Dieu et la Vérité sont une même chose;
d'où il faut conclure que toute vérité que
l'intelligence humaine est capable de recevoir lui vient de
Dieu; que sans lui elle ne connaîtrait aucune
vérité, et qu'il a accordé aux hommes,
suivant les temps et les circonstances, toutes les
vérités qui leur étaient
nécessaires. De cette impuissance de l'homme et de cette
bonté de Dieu découle encore la
nécessité d'une tradition universelle dont on
retrouve en effet les vestiges plus ou moins effacés chez
tous les peuples du monde, selon que l'orgueil de leur esprit et
la corruption de leur coeur les ont plus ou moins
écartés de la source de toute lumière: car
l'erreur vient de l'homme comme la vérité vient de
Dieu; et s'il ne crie vers Dieu, l'homme demeure à
jamais assis dans les ténèbres et dans l'ombre de
la mort (1).
--
(1) Sedentes in tenebris et umbra mortis. Ps. CVI.
10.
L'erreur a mille formes et deux principaux caractères:
la superstition et l'incrédulité. Ou l'homme
altère en lui l'image de Dieu pour l'accommoder à
ses passions, ou, par une passion plus détestable encore,
il pousse la fureur jusqu'à l'en effacer
entièrement. Le premier de ces deux crimes fut, dans les
anciens temps, celui de tous les peuples du monde, un seul
excepté; ils eurent toujours pour le second une
invincible horreur, et les malheureux qui s'en rendaient
coupables furent longtemps eux-mêmes une exception au
milieu de toutes les sociétés. C'est que cette
dernière impiété attaquait à la fois
Dieu et l'existence même des sociétés; le
bon sens des peuples l'avait pressenti; et, en effet, lorsque la
secte infâme d'Épicure eut étendu ses
ravages au milieu de l'empire romain, on put croire un moment
que tout allait rentrer dans le chaos. Tout était perdu
sans doute, si la Vérité elle-même
n'eût choisi ce moment pour descendre sur la terre et pour
y converser avec les hommes (1). Les anciennes
traditions se ranimèrent aussitôt, purifiées
et sanctifiées par des vérités nouvelles;
la société, qui déjà n'était
plus qu'un cadavre prêt à se dissoudre, reprit le
mouvement et la vie, et ce principe de vie, que lui avaient
rendu les traditions religieuses, ne put être
éteint ni par les révolutions des empires, ni par
une longue suite de ces siècles illettrés qu'il
est convenu d'appeler barbares. Les symptômes de mort
ne reparurent qu'au quinzième siècle, qui est
appelé le siècle de la renaissance: c'est
alors que la raison humaine, reprenant son antique orgueil qu'on
avait cru pour jamais terrassé par la foi, osa de nouveau
scruter et attaquer les traditions. Les superstitions du
Paganisme n'étant plus possibles, ce fut
l'incrédulité seule qui tenta ce funeste combat:
elle démolit peu à peu l'antique et merveilleux
édifice élevé par la Vérité
même, et ne cessant de nier, les unes après les
autres, toutes les croyances religieuses, c'est-à-dire
tous les rapports de l'homme avec Dieu, elle continua de marcher
ainsi, au milieu d'une corruption toujours croissante de la
société, jusqu'à la révolution
française, où Dieu lui-même fut
nié par la société, ce qui ne
s'était jamais vu; où le monde a
éprouvé des maux plus grands, a été
menacé d'une catastrophe plus terrible même que
dans les derniers temps de l'empire romain, parce que la
Vérité éternelle, ayant opéré
pour lui le dernier miracle de la grâce, ne lui doit plus
maintenant que la justice, et ne reparaîtra plus au milieu
des hommes que pour le jugement.
--
(1) Et cum hominibus conversatus est. (Baruch, III,
38.)
Et véritablement c'en était fait du monde si, selon la promesse, cette grâce qui éclaire et vivifie n'eût trouvé un refuge dans un petit nombre de coeurs humbles, fidèles et généreux. Ils combattirent donc pour la vérité; ils furent ses martyrs; ils sont encore ses apôtres. Autour de la lumière qui leur a été donnée d'en haut, ils ont su réunir, ils rassemblent encore tous les jours, ceux qui savent ouvrir les yeux pour voir, les oreilles pour entendre. L'erreur étant arrivée à son dernier excès et s'étant montrée dans sa dernière expression, la vérité a fait entendre par leur bouche ses arrêts les plus formidables, a dévoilé à la fois tous ses principes à jamais immuables et leurs conséquences non moins absolues: toutes les nuances ont disparu, tous les ménagements de timidité ou de prudence ont cessé; d'une main ferme, ces courageux athlètes ont tracé la digue de séparation; et, ce qui est encore nouveau sous le soleil, les deux Cités, celle du monde et celle de Dieu, se sont séparées pour n'être plus désormais confondues jusqu'à la fin; et, dès cette vie, elles sont devenues manifestes à tous les yeux.
Parmi ces interprètes de la vérité, si
visiblement choisis et appelés par elle pour
rétablir son empire et relever ses autels, nul n'a paru
avec plus d'éclat que M. le comte de Maistre: dès
les commencements de la grande époque où nous
avons le malheur de vivre, il fit entendre sa voix, et ses
premières paroles, qui retentirent dans l'Europe
entière (1), laissèrent un souvenir que
trente années d'événements inouïs ne
purent effacer. De même que celles des prophètes,
ses paroles dévoilaient l'avenir, en même temps
qu'elles indiquaient aux hommes les moyens de les rendre
meilleurs. Ce qu'il a prédit est arrivé;
puisse-t-il être un jour suivi dans ce qu'il a
conseillé!
--
(1) Dans l'ouvrage fameux intitulé: Considérations
sur la France, publié en 1796. Quoique rigoureusement
défendu par le méprisable pouvoir qui tyrannisait
alors la France, il eut, dans la même année, trois
éditions, et une quatrième l'année
suivante. Dès 1793, époque de sa retraite en
Piémont, M. de Maistre avait fait paraître deux
lettres d'un Royaliste savoisien à ses
compatriotes; et en 1795, il avait publié un autre
écrit, sous le titre de Jean Claude Têtu, maire
de Montagnole; brochure, dit-on, aussi piquante
qu'ingénieuse sur les opinions du moment. Enfin en 1796,
ses Considérations sur la France furent
précédées d'un écrit
intitulé: Adresse de quelques parents des militaires
savoisiens à la nation française, dans lequel
il combattait avec beaucoup d'énergie l'application des
lois françaises sur l'émigration aux sujets du roi
de Sardaigne. Mallet du Pan fut l'éditeur de ce dernier
ouvrage.
Il fallut se taire lorsque la terre entière se taisait devant un seul homme: ce fut dans le silence et dans l'exil que M. de Maistre prépara et acheva en partie les travaux qui devaient compléter cette espèce de mission qu'il avait reçue d'éclairer et de reprendre son siècle, de tous les siècles sans doute le plus aveugle et le plus criminel. Toutefois, dès 1810, il publia à Pétersbourg l'ouvrage intitulé: Essai sur le principe générateur des constitutions publiques. Dans ce livre court, mais tout substantiel, l'auteur, remontant à la puissance divine comme à la source unique de toute autorité sur la terre, semble s'arrêter avec une sorte de complaisance sur cette grande idée qui féconde tout en effet dans le monde des intelligences, et de laquelle allaient bientôt émaner toutes ses autres productions. Dans un sujet qui était purement métaphysique, on lui reprocha d'avoir été trop métaphysicien; ceux qui lui firent un tel reproche ne savaient pas et peut-être ne savent point encore que c'est dans la métaphysique qu'il faut aller attaquer les erreurs qui corrompent et désolent aujourd'hui la société; c'est parce que les bases de cette science sont fausses, depuis Aristote jusqu'à nos jours, que je ne sais quoi de faux s'est glissé partout et jusqu'au sein de la vérité même, c'est-à-dire, jusque dans les paroles et dans les écrits d'un grand nombre de ses plus sincères et plus ardents défenseurs. Nous pouvons concevoir quelque espérance de voir bientôt se faire cette grande et utile réformation, et M. de Maistre aura la gloire d'y avoir puissamment contribué.
En 1816, parut sa traduction française du
traité de Plutarque, intitulé: Sur les
délais de la justice divine dans la punition des
coupables. Dans les notes savantes et profondes dont il
accompagna cette traduction, M. de Maistre fit voir l'esprit du
Christianisme exerçant son influence secrète et
irrésistible sur un philosophe païen,
l'éclairant à son insu, et lui faisant dire des
choses que toute la sagesse humaine abandonnée à
elle-même n'eût jamais pu dire ni même
imaginer. On voit dès lors que ces grands mystères
de la Providence occupaient fortement cet esprit dont la vue
était si juste et si perçante; qu'il cherchait,
autant qu'il est permis à un homme de le faire, à
en pénétrer les profondeurs et à en
justifier les décrets. C'est en effet à suivre la
Providence dans toutes ses voies qu'il s'était
appliqué sans relâche dans ses longes et
laborieuses études; et l'on vit bientôt
paraître le livre fameux dans lequel, s'élevant
d'un vol d'aigle au-dessus de tous les préjugés
reçus, attaquant toutes les erreurs
accréditées, renversant tous les sophismes de la
mauvaise foi et de la fausse érudition, il nous rendit
cette Providence visible dans le gouvernement temporel
des papes, qu'il a présentés hardiment, sous ce
rapport comme les bienfaiteurs et les conservateurs de la
société européenne, après tant de
déclamations ineptes qui, depuis trois siècles, ne
cessent de les en déclarer les tyrans et les
fléaux. On n'a point répondu aux deux premiers
volumes de ce livre, qu'un des plus grands esprits de notre
âge a qualifié de SUBLIME (1); et, bien que le
sujet en soit plutôt politique que religieux,
l'impiété, qui se croit justement attaquée
dès que l'on parle du chef de l'Église autrement
que pour l'insulter, ne l'eût point laissé sans
réponse, s'il eût été possible d'y
répondre. On ne répondra pas davantage au
troisième qui vient de paraître, et qui traite
spécialement du pape dans ses rapports avec l'Église
gallicane. Il ne convaincra pas sans doute des esprits
passionnés et vieillis dans les habitudes d'une doctrine
absurde et dangereuse, mais les passions les plus irascibles
seront elles-mêmes réduites au silence.
--
(1) M. le vicomte de Bonald.
Nous ne dirons point que les SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG que nous publions aujourd'hui, dernière production de cette homme illustre, soient un ouvrage supérieur au livre du PAPE. Tous les deux sont l'oeuvre du génie; tous les deux nous semblent également beaux: cependant quelque admiré qu'ait été celui-ci, nous ne doutons point que les SOIRÉES ne trouvent encore un plus grand nombre d'admirateurs. Dans le livre du PAPE, M. de Maistre ne développe qu'une seule vérité: c'est à mettre cette vérité unique dans tout son jour qu'il consacre toutes les ressources de son talent, qu'il prodigue tous les trésors de son savoir; ici le champ est plus vaste, ou, pour mieux dire, sans limites: c'est l'homme qu'il considère dans tous ses rapports avec Dieu; c'est le libre arbitre et la puissance divine qu'il entreprend de concilier; c'est la grande énigme du bien et du mal qu'il veut expliquer; ce sont d'innombrables vérités, ou plutôt ce sont toutes les grandes et utiles vérités, dont il s'empare comme de son propre bien, pour les défendre en possesseur légitime contre l'orgueil et l'impiété qui les ont toutes attaquées. Au milieu d'une route semée de tant d'écueils, il marche d'un pas assuré, le flambeau des traditions à la main; et sa raison en reçoit des lumières qu'elle fait rejaillir sur tous les objets dont elle sonde les profondeurs. Jamais la philosophie abjecte du dix-huitième siècle ne rencontra d'adversaire plus redoutable: ni la science, ni le génie, ni les renommées ne lui imposent; il avance sans cesse, abattant devant lui tous ces colosses aux pieds d'argile; il a des armes de toutes espèces pour les combattre: c'est le cri de l'indignation; c'est le rire amer du mépris; c'est le trait acéré du sarcasme; c'est une dialectique qui atterre; ce sont des traits d'éloquence qui foudroient. Jamais on ne pénétra avec plus de sagacité dans les replis les plus tortueux d'un sophisme pour le mettre au grand jour et le montrer tel qu'il est, absurde ou ridicule; jamais une érudition plus étendue et plus variée ne fut employée avec plus d'art et de jugement pour fortifier le raisonnement de toute la puissance du témoignage. Puis ensuite, quand il pénètre jusqu'au fond du coeur de l'homme, quand il visite, pour ainsi parler, les parties les plus secrètes de son intelligence, soit qu'il en explique la force, soit qu'il en dévoile la faiblesse, quelle foule d'aperçus ingénieux, de traits inattendus, de vérités profondes et nouvelles! Que de sentiments tendres, délicats et généreux! quelle foi pieuse et inébranlable! quel esprit que celui qui a pu concevoir des pensées si grandes, si étonnantes sur la GUERRE! quel coeur que celui d'où il semble s'écouler, comme d'une source pure et vivifiante, des paroles si animées et si touchantes sur la PRIERE!
Dans tous les ouvrages qu'il avait publiés
jusqu'à celui-ci, la manière d'écrire de M.
de Maistre a été jugée claire, nerveuse,
animée, abondante en expressions brillantes et en
tournures originales: ce sont là ses principaux
caractères. Dans les SOIRÉES, où des sujets
variés et innombrables semblent en quelque sorte se
presser sous sa plume, l'illustre auteur s'abandonne davantage
et prend tous les tons. À la force et à
l'éclat il sait unir, au besoin, la grâce et la
douceur; il sait étendre au resserrer son style avec
autant de charme que de flexibilité, et ce style est
toujours vivant de toute la vie de cette âme où il
y avait comme une surabondance de vie. Ce n'est point un style
académique, à Dieu ne plaise! c'est celui des
grands écrivains, qui ne prennent des écrivains
classiques que ce qu'il faut en prendre, et qui reçoivent
le reste de leurs propres inspirations. Et n'est-ce pas ainsi
qu'il convient en effet d'entendre et de mettre en pratique les
traditions de notre grand siècle littéraire? Ces
traditions ne sont point perdues, ainsi que le semblent craindre
quelques amateurs délicats des lettres, trop épris
peut-être de certaines beautés de langage,
partisans trop exclusifs de certaines manières
d'écrire qui ne sont plus de notre âge, et ne
prenant pas garde que l'imitation servile, qui fait les
rhéteurs, est justement dédaignée de
l'écrivain qui sait penser, qui a de la conscience et des
entrailles. Les princes de notre littérature, qui sans
doute doivent être éternellement nos
modèles, comment s'y prenaient-ils eux-mêmes pour
enrichir leurs écrits des précieuses
dépouilles qu'ils avaient enlevées aux
génies sublimes de la Grèce et de Rome? se
faisaient-ils Grecs et Romains? non sans doute: ils demeuraient
Français, et Français comme on l'était au
temps de Louis XIV. Avec un goût exquis et le jugement le
plus sûr, ils savaient accommoder l'éloquence des
républiques et l'inspiration des muses païennes aux
moeurs nobles et douces d'une grande et paisible monarchie,
à la morale pure et austère d'une religion
descendue du ciel. C'est ainsi que, nous offrant l'exemple, ils
nous ont aussi laissé le précepte. Imitons-les
donc ainsi qu'eux-mêmes ont imité: méditons
sans cesse ces chefs-d'oeuvres où ils ont honoré
la parole humaine plus peut-être qu'on ne l'avait jamais
fait avant eux; mais visitons en même temps, et avec une
ardeur non moins studieuse, ces source antiques et
fécondes où ils se sont abreuvés avant
nous, où nous trouverons encore à puiser
après eux; et ce que nous y aurons amassé,
essayons d'en faire un utile et généreux usage,
selon les temps où nous vivons et les circonstances
où nous pourrons nous trouver. Tout homme qui joindra un
grand sens à un talent véritable sentira donc que
le dix-neuvième siècle ne peut être
littéraire, ainsi que l'a été le
dix-septième; qu'on n'écrit point, et qu'en effet
on ne doit point écrire au milieu de tous les
désordres, de toutes les erreurs, de toutes les passions,
de toutes les haines, de la plus effroyable corruption, comme on
écrivait au sein de l'ordre, de la paix, de toutes les
prospérités, lorsque la société
était en quelque sorte pleine de foi, d'espérance
et d'amour. Ah! sans doute, si ces grands esprits eussent
vécu dans nos temps malheureux, la douceur de Massillon
se fût changée en véhémence; une
sainte indignation transportant Bourdaloue eût
donné à sa puissante dialectique des mouvements
plus passionnés; Pascal eût dirigé vers le
même but les traits étincelants de sa satire, les
traits non moins pénétrants de sa mâle
éloquence; et la voix de Bossuet eût fait entendre
des tonnerres encore plus retentissants. Boileau et Racine, tous
les deux si pleins de raison, considéreraient aujourd'hui
comme de vains amusements les chefs-d'oeuvres qui font leur
immortalité; et, abandonnant ces agréables et
innocents mensonges, dont ils avaient fait chez les anciens une
moisson si riche et peut-être trop abondante, on les
verrait consacrer uniquement à louer ou à
défendre la céleste vérité tous ces
dons célestes du génie et du talent qui leur
avaient été si magnifiquement prodigués.
Maintenant, c'est donc en imitant ces parfaits modèles,
sans toutefois leur ressembler, qu'on peut aspirer à
vivre aussi longtemps qu'eux; c'est pour ne s'être point
servilement traîné sur leurs traces, c'est pour
avoir marché librement dans la même route, dans
cette route devenue plus large depuis deux siècles, et
surtout conduisant plus loin, que M. de Maistre et quelques
autres rares esprits (1) ont élevé des
monuments qui sont destinés, comme ceux du grand
siècle, à vivre aussi longtemps que la langue
française, et à servir à leur tour de
modèles à la postérité. La critique
trouvera sans doute à reprendre dans les écrits de
cet homme célèbre: et quelle oeuvre fut jamais
parfaite? Elle pourra remarquer, particulièrement dans
l'ouvrage que nous publions, quelques expressions et même
quelques plaisanteries que le bon goût de l'auteur aurait
dû rejeter; elle lui reprochera de donner quelquefois
à la raison les apparence du sophisme, par la
manière recherchée et trop subtile dont il
présente certaines vérités; mais si cette
critique est franche, raisonnable, impartiale, elle
reconnaîtra en même temps qu'il serait honteux pour
elle de s'arrêter à ces taches rares et
légères qui se perdent dans l'éclat de tant
de beautés supérieures, et souvent de l'ordre le
plus élevé.
--
(1)
. . . . Pauci quos aequus amavit Jupiter.Virg.
À la suite des SOIRÉES, on lira un opuscule intitulé: Éclaircissement sur les sacrifices; et nous ne craignons pas de dire que, dans ces deux volumes, il n'est rien peut-être qui soit de nature à produire de plus profondes impressions. L'auteur, avec sa prodigieuse érudition, qui semble ici se surpasser elle-même par de nouveaux prodiges, parcourt le monde entier et compulse les annales les plus obscures et les plus cachées, pour nous y montrer le sacrifice, et le sacrifice SANGLANT, établi dans tous les temps, dans tous les lieux, et sur la foi d'une tradition universelle et immémoriale, qui a partout enseigné et persuadé partout: « Que la chair et le sang sont coupables, et que le ciel est irrité contre la chair et le sang; que dans l'effusion du sang il est une vertu expiatrice; que le sang coupable peut être racheté par le sang innocent. » Croyance inexplicable que ni la raison ni la folie n'ont pu inventer, encore moins faire adopter généralement; croyance mystérieuse, qui a sa racine dans les dernières profondeurs du coeur humain, et qui, dans ses applications les plus cruelles, les plus révoltantes, les plus erronées, se rattache par d'invisibles liens à la plus grande des vérités. L'auteur poursuit cette vérité aux traces de lumières qu'elle laisse après elle à travers la nuit profonde de l'idolâtrie. Au milieu des erreurs de tant de fausses religions, il retrouve plus ou moins altérés tous les dogmes de la véritable, toutes ses promesses, tous ses mystères, toutes les destinées de l'homme, et vient finir en se prosternant devant le sacrifice incompréhensible qui a tout consommé, aux pieds de la grande Victime qui a opéré le salut du monde entier par le sang. Rien de plus frappant que ce morceau: c'est un tableau que, dans toutes ses parties, on peut dire achevé.
Hélas! Il n'en est pas ainsi du livre même des
SOIRÉES. Il était arrêté que M. le
comte de Maistre ne recevrait point ici-bas la dernière
couronne due à ses longs et pieux travaux; il travaillait
encore à ce bel ouvrage, lorsque Dieu a voulu l'appeler
à lui pour lui donner dans un monde meilleur, cette
couronne « que la rouille et les vers
n'altéreront point; cette couronne incorruptible qui ne
sera point enlevée (1). » Ceux qui
l'aimaient ne se consoleront point de l'avoir perdu; l'Europe
entière a donné des regrets à cette perte
vraiment européenne; et ces regrets se renouvelleront
sans cesse pour les coeurs généreux, lorsque,
jetant les yeux sur les lignes demi-achevées qui
terminent le XIe entretien et les dernières que sa main
ait tracées, ils verront que, de cette main
déjà défaillante, il s'occupait alors de
sonder la plaie la plus profonde de notre malheureux
âge (2), d'en montrer le danger toujours croissant,
et d'y rechercher sans doute des remèdes. C'est ainsi,
qu'imitant jusqu'au dernier moment son divin modèle,
« il a passé en faisant le bien. » Pertransiit
benefaciendo (3).
--
(1) Thesaurizate autem vobis thesauros in coelo, ubi
neque aerugo neque tinea demolitur, et ubi fures non effodiunt
nec furantur. Matth. VI, 20.
(2) Le Protestantisme.
(3) Act. X, 38.