naturellement des idées intellectuelles qui n'ont point passé par les sens (XXVI), et l'opinion contraire afflige le bon sens autant que la religion (5). J'ai lu que le célèbre Cudworth, disputant un jour avec un de ses amis sur l'origine des idées, lui dit: Prenez, je vous prie, un livre dans ma bibliothèque, le premier qui se présentera sous votre main, et ouvrez-le au hasard; l'ami tomba sur les offices de Cicéron au commencement du premier livre: QUOIQUE depuis un an, etc. - C'est assez, reprit Cudworth; dites-moi de grâce comment vous avez pu acquérir par les sens l'idée de QUOIQUE (6). L'argument était excellent sous une forme très simple: l'homme ne peut parler; il ne peut articuler le moindre élément de sa pensée; il ne peut dire ET, sans réfuter Locke.
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(1) Un être qui ne sait que penser et qui n'a point d'autre action que sa pensée. (Lami, de la Conn. de soi-même, 2e part., 4e réfl.)
Le fond de l'âme n'est point distingué de ses facultés. (Fénélon, Max. des Saints, art. XXVIII.)
(2) Aliquid incorporeum per se in quo insit scientia. (D. Just. quaest. ad orthod. de incorp., et de Deo, et de resurr. mort., quaest. I.)
(3) Spectris autem etiamsi oculi possent feriri, animus qui possit non video, etc. (Cicer. Epist. ad Cons. et alios. XV, 16.)
(4) Functio intellectus potissimum consistit in judicando; atqui ad judicandum phantasia et simulacrem illud corporale nullo modo juvat, set potius impedit. (Lessius, de Immort. animae inter opusc. lib. III, no. 53.)
(5) Arnaud et Nicole, dans la logique de Port-Royal, ou l'Art de penser, Ire part., ch. I.
(6) Cette anecdote, qui m'est inconnue, est probablement racontée quelque part dans le grand ouvrage de Cudworth: Systema intellectuale, publié d'abord en anglais, et ensuite en latin, avec les notes de Laurent Mosheim. Jena, 2 vol. in-fol. Leyde, 4 vol. in 4o. (Note de l'éditeur.)

LE CHEVALIER.

Vous m'avez dit en commençant: Parlez-moi en toute conscience. Permettez que je vous adresse les mêmes paroles: Parlez-moi en toute conscience; n'avez-vous point choisi les passages de Locke qui prêtaient le plus à la critique? La tentation est séduisante, quand on parle d'un homme qu'on n'aime point.

LE COMTE.

Je puis vous assurer le contraire; et je puis vous assurer de plus qu'un examen détaillé du livre me fournirait une moisson bien plus abondante; mais pour réfuter un in-quarto, il en faut un autre; et par qui le dernier serait-il lu, je vous prie? Quand un mauvais livre s'est une fois emparé des esprits, il n'y a plus, pour les désabuser, d'autre moyen que celui de montrer l'esprit général qui l'a dicté; d'en classer les défauts, d'indiquer seulement les plus saillants et de s'en fier du reste à la conscience de chaque lecteur. Pour rendre celui de Locke de tous points irréprochable, il suffirait à mon avis d'y changer deux mots. Il est intitulé: Essai sur l'entendement humain; écrivons seulement: Essai sur l'entendement de Locke; jamais livre n'aura mieux rempli son titre. L'ouvrage est le portrait entier de l'auteur, et rien n'y manque (1). On y reconnaîtrait aisément un honnête homme et même un homme de sens, mais pipé par l'esprit de secte qui le mène sans qu'il s'en aperçoive ou sans qu'il veuille s'en apercevoir; manquant d'ailleurs de l'érudition philosophique la plus indispensable et de toute profondeur dans l'esprit. Il est véritablement comique lorsqu'il nous dit sérieusement qu'il a pris la plume pour donner à l'homme des règles par lesquelles une créature raisonnable puisse diriger sagement ses actions, ajoutant que pour arriver à ce but il s'était mis en tête que ce qu'il y aurait de plus utile serait de fixer avant tout les bornes de l'esprit humain (2). Jamais on ne se mit en tête rien d'aussi fou; car d'abord, pour ce qui est de la morale, je m'en fierais plus volontiers au sermon sur la montagne qu'à toutes les billevesées scolastiques dont Locke a rempli son livre, et qui sont bien ce qu'on peut imaginer de plus étranger à la morale. Quant aux bornes de l'entendement humain, tenez pour sûr que l'excès de la témérité est de vouloir les poser, et que l'expression même n'a point de sens précis; mais nous en parlerons une autre fois, d'autant qu'il y a bien des choses intéressantes à dire sur ce point. Dans ce moment, c'est assez d'observer que Locke en impose ici d'abord à lui-même et ensuite à nous. Il n'a voulu réellement rien dire de ce qu'il dit. Il a voulu contredire, et rien de plus. Vous rappelez-vous ce Boindin du temple du goût,

    Criant: Messieurs, je suis ce juge intègre
    Qui toujours juge, argue et contredit.

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(1) Jean Le Clerc écrivit jadis sous le portrait de Locke:
    Lockius humanae pingens penetralia mentis
    Ingenium solus pinxerit ipse solum.
Il a raison.
(2) Avant-propos, §7.

Voilà l'esprit qui animait Locke. Ennemi de toute autorité morale, il en voulait aux idées reçues, qui sont une grande autorité. Il en voulait par-dessus tout à son Église, que j'aurais plus que lui le droit de haïr, et que je vénère cependant dans un certain sens, comme la plus raisonnable parmi celles qui n'ont pas raison. Locke ne prit donc la plume que pour arguer et contredire, et son livre, purement négatif, est une des productions nombreuses enfantées par ce même esprit qui a gâté tant de talents bien supérieurs à celui de Locke. L'autre caractère frappant, distinctif, invariable de ce philosophe, c'est la superficialité (permettez-moi de faire ce mot pour lui); il ne comprend rien à fond, il n'approfondit rien; mais ce que je voudrais surtout vous faire remarquer chez lui comme le signe le plus décisif de la médiocrité, c'est le défaut qu'il a de passer à côté des plus grandes questions sans s'en apercevoir. Je puis vous en donner un exemple frappant qui se présente dans ce moment à ma mémoire. Il dit quelque part avec un ton magistral véritablement impayable: J'avoue qu'il m'est tombé en partage une de ces âmes lourdes, qui ont le malheur de ne pas comprendre qu'il soit plus nécessaire à l'âme de penser toujours qu'au corps d'être toujours en mouvement; la pensée, ce me semble, étant à l'âme ce que le mouvement est au corps (1). Ma foi! j'en demande bien pardon à Locke, mais je ne trouve dans ce beau passage rien à retrancher que la plaisanterie. Où donc avait-il vu de la matière en repos? Vous voyez qu'il passe, comme je vous le disais tout à l'heure, à côté d'un abîme sans le voir. Je ne prétends point soutenir que le mouvement soit essentiel à la matière, et je la crois surtout indifférente à toute direction; mais enfin il faut savoir ce qu'on dit, et lorsqu'on n'est pas en état de distinguer le mouvement relatif et le mouvement absolu, on pourrait fort bien se dispenser d'écrire sur la philosophie.
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(1) Liv. II, ch. II, §10.

Mais voyez, en suivant cette même comparaison qu'il a si mal choisie, tout le parti qu'il était possible d'en tirer en y apportant d'autres yeux. Le mouvement est au corps ce que la pensée est à l'esprit; soit, pourquoi donc n'y aurait-il pas une pensée relative et une pensée absolue? relative, lorsque l'homme se trouve en relation avec les objets sensibles et avec ses semblables, et qu'il peut se comparer à eux; absolue, lorsque cette communication étant suspendue par le sommeil ou par d'autres causes non régulières, la pensée n'est plus emportée que par le mobile supérieur qui emporte tout. Pendant que nous reposons ici tranquillement sur nos sièges dans un repos parfait pour nos sens, nous volons réellement dans l'espace avec une vitesse qui effraie l'imagination, puisqu'elle est au moins de trente werstes par seconde, c'est-à-dire qu'elle excède près de cinquante fois celle d'un boulet de canon; et ce mouvement se complique encore avec celui de rotation qui est à peu près égal sous l'équateur, sans que nous ayons néanmoins la moindre connaissance sensible de ces deux mouvements: or comment prouvera-t-on qu'il est impossible à l'homme de penser comme de se mouvoir, avec le mobile supérieur, sans le savoir? il sera fort aisé de s'écrier: Oh! c'est bien différent! mais pas tout à fait si aisé, peut-être, de le prouver. Chaque homme au reste a son orgueil dont il est difficile de se séparer absolument; je vous confesserai donc naïvement qu'il m'est tombé en partage une âme assez lourde pour croire que ma comparaison n'est pas plus lourde que celle de Locke.

Prenez encore ceci pour un de ces exemples auxquels il en faut rapporter d'autres. Il n'y a pas moyen de tout dire; mais vous êtes bien les maîtres d'ouvrir au hasard le livre de Locke: je prends sans balancer l'engagement de vous montrer qu'il ne lui est pas arrivé de rencontrer une seule question importante qu'il n'ait traitée avec la même médiocrité; et puisqu'un homme médiocre peut ainsi le convaincre de médiocrité, jugez de ce qui arriverait si quelque homme supérieur se donnait la peine de le dépecer.

LE SÉNATEUR.

Je ne sais si vous prenez garde au problème que vous faites naître sans vous en apercevoir, car plus vous accumulez de reproches contre le livre de Locke, et plus vous rendez inexplicable l'immense réputation dont il jouit.

LE COMTE.

Je ne suis point fâché de faire naître un problème qu'il n'est pas extrêmement difficile de résoudre, et puisque notre jeune ami m'a jeté dans cette discussion, je la terminerai volontiers au profit de la vérité.

Qui mieux que moi connaît toute l'étendue de l'autorité si malheureusement accordée à Locke, et qui jamais en a gémi de meilleure foi? Ah! que j'en veux à cette génération futile qui en a fait son oracle, et que nous voyons encore emprisonnée (1), pour ainsi dire, dans l'erreur par l'autorité d'un vain nom qu'elle-même a créé dans sa folie! que j'en veux surtout à ces Français qui ont abandonné, oublié, outragé même le Platon chrétien né parmi eux, et dont Locke n'était pas digne de tailler les plumes, pour céder le sceptre de la philosophie rationnelle à cette idole ouvrage de leurs mains, à ce faux dieu du XVIIIe siècle, qui ne sait rien, qui ne dit rien, qui ne peut rien, et dont ils ont élevé le piédestal devant la face du Seigneur, sur la foi de quelques fanatiques encore plus mauvais citoyens que mauvais philosophes! Les Français ainsi dégradés par de vils instituteurs, qui leur apprenaient à ne plus croire à la France, donnaient l'idée d'un millionnaire assis sur un coffre-fort qu'il refuse d'ouvrir, et de la tendant une main ignoble à l'étranger qui sourit.
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(1) LOCKED fast in.

Mais que cette idolâtrie ne vous surprenne point. La fortune des livres serait le sujet d'un bon livre. Ce que Sénèque a dit des hommes est encore plus vrai peut-être des monuments de leur esprit. Les uns ont la renommée et les autres la méritent (1). Si les livres paraissent dans des circonstances favorables, s'ils caressent de grandes passions, s'ils ont pour eux le fanatisme prosélytique d'une secte nombreuse et active, ou, ce qui passe tout, la faveur d'une nation puissante, leur fortune est faite; la réputation des livres, si l'on excepte peut-être ceux des mathématiciens (XXVII), dépend bien moins de leur mérite intrinsèque que des circonstances étrangères à la tête desquelles je place, comme je viens de vous le dire, la puissance de la nation qui a produit l'auteur. Si un homme tel que le P. Kircher, par exemple, était né à Paris ou à Londres, son buste serait sur toutes les cheminées, et il passerait pour démontré qu'il a tout vu ou entrevu. Tant qu'un livre n'est pas, s'il est permis de s'exprimer ainsi, poussé par une nation influente, il n'obtiendra jamais qu'un succès médiocre; je pourrais vous en citer cent exemples. Raisonnez d'après ces considérations qui me paraissent d'une vérité palpable, et vous verrez que Locke a réuni en sa faveur toutes les chances possibles. Parlons d'abord de sa patrie. Il était Anglais: l'Angleterre est faite sans doute pour briller à toutes les époques; mais ne considérons dans ce moment que le commencement du XVIIIe siècle. Alors elle possédait Newton, et faisait reculer Louis XIV. Quel moment pour ses écrivains! Locke en profita. Cependant son infériorité est telle qu'il n'aurait pas réussi, du moins à ce point, si d'autres circonstances ne l'avaient favorisé. L'esprit humain, suffisamment préparé par le protestantisme, commençait à s'indigner de sa propre timidité, et se préparait à tirer hardiment toutes les conséquences des principes posés au XVIe siècle. Une secte épouvantable commençait de son côté à s'organiser; c'était une bonne fortune pour elle qu'un livre composé par un très honnête homme et même par un Chrétien raisonnable, où tous les germes de la philosophie la plus abjecte et la plus détestable se trouvaient couverts par une réputation méritée, enveloppés de formes sages et flanqués même au besoin de quelques textes de l'Écriture sainte; le génie du mal ne pouvait donc recevoir ce présent que de l'une des tribus séparées, car le perfide amalgame eût été, dans Jérusalem, ou prévenu ou flétri par une religion vigilante et inexorable. Le livre naquit donc où il devait naître, et partit d'une main faite exprès pour satisfaire les plus dangereuses vues. Locke jouissait à juste titre de l'estime universelle. Il s'intitulait Chrétien, même il avait écrit en faveur du Christianisme suivant ses forces et ses préjugés, et la mort la plus édifiante venait de terminer pour lui une vie sainte et laborieuse (2). Combien les conjurés devaient se réjouir de voir un tel homme poser tous les principes dont ils avaient besoin, et favoriser surtout le matérialisme par délicatesse de conscience! Ils se précipitèrent donc sur le malheureux Essai, et le firent valoir avec une ardeur dont on ne peut avoir d'idée, si l'on n'y a fait une attention particulière. Il me souvient d'avoir frémi jadis en voyant l'un des athées les plus endurcis peut-être qui aient jamais existé, recommander à d'infortunés jeunes gens la lecture de Locke abrégé, et pour ainsi dire concentré par une plume italienne qui aurait pu s'exercer d'une manière plus conforme à sa vocation. Lisez-le, leur disait-il avec enthousiasme, relisez-le: apprenez le par coeur: il aurait voulu, comme disait Mme de Sévigné, le leur donner en bouillons. Il y a une règle sûre pour juger les livres comme les hommes, même sans les connaître: il suffit de savoir par qui ils sont aimés, et par qui ils sont haïs. Cette règle ne trompe jamais, et déjà je vous l'ai proposée à l'égard de Bacon. Dès que vous le voyez mis à la mode par les encyclopédistes, traduit par un athée et loué sans mesure par le torrent des philosophes du dernier siècle, tenez pour sûr, sans autre examen, que sa philosophie est, du moins dans ses bases générales, fausse et dangereuse. Par la raison contraire, si vous voyez ces mêmes philosophes embarrassés souvent par cet écrivain, et dépités contre quelques-unes de ses idées, chercher à les repousser dans l'ombre et se permettre même de le mutiler habilement ou d'altérer ses écrits, soyez sûr encore, et toujours sans autre examen, que les oeuvres de Bacon présentent de nombreuses et magnifiques exceptions aux reproches généraux qu'on est en droit de leur adresser. Ne croyez pas cependant que je veuille établir aucune comparaison entre ces deux hommes. Bacon, comme philosophe moraliste, et même comme écrivain en un certain sens, aura toujours des droits à l'admiration des connaisseurs; tandis que l'Essai sur l'entendement humain est très certainement, et soit qu'on le nie ou qu'on en convienne, tout ce que le défaut absolu de génie et de style peut enfanter de plus assommant.
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(1) Sénèque est assez riche en maximes pour qu'il ne soit pas nécessaire que ses amis lui en prêtent. Celle dont il s'agit ici appartient à Juste Lipse: Quidam merentur famum, quidam habent. (Just. Lips., Epist. cent. I, Epist. I.) (Note de l'éditeur.)
(2) On peut en lire la relation dans la petite histoire des philosophes de Saverien.

Si Locke, qui était un très honnête homme, revenait au monde, il pleurerait amèrement en voyant ses erreurs, aiguisées par la méthode française, devenir la honte et le malheur d'une génération entière. Ne voyez-vous pas que Dieu a proscrit cette vile philosophie, et qu'il lui a plu même de rendre l'anathème visible? Parcourez tous les livres de ses adeptes, vous n'y trouverez pas une ligne dont le goût et la vertu daignent se souvenir. Elle est la mort de toute religion, de tout sentiment exquis, de tout élan sublime: chaque père de famille surtout doit être bien averti qu'en la recevant sous son toit, il fait réellement tout ce qu'il peut pour en chasser la vie; aucune chaleur ne pouvant tenir devant ce souffle glacial.

Mais pour en revenir à la fortune des livres, vous l'expliquerez précisément comme celle des hommes: pour les uns comme pour les autres, il y a une fortune qui est une véritable malédiction, et n'a rien de commun avec le mérite. Ainsi, messieurs, le succès seul ne prouve rien. Défiez-vous surtout d'un préjugé très commun, très naturel et cependant tout à fait faux: celui de croire que la grande réputation d'un livre suppose une connaissance très répandue et très raisonnée du même livre. Il n'en est rien, je vous l'assure. L'immense majorité ne jugeant et ne pouvant juger que sur parole, un assez petit nombre d'hommes fixent d'abord l'opinion. Ils meurent et cette opinion leur survit. De nouveaux livres qui arrivent ne laissent plus le temps de lire les autres; et bientôt ceux-ci ne sont jugés que sur une réputation vague, fondée sur quelques caractères généraux, ou sur quelques analogies superficielles et quelquefois même parfaitement fausses. Il n'y a pas longtemps qu'un excellent juge, mais qui ne peut cependant que juger ce qu'il connaît, a dit à Paris que le talent ancien le plus ressemblant au talent de Bossuet était celui de Démosthène: or il se trouve que deux belles choses du même genre (deux belles fleurs, par exemple) peuvent différer l'une de l'autre, mais toute sa vie on a entendu dire que Démosthène tonnait, et Bossuet tonnait aussi: or, comme rien ne ressemble à un tonnerre autant qu'un tonnerre, donc; etc. Voilà comment se forment les jugements. La Harpe n'a-t-il pas dit formellement que l'objet du livre entier de l'Essai sur l'entendement humain est de démontrer en rigueur que l'entendement est esprit et d'une nature essentiellement différente de la matière (1)? n'a-t-il pas dit ailleurs: Locke, Clarke, Leibnitz, Fénélon, etc., ont reconnu cette vérité (de la distinction des deux substances (XXVIII))? Pouvez-vous désirer une preuve plus claire que ce littérateur célèbre n'avait pas lu Locke? et pouvez-vous seulement imaginer qu'il se fût donné le tort (un peu comique) de l'inscrire en si bonne compagnie, s'il l'avait vu épuiser toutes les ressources de la plus chicaneuse dialectique pour attribuer de quelque manière la pensée à la matière? Vous avez entendu Voltaire nous dire: Locke, avec son grand sens, ne cesse de nous répéter: Définissez! Mais, je vous le demande encore, Voltaire aurait-il adressé cet éloge au philosophe anglais, s'il avait su que Locke est surtout éminemment ridicule par ses définitions, qui ne sont toutes qu'une tautologie délayée? Ce même Voltaire nous dit encore, dans un ouvrage qui est un sacrilège, que Locke est le Pascal de l'Angleterre (XXIX). Vous ne m'accusez pas, j'espère, d'une aveugle tendresse pour François Arouet: je le supposerai aussi léger, aussi mal intentionné, et surtout aussi mauvais français que vous le voudrez; cependant je ne croirai jamais qu'un homme qui avait tant de goût et de tact se fût permis cette extravagante comparaison, s'il avait jugé d'après lui-même. Quoi donc? le fastidieux auteur de l'Essai sur l'entendement humain, dont le mérite se réduit, dans la philosophie rationnelle, à nous débiter, avec l'éloquence d'un almanach, ce que tout le monde sait ou ce que personne n'a besoin de savoir, et qui serait d'ailleurs totalement inconnu dans les sciences s'il n'avait pas découvert que la vitesse se mesure par la masse; un tel homme, dis-je, est comparé à Pascal - à Pascal! grand homme, avant trente ans; physicien, mathématicien distingué, apologiste sublime, polémique supérieur, au point de rendre la calomnie divertissante; philosophe profond, homme rare en un mot, et dont tous les torts imaginables ne sauraient éclipser les qualités extraordinaires. Un tel parallèle ne permet pas seulement de supposer que Voltaire eût pris connaissance par lui-même de l'Essai sur l'entendement humain. Ajoutez que les gens de lettres français lisaient très peu dans le dernier siècle, d'abord parce qu'ils menaient une vie fort dissipée, ensuite parce qu'ils écrivaient trop, enfin parce que l'orgueil ne leur permettait guère de supposer qu'ils eussent besoin des pensées d'autrui. De tels hommes ont bien d'autres choses à faire que de lire Locke. J'ai de bonnes raisons de soupçonner qu'en général il n'a pas été lu par ceux qui le vantent, qui le citent, et qui ont même l'air de l'expliquer. C'est une grande erreur de croire que pour citer un livre, avec une assez forte apparence d'en parler avec connaissance de cause, il faille l'avoir lu, du moins complètement, et avec attention. On lit le passage ou la ligne dont on a besoin; on lit quelques lignes de l'index sur la foi d'un index; on démêle le passage dont on a besoin pour appuyer ses propres idées; et c'est au fond tout ce qu'on veut: qu'importe le reste (2)? Il y a aussi un art de faire parler ceux qui ont lu; et voilà comment il est très possible que le livre dont on parle le plus soit en effet le moins connu par la lecture. En voilà assez sur cette réputation si grande et si peu méritée: un jour viendra, et peut-être il n'est pas loin, où Locke sera placé unanimement au nombre des écrivains qui ont fait le plus de mal aux hommes. Malgré tous les reproches que je lui ai faits, je n'ai touché cependant qu'une partie de ses torts, et peut-être la moindre. Après avoir posé les fondements d'une philosophie aussi fausse que dangereuse, son fatal esprit se dirigea sur la politique avec un succès non moins déplorable. Il a parlé sur l'origine des lois aussi mal que sur celle des idées; et sur ce point encore il a posé les principes dont nous voyons les conséquences. Ces germes terribles eussent peut-être avorté en silence sous les glaces de son style; animés dans les boues chaudes de Paris, ils ont produit le monstre révolutionnaire qui a dévoré l'Europe.
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(1) Lycée, tom. XXIV. Philos. du 18e siècle, tom. III, art. Diderot.
(2) Je ne voudrais pas pour mon compte gager que Condillac n'avait jamais lu Locke entièrement et attentivement; mais s'il fallait absolument gager pour l'affirmative ou pour la négative, je me déterminerais pour le second parti.

Au reste, messieurs, je n'aurai jamais assez répété que le jugement, que je ne puis me dispenser de porter sur les ouvrages de Locke, ne m'empêche point de rendre à sa personne ou à sa mémoire toute la justice qui lui est due: il avait des vertus, même de grandes vertus; et quoiqu'elles me rappellent un peu ce maître à danser, cité, je crois, par le docteur Swift, qui avait toutes les bonnes qualités imaginables, hormis qu'il était boiteux (1), je ne fais pas moins profession de vénérer le caractère moral de Locke; mais c'est pour déplorer de nouveau l'influence du mauvais principe sur les meilleurs esprits. C'est lui qui règne malheureusement en Europe depuis trois siècles; c'est lui qui nie tout, qui ébranle tout, qui proteste contre tout: sur son front d'airain, il est écrit NON! et c'est le véritable titre du livre de Locke, lequel à son tour peut être considéré comme la préface de toute la philosophie du XVIIIe siècle, qui est toute négative et par conséquent nulle. Lisez l'Essai, vous sentirez à chaque page qu'il ne fut écrit que pour contredire les idées reçues, et surtout pour humilier une autorité qui choquait Locke au-delà de toute expression (XXX). Lui-même nous a dit son secret sans détour. Il en veut à une certaine espèce de gens qui font les maîtres et les docteurs, et qui espèrent avoir meilleur marché des hommes, lorsqu'à l'aide d'une aveugle crédulité ils pourront leur faire AVALER des principes innés sur lesquels il ne sera pas permis de disputer (XXXI). Dans un autre endroit de son livre, il examine comment les hommes arrivent à ce qu'ils appellent leurs principes; et il débute par une observation remarquable: Il peut paraître étrange, dit-il, et cependant rien n'est moins extraordinaire ni mieux prouvé, par une expérience de tous les jours, que des doctrines (il aurait bien dû les nommer) qui n'ont pas une origine plus noble que la superstition d'une nourrice ou l'autorité d'une vieille femme, grandissent enfin, tant dans la religion que dans la morale, jusqu'à la dignité de principes, par l'opération du temps et par la complaisance des auditeurs (2). Il ne s'agit ici ni du Japon ni du Canada, encore moins de faits rares et extraordinaire: il s'agit de ce que tout homme peut voir tous les jours de sa vie. Rien n'est moins équivoque, comme vous voyez; mais Locke me paraît avoir posé les bornes du ridicule, lorsqu'il écrit à la marge de ce beau chapitre: D'où nous est venue l'opinion des principes innés? (XXXII) Il faut être possédé de la maladie du XVIIIe siècle, fils du XVIe, pour attribuer au sacerdoce l'invention d'un système, malheureusement peut-être aussi rare, mais certainement aussi ancien que le bon sens.
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(1) On peut lire un morceau curieux sur Locke dans l'ouvrage déjà cité du docteur James Beattie (On the nature and immutability of truth, London, 1772, in-8o, pag. 16, 17). Après un magnifique éloge du caractère moral de ce philosophe, le docteur est obligé de passer condamnation sur une doctrine absolument inexcusable, qu'il excuse cependant, comme il peut, par une assez mauvaise raison. On croit entendre Boileau sur le compte de Chapelain:

    Qu'on vante en lui la foi, l'honneur, la probité,
    Qu'on prise sa candeur et sa civilité, etc., etc.
    Il est vrai, s'il m'eût cru, qu'il n'eût point fait de vers.

(2) Locke s'exprime en effet dans ce sens, liv. I, ch. III, §22.

Encore un mot sur cette réputation de Locke qui vous embarrassait. La croyez-vous générale? avez-vous compté les voix, ou, ce qui est bien plus important, les avez-vous pesées? Si vous pouviez démêler la voix de la sagesse au milieu des clameurs de l'ignorance et de l'esprit de parti, vous pourriez déjà savoir que Locke est très peu estimé comme métaphysicien dans sa propre patrie (1); que sur le point fondamental de sa philosophie, livré, comme sur beaucoup d'autres, à l'ambiguïté et au verbiage, il est bien convaincu de ne s'être pas entendu lui-même (2); que son premier livre (base de tous les autres) est le plus mauvais de tous (3); que dans le second, il ne traite que superficiellement des opérations de l'âme (4); que l'ouvrage entier est décousu et fait par occasion (5); que sa philosophie de l'âme est très mince, et ne vaut pas la peine d'être réfutée sérieusement (6); qu'elle renferme des opinion aussi absurdes que funestes dans les conséquences (7); que lorsqu'elles ne sont ni fausses ni dangereuses, elles ne sont bonnes que pour les jeunes gens et même encore jusqu'à un certain point (8); que si Locke avait vécu assez pour voir les conséquences qu'on tirait de ses principes, il aurait arraché lui-même avec indignation les pages coupables (9).
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(1) Spectateur français au 19e siècle, tom. I, no 35, pag. 249.
(2) Hume's essays into hum. underst., sect. III. London, 1758, in-4o, pag. 292.
(3) The first book which, submission (ne vous gênez pas, s'il vous plaît) I think the worst. (Beattie, loc. cit., II, 2, 1.) C'est-à-dire que tous les livres sont mauvais, mais que le premier est le pire.
(4) Condillac, Essai sur l'orig. des conn. hum.; Paris, 1798, in-8o, introd., pag. 15.
(5) Condillac, ibid., p. 13. Locke lui-même, avant-propos, loc. cit.
(6) Leibnitz, opp. tom. V, in-4o, pag. 394. Epist. ad Kort, loc. cit. To this philosophical conundrum (la table rase) I confess I can give no serious answer. (Docteur Beattie, ibid.)
(7) Idem, ibid.
(8) Idem. Tom. V, loc. cit.
(9) Beattie, ubi sup., pag. 16, 17.

Au reste, messieurs, nous aurons beau dire, l'autorité de Locke sera difficilement renversée tant qu'elle sera soutenue par les grandes puissances. Dans vingt écrits français du dernier siècle j'ai lu: Locke et Newton! Tel est le privilège des grandes nations: qu'il plût aux Français de dire: Corneille et Vadé! ou même Vadé et Corneille! si l'euphonie, qui décide de bien des choses, avait la bonté d'y consentir, je suis prêt à croire qu'ils nous forceraient à répéter avec eux: Vadé et Corneille!

LE CHEVALIER.

Vous nous accordez une grande puissance, mon cher ami; je vous dois des remerciements au nom de ma nation.

LE COMTE.

Je n'accorde point cette puissance, mon cher chevalier, je la reconnais seulement: ainsi vous ne me devez point de remerciements. Je voudrais d'ailleurs n'avoir que des compliments à vous adresser sur ce point; mais vous êtes une terrible puissance! jamais, sans doute, il n'exista de nation plus aisée à tromper ni plus difficile à détromper, ni plus puissante à tromper les autres. Deux caractères particuliers vous distinguent de tous les peuples du monde: l'esprit d'association et celui de prosélytisme. Les idées chez vous sont toutes nationales et toutes passionnées. Il me semble qu'un prophète, d'un seul trait de son fier pinceau, vous a peints d'après nature, il y a vingt-cinq siècles, lorsqu'il a dit: Chaque parole de ce peuple est une conjuration (1); l'étincelle électrique, parcourant, comme la foudre dont elle dérive, une masse d'hommes en communication, représente faiblement l'invasion instantanée, j'ai presque dit fulminante, d'un goût, d'un système, d'une passion parmi les Français qui ne peuvent vivre isolés. Au moins, si vous n'agissiez que sur vous-mêmes, on vous laisserait faire; mais le penchant, le besoin, la fureur d'agir sur les autres, est le trait le plus saillant de votre caractère. On pourrait dire que ce trait est vous-mêmes. Chaque peuple a sa mission: telle est la vôtre. La moindre opinion que vous lancez sur l'Europe est un bélier poussé par trente millions d'hommes. Toujours affamés de succès et d'influence, on dirait que vous ne vivez que pour contenir ce besoin; et comme une nation ne peut avoir reçu une destination séparée du moyen de l'accomplir, vous avez reçu ce moyen dans votre langue, par laquelle vous régnez bien plus que par vos armes, quoiqu'elles aient ébranlé l'univers. L'empire de cette langue ne tient point à ses formes actuelles: il est aussi ancien que la langue même; et déjà dans le XIIIe siècle, un Italien écrivait en français l'histoire de sa patrie, parce que la langue française courait parmi le monde, et était la plus dilettable à lire et à oïr que nulle autre (2). Il y a mille traits de ce genre. Je me souviens avoir lu jadis une lettre du fameux architecte Christophe Wren, où il examine les dimensions qu'on doit donner à une église. Il les déterminait uniquement par l'étendue de la voix humaine; ce qui devait être ainsi, la prédication étant devenue la partie principale du culte, et presque tout le culte dans les temples qui ont vu cesser le sacrifice. Il fixe donc ses bornes, au-delà desquelles la voix, pour toute oreille anglaise, n'est plus que du bruit; mais, dit-il encore: Un orateur français se ferait entendre de plus loin; sa prononciation étant plus distincte et plus ferme (XXXIII). Ce que Wren a dit de la parole orale me semble encore bien plus vrai de cette parole bien autrement pénétrante qui retentit dans les livres. Toujours celle des Français est entendue de plus loin: car le style est un accent. Puisse cette force mystérieuse, mal expliquée jusqu'ici, et non moins puissante pour le bien que pour le mal, devenir bientôt l'organe d'un prosélytisme salutaire, capable de consoler l'humanité de tous les maux que vous lui avez faits!
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(1) Omnia quae loquitur populus iste, conjuratio est. (Isaïe, VIII, 12.)
(2) Le frère Martin de Canal. Voy. Tiraboschi, Stor. della letter. ital., in-8o, Venise, 1795, tom. IV, l. III, ch. I, pag. 321, no 4.

En attendant, monsieur le chevalier, tant que votre inconcevable nation demeurera engouée de Locke, je n'ai pour le voir enfin mis à sa place d'espoir que dans l'Angleterre. Ses rivaux étant les distributeurs de la renommée en Europe, l'anglomanie qui les a travaillés et ensuite perdus dans le siècle dernier, était extrêmement utile et honorable aux Anglais qui surent en profiter habilement. Nombre d'auteurs de cette nation, tels que Young, Richardson, etc., n'ont été connus et goûtés en Europe que par les traductions et les recommandations françaises. On lit dans les mémoires de Gibbon une lettre où il disait, en parlant du roman de Clarisse: C'est bien mauvais. Horace Walpole, depuis comte d'Oxford, n'en pensait guère plus avantageusement, comme je crois l'avoir lu quelque part dans ses oeuvres (1). Mais l'énergumène Diderot, prodiguant en France à ce même Richardson des éloges qu'il n'eût pas accordés peut-être à Fénélon, les Anglais laissaient dire, et ils avaient raison. L'engouement des Français sur certains points dont les Anglais eux-mêmes, quoique partie intéressée, jugeaient très différemment, sera remarqué un jour. Cependant, comme dans l'étude de la philosophie, le mépris de Locke est le commencement de la sagesse, les Anglais se conduiraient d'une manière digne d'eux, et rendraient un véritable service au monde, s'ils avaient la sagesse de briser eux-mêmes une réputation dont ils n'ont nul besoin. Un cèdre du Liban ne s'appauvrit point, il s'embellit en secouant une feuille morte.
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(1) Je ne suis pas à même de feuilleter ses oeuvres; mais les lettres de madame du Deffant peuvent y suppléer jusqu'à certain point. (In-8o, tom. II, lettre CXXXIIe, 20 mars 1772.)

Que s'ils entreprennent de défendre cette réputation artificielle comme ils défendraient Gibraltar, ma foi! je me retire. Il faudrait être un peu plus fort que je ne le suis pour faire la guerre à la Grande-Bretagne, ayant déjà la France sur les bras. Plutôt que d'être mené en triomphe, convenons, s'il le faut, que le piédestal de Locke est inébranlable... E PUR SI MUOVE.

Mais je ne sais pourquoi, monsieur le chevalier, c'est toujours moi que vous entreprenez, ni pourquoi je me laisse toujours entraîner où vous voulez. Vous m'avez essoufflé au pied de la lettre avec votre malheureux Locke. Pourquoi ne promenez-vous pas de même notre ami le sénateur?

LE CHEVALIER.

Laissez, laissez-moi faire: son tour viendra. Il est plus tranquille d'ailleurs, plus flegmatique que vous. Il a besoin de plus de temps pour respirer librement; et sa raison, sans que je sache bien pourquoi, m'en impose plus que la vôtre. S'il me prend donc fantaisie de fatiguer l'un ou l'autre, je me détermine plus volontiers en votre faveur. Je crois aussi que vous devez cette distinction flatteuse à la communauté de langage. Vingt fois par jour j'imagine que vous êtes Français.

LE SÉNATEUR.

Comment donc, mon cher chevalier, croyez-vous que tout Français ait le droit d'en fatiguer un autre?

LE CHEVALIER.

Ni plus ni moins qu'un Russe a droit d'en fatiguer un autre. Mais sauvons-nous vite, je vous en prie; car je vois, en jetant les yeux sur la pendule, que dans un instant il sera demain.

FIN DU SIXIEME ENTRETIEN.



Denis Constales - dcons@world.std.com - http://world.std.com/~dcons/