Préface des éditeurs.

La vérité et l'erreur se partagent cette terre où l'homme ne fait que passer; où le crime, les souffrances et la mort lui sont des signes certains qu'il est une créature déchue; où la conscience, le repentir et mille autres secours lui ont été donnés par la bonté du Créateur pour le relever de sa chute; où il ne cesse de marcher vers le terme qui doit décider de sa destinée éternelle, toujours soumis à la volonté de Dieu, qui le conduit selon la profondeur de ses desseins; toujours libre, par sa volonté propre, de mériter la récompense ou le châtiment. Deux voies lui sont donc ouvertes, l'une pour la perte, l'autre pour le salut; voies invisibles et mystérieuses dans lesquelles se précipitent les enfants d'Adam, en apparence confondus ensemble, divisés cependant en deux sociétés qui s'éloignent de plus en plus l'une de l'autre, jusqu'au moment qui doit les séparer à jamais. C'est ainsi que saint Augustin nous montre admirablement les deux Cités que le genre humain doit former à la fin des temps, prenant naissance dès le commencement des temps: la Cité du monde et la Cité de Dieu.

Dieu et la Vérité sont une même chose; d'où il faut conclure que toute vérité que l'intelligence humaine est capable de recevoir lui vient de Dieu; que sans lui elle ne connaîtrait aucune vérité, et qu'il a accordé aux hommes, suivant les temps et les circonstances, toutes les vérités qui leur étaient nécessaires. De cette impuissance de l'homme et de cette bonté de Dieu découle encore la nécessité d'une tradition universelle dont on retrouve en effet les vestiges plus ou moins effacés chez tous les peuples du monde, selon que l'orgueil de leur esprit et la corruption de leur coeur les ont plus ou moins écartés de la source de toute lumière: car l'erreur vient de l'homme comme la vérité vient de Dieu; et s'il ne crie vers Dieu, l'homme demeure à jamais assis dans les ténèbres et dans l'ombre de la mort (1).
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(1) Sedentes in tenebris et umbra mortis. Ps. CVI. 10.

L'erreur a mille formes et deux principaux caractères: la superstition et l'incrédulité. Ou l'homme altère en lui l'image de Dieu pour l'accommoder à ses passions, ou, par une passion plus détestable encore, il pousse la fureur jusqu'à l'en effacer entièrement. Le premier de ces deux crimes fut, dans les anciens temps, celui de tous les peuples du monde, un seul excepté; ils eurent toujours pour le second une invincible horreur, et les malheureux qui s'en rendaient coupables furent longtemps eux-mêmes une exception au milieu de toutes les sociétés. C'est que cette dernière impiété attaquait à la fois Dieu et l'existence même des sociétés; le bon sens des peuples l'avait pressenti; et, en effet, lorsque la secte infâme d'Épicure eut étendu ses ravages au milieu de l'empire romain, on put croire un moment que tout allait rentrer dans le chaos. Tout était perdu sans doute, si la Vérité elle-même n'eût choisi ce moment pour descendre sur la terre et pour y converser avec les hommes (1). Les anciennes traditions se ranimèrent aussitôt, purifiées et sanctifiées par des vérités nouvelles; la société, qui déjà n'était plus qu'un cadavre prêt à se dissoudre, reprit le mouvement et la vie, et ce principe de vie, que lui avaient rendu les traditions religieuses, ne put être éteint ni par les révolutions des empires, ni par une longue suite de ces siècles illettrés qu'il est convenu d'appeler barbares. Les symptômes de mort ne reparurent qu'au quinzième siècle, qui est appelé le siècle de la renaissance: c'est alors que la raison humaine, reprenant son antique orgueil qu'on avait cru pour jamais terrassé par la foi, osa de nouveau scruter et attaquer les traditions. Les superstitions du Paganisme n'étant plus possibles, ce fut l'incrédulité seule qui tenta ce funeste combat: elle démolit peu à peu l'antique et merveilleux édifice élevé par la Vérité même, et ne cessant de nier, les unes après les autres, toutes les croyances religieuses, c'est-à-dire tous les rapports de l'homme avec Dieu, elle continua de marcher ainsi, au milieu d'une corruption toujours croissante de la société, jusqu'à la révolution française, où Dieu lui-même fut nié par la société, ce qui ne s'était jamais vu; où le monde a éprouvé des maux plus grands, a été menacé d'une catastrophe plus terrible même que dans les derniers temps de l'empire romain, parce que la Vérité éternelle, ayant opéré pour lui le dernier miracle de la grâce, ne lui doit plus maintenant que la justice, et ne reparaîtra plus au milieu des hommes que pour le jugement.
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(1) Et cum hominibus conversatus est. (Baruch, III, 38.)

Et véritablement c'en était fait du monde si, selon la promesse, cette grâce qui éclaire et vivifie n'eût trouvé un refuge dans un petit nombre de coeurs humbles, fidèles et généreux. Ils combattirent donc pour la vérité; ils furent ses martyrs; ils sont encore ses apôtres. Autour de la lumière qui leur a été donnée d'en haut, ils ont su réunir, ils rassemblent encore tous les jours, ceux qui savent ouvrir les yeux pour voir, les oreilles pour entendre. L'erreur étant arrivée à son dernier excès et s'étant montrée dans sa dernière expression, la vérité a fait entendre par leur bouche ses arrêts les plus formidables, a dévoilé à la fois tous ses principes à jamais immuables et leurs conséquences non moins absolues: toutes les nuances ont disparu, tous les ménagements de timidité ou de prudence ont cessé; d'une main ferme, ces courageux athlètes ont tracé la digue de séparation; et, ce qui est encore nouveau sous le soleil, les deux Cités, celle du monde et celle de Dieu, se sont séparées pour n'être plus désormais confondues jusqu'à la fin; et, dès cette vie, elles sont devenues manifestes à tous les yeux.

Parmi ces interprètes de la vérité, si visiblement choisis et appelés par elle pour rétablir son empire et relever ses autels, nul n'a paru avec plus d'éclat que M. le comte de Maistre: dès les commencements de la grande époque où nous avons le malheur de vivre, il fit entendre sa voix, et ses premières paroles, qui retentirent dans l'Europe entière (1), laissèrent un souvenir que trente années d'événements inouïs ne purent effacer. De même que celles des prophètes, ses paroles dévoilaient l'avenir, en même temps qu'elles indiquaient aux hommes les moyens de les rendre meilleurs. Ce qu'il a prédit est arrivé; puisse-t-il être un jour suivi dans ce qu'il a conseillé!
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(1) Dans l'ouvrage fameux intitulé: Considérations sur la France, publié en 1796. Quoique rigoureusement défendu par le méprisable pouvoir qui tyrannisait alors la France, il eut, dans la même année, trois éditions, et une quatrième l'année suivante. Dès 1793, époque de sa retraite en Piémont, M. de Maistre avait fait paraître deux lettres d'un Royaliste savoisien à ses compatriotes; et en 1795, il avait publié un autre écrit, sous le titre de Jean Claude Têtu, maire de Montagnole; brochure, dit-on, aussi piquante qu'ingénieuse sur les opinions du moment. Enfin en 1796, ses Considérations sur la France furent précédées d'un écrit intitulé: Adresse de quelques parents des militaires savoisiens à la nation française, dans lequel il combattait avec beaucoup d'énergie l'application des lois françaises sur l'émigration aux sujets du roi de Sardaigne. Mallet du Pan fut l'éditeur de ce dernier ouvrage.

Il fallut se taire lorsque la terre entière se taisait devant un seul homme: ce fut dans le silence et dans l'exil que M. de Maistre prépara et acheva en partie les travaux qui devaient compléter cette espèce de mission qu'il avait reçue d'éclairer et de reprendre son siècle, de tous les siècles sans doute le plus aveugle et le plus criminel. Toutefois, dès 1810, il publia à Pétersbourg l'ouvrage intitulé: Essai sur le principe générateur des constitutions publiques. Dans ce livre court, mais tout substantiel, l'auteur, remontant à la puissance divine comme à la source unique de toute autorité sur la terre, semble s'arrêter avec une sorte de complaisance sur cette grande idée qui féconde tout en effet dans le monde des intelligences, et de laquelle allaient bientôt émaner toutes ses autres productions. Dans un sujet qui était purement métaphysique, on lui reprocha d'avoir été trop métaphysicien; ceux qui lui firent un tel reproche ne savaient pas et peut-être ne savent point encore que c'est dans la métaphysique qu'il faut aller attaquer les erreurs qui corrompent et désolent aujourd'hui la société; c'est parce que les bases de cette science sont fausses, depuis Aristote jusqu'à nos jours, que je ne sais quoi de faux s'est glissé partout et jusqu'au sein de la vérité même, c'est-à-dire, jusque dans les paroles et dans les écrits d'un grand nombre de ses plus sincères et plus ardents défenseurs. Nous pouvons concevoir quelque espérance de voir bientôt se faire cette grande et utile réformation, et M. de Maistre aura la gloire d'y avoir puissamment contribué.

En 1816, parut sa traduction française du traité de Plutarque, intitulé: Sur les délais de la justice divine dans la punition des coupables. Dans les notes savantes et profondes dont il accompagna cette traduction, M. de Maistre fit voir l'esprit du Christianisme exerçant son influence secrète et irrésistible sur un philosophe païen, l'éclairant à son insu, et lui faisant dire des choses que toute la sagesse humaine abandonnée à elle-même n'eût jamais pu dire ni même imaginer. On voit dès lors que ces grands mystères de la Providence occupaient fortement cet esprit dont la vue était si juste et si perçante; qu'il cherchait, autant qu'il est permis à un homme de le faire, à en pénétrer les profondeurs et à en justifier les décrets. C'est en effet à suivre la Providence dans toutes ses voies qu'il s'était appliqué sans relâche dans ses longes et laborieuses études; et l'on vit bientôt paraître le livre fameux dans lequel, s'élevant d'un vol d'aigle au-dessus de tous les préjugés reçus, attaquant toutes les erreurs accréditées, renversant tous les sophismes de la mauvaise foi et de la fausse érudition, il nous rendit cette Providence visible dans le gouvernement temporel des papes, qu'il a présentés hardiment, sous ce rapport comme les bienfaiteurs et les conservateurs de la société européenne, après tant de déclamations ineptes qui, depuis trois siècles, ne cessent de les en déclarer les tyrans et les fléaux. On n'a point répondu aux deux premiers volumes de ce livre, qu'un des plus grands esprits de notre âge a qualifié de SUBLIME (1); et, bien que le sujet en soit plutôt politique que religieux, l'impiété, qui se croit justement attaquée dès que l'on parle du chef de l'Église autrement que pour l'insulter, ne l'eût point laissé sans réponse, s'il eût été possible d'y répondre. On ne répondra pas davantage au troisième qui vient de paraître, et qui traite spécialement du pape dans ses rapports avec l'Église gallicane. Il ne convaincra pas sans doute des esprits passionnés et vieillis dans les habitudes d'une doctrine absurde et dangereuse, mais les passions les plus irascibles seront elles-mêmes réduites au silence.
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(1) M. le vicomte de Bonald.

Nous ne dirons point que les SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG que nous publions aujourd'hui, dernière production de cette homme illustre, soient un ouvrage supérieur au livre du PAPE. Tous les deux sont l'oeuvre du génie; tous les deux nous semblent également beaux: cependant quelque admiré qu'ait été celui-ci, nous ne doutons point que les SOIRÉES ne trouvent encore un plus grand nombre d'admirateurs. Dans le livre du PAPE, M. de Maistre ne développe qu'une seule vérité: c'est à mettre cette vérité unique dans tout son jour qu'il consacre toutes les ressources de son talent, qu'il prodigue tous les trésors de son savoir; ici le champ est plus vaste, ou, pour mieux dire, sans limites: c'est l'homme qu'il considère dans tous ses rapports avec Dieu; c'est le libre arbitre et la puissance divine qu'il entreprend de concilier; c'est la grande énigme du bien et du mal qu'il veut expliquer; ce sont d'innombrables vérités, ou plutôt ce sont toutes les grandes et utiles vérités, dont il s'empare comme de son propre bien, pour les défendre en possesseur légitime contre l'orgueil et l'impiété qui les ont toutes attaquées. Au milieu d'une route semée de tant d'écueils, il marche d'un pas assuré, le flambeau des traditions à la main; et sa raison en reçoit des lumières qu'elle fait rejaillir sur tous les objets dont elle sonde les profondeurs. Jamais la philosophie abjecte du dix-huitième siècle ne rencontra d'adversaire plus redoutable: ni la science, ni le génie, ni les renommées ne lui imposent; il avance sans cesse, abattant devant lui tous ces colosses aux pieds d'argile; il a des armes de toutes espèces pour les combattre: c'est le cri de l'indignation; c'est le rire amer du mépris; c'est le trait acéré du sarcasme; c'est une dialectique qui atterre; ce sont des traits d'éloquence qui foudroient. Jamais on ne pénétra avec plus de sagacité dans les replis les plus tortueux d'un sophisme pour le mettre au grand jour et le montrer tel qu'il est, absurde ou ridicule; jamais une érudition plus étendue et plus variée ne fut employée avec plus d'art et de jugement pour fortifier le raisonnement de toute la puissance du témoignage. Puis ensuite, quand il pénètre jusqu'au fond du coeur de l'homme, quand il visite, pour ainsi parler, les parties les plus secrètes de son intelligence, soit qu'il en explique la force, soit qu'il en dévoile la faiblesse, quelle foule d'aperçus ingénieux, de traits inattendus, de vérités profondes et nouvelles! Que de sentiments tendres, délicats et généreux! quelle foi pieuse et inébranlable! quel esprit que celui qui a pu concevoir des pensées si grandes, si étonnantes sur la GUERRE! quel coeur que celui d'où il semble s'écouler, comme d'une source pure et vivifiante, des paroles si animées et si touchantes sur la PRIERE!

Dans tous les ouvrages qu'il avait publiés jusqu'à celui-ci, la manière d'écrire de M. de Maistre a été jugée claire, nerveuse, animée, abondante en expressions brillantes et en tournures originales: ce sont là ses principaux caractères. Dans les SOIRÉES, où des sujets variés et innombrables semblent en quelque sorte se presser sous sa plume, l'illustre auteur s'abandonne davantage et prend tous les tons. À la force et à l'éclat il sait unir, au besoin, la grâce et la douceur; il sait étendre au resserrer son style avec autant de charme que de flexibilité, et ce style est toujours vivant de toute la vie de cette âme où il y avait comme une surabondance de vie. Ce n'est point un style académique, à Dieu ne plaise! c'est celui des grands écrivains, qui ne prennent des écrivains classiques que ce qu'il faut en prendre, et qui reçoivent le reste de leurs propres inspirations. Et n'est-ce pas ainsi qu'il convient en effet d'entendre et de mettre en pratique les traditions de notre grand siècle littéraire? Ces traditions ne sont point perdues, ainsi que le semblent craindre quelques amateurs délicats des lettres, trop épris peut-être de certaines beautés de langage, partisans trop exclusifs de certaines manières d'écrire qui ne sont plus de notre âge, et ne prenant pas garde que l'imitation servile, qui fait les rhéteurs, est justement dédaignée de l'écrivain qui sait penser, qui a de la conscience et des entrailles. Les princes de notre littérature, qui sans doute doivent être éternellement nos modèles, comment s'y prenaient-ils eux-mêmes pour enrichir leurs écrits des précieuses dépouilles qu'ils avaient enlevées aux génies sublimes de la Grèce et de Rome? se faisaient-ils Grecs et Romains? non sans doute: ils demeuraient Français, et Français comme on l'était au temps de Louis XIV. Avec un goût exquis et le jugement le plus sûr, ils savaient accommoder l'éloquence des républiques et l'inspiration des muses païennes aux moeurs nobles et douces d'une grande et paisible monarchie, à la morale pure et austère d'une religion descendue du ciel. C'est ainsi que, nous offrant l'exemple, ils nous ont aussi laissé le précepte. Imitons-les donc ainsi qu'eux-mêmes ont imité: méditons sans cesse ces chefs-d'oeuvres où ils ont honoré la parole humaine plus peut-être qu'on ne l'avait jamais fait avant eux; mais visitons en même temps, et avec une ardeur non moins studieuse, ces source antiques et fécondes où ils se sont abreuvés avant nous, où nous trouverons encore à puiser après eux; et ce que nous y aurons amassé, essayons d'en faire un utile et généreux usage, selon les temps où nous vivons et les circonstances où nous pourrons nous trouver. Tout homme qui joindra un grand sens à un talent véritable sentira donc que le dix-neuvième siècle ne peut être littéraire, ainsi que l'a été le dix-septième; qu'on n'écrit point, et qu'en effet on ne doit point écrire au milieu de tous les désordres, de toutes les erreurs, de toutes les passions, de toutes les haines, de la plus effroyable corruption, comme on écrivait au sein de l'ordre, de la paix, de toutes les prospérités, lorsque la société était en quelque sorte pleine de foi, d'espérance et d'amour. Ah! sans doute, si ces grands esprits eussent vécu dans nos temps malheureux, la douceur de Massillon se fût changée en véhémence; une sainte indignation transportant Bourdaloue eût donné à sa puissante dialectique des mouvements plus passionnés; Pascal eût dirigé vers le même but les traits étincelants de sa satire, les traits non moins pénétrants de sa mâle éloquence; et la voix de Bossuet eût fait entendre des tonnerres encore plus retentissants. Boileau et Racine, tous les deux si pleins de raison, considéreraient aujourd'hui comme de vains amusements les chefs-d'oeuvres qui font leur immortalité; et, abandonnant ces agréables et innocents mensonges, dont ils avaient fait chez les anciens une moisson si riche et peut-être trop abondante, on les verrait consacrer uniquement à louer ou à défendre la céleste vérité tous ces dons célestes du génie et du talent qui leur avaient été si magnifiquement prodigués. Maintenant, c'est donc en imitant ces parfaits modèles, sans toutefois leur ressembler, qu'on peut aspirer à vivre aussi longtemps qu'eux; c'est pour ne s'être point servilement traîné sur leurs traces, c'est pour avoir marché librement dans la même route, dans cette route devenue plus large depuis deux siècles, et surtout conduisant plus loin, que M. de Maistre et quelques autres rares esprits (1) ont élevé des monuments qui sont destinés, comme ceux du grand siècle, à vivre aussi longtemps que la langue française, et à servir à leur tour de modèles à la postérité. La critique trouvera sans doute à reprendre dans les écrits de cet homme célèbre: et quelle oeuvre fut jamais parfaite? Elle pourra remarquer, particulièrement dans l'ouvrage que nous publions, quelques expressions et même quelques plaisanteries que le bon goût de l'auteur aurait dû rejeter; elle lui reprochera de donner quelquefois à la raison les apparence du sophisme, par la manière recherchée et trop subtile dont il présente certaines vérités; mais si cette critique est franche, raisonnable, impartiale, elle reconnaîtra en même temps qu'il serait honteux pour elle de s'arrêter à ces taches rares et légères qui se perdent dans l'éclat de tant de beautés supérieures, et souvent de l'ordre le plus élevé.
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(1)

    . . . . Pauci quos aequus amavit
    Jupiter.
Virg.

À la suite des SOIRÉES, on lira un opuscule intitulé: Éclaircissement sur les sacrifices; et nous ne craignons pas de dire que, dans ces deux volumes, il n'est rien peut-être qui soit de nature à produire de plus profondes impressions. L'auteur, avec sa prodigieuse érudition, qui semble ici se surpasser elle-même par de nouveaux prodiges, parcourt le monde entier et compulse les annales les plus obscures et les plus cachées, pour nous y montrer le sacrifice, et le sacrifice SANGLANT, établi dans tous les temps, dans tous les lieux, et sur la foi d'une tradition universelle et immémoriale, qui a partout enseigné et persuadé partout: « Que la chair et le sang sont coupables, et que le ciel est irrité contre la chair et le sang; que dans l'effusion du sang il est une vertu expiatrice; que le sang coupable peut être racheté par le sang innocent. » Croyance inexplicable que ni la raison ni la folie n'ont pu inventer, encore moins faire adopter généralement; croyance mystérieuse, qui a sa racine dans les dernières profondeurs du coeur humain, et qui, dans ses applications les plus cruelles, les plus révoltantes, les plus erronées, se rattache par d'invisibles liens à la plus grande des vérités. L'auteur poursuit cette vérité aux traces de lumières qu'elle laisse après elle à travers la nuit profonde de l'idolâtrie. Au milieu des erreurs de tant de fausses religions, il retrouve plus ou moins altérés tous les dogmes de la véritable, toutes ses promesses, tous ses mystères, toutes les destinées de l'homme, et vient finir en se prosternant devant le sacrifice incompréhensible qui a tout consommé, aux pieds de la grande Victime qui a opéré le salut du monde entier par le sang. Rien de plus frappant que ce morceau: c'est un tableau que, dans toutes ses parties, on peut dire achevé.

Hélas! Il n'en est pas ainsi du livre même des SOIRÉES. Il était arrêté que M. le comte de Maistre ne recevrait point ici-bas la dernière couronne due à ses longs et pieux travaux; il travaillait encore à ce bel ouvrage, lorsque Dieu a voulu l'appeler à lui pour lui donner dans un monde meilleur, cette couronne « que la rouille et les vers n'altéreront point; cette couronne incorruptible qui ne sera point enlevée (1). » Ceux qui l'aimaient ne se consoleront point de l'avoir perdu; l'Europe entière a donné des regrets à cette perte vraiment européenne; et ces regrets se renouvelleront sans cesse pour les coeurs généreux, lorsque, jetant les yeux sur les lignes demi-achevées qui terminent le XIe entretien et les dernières que sa main ait tracées, ils verront que, de cette main déjà défaillante, il s'occupait alors de sonder la plaie la plus profonde de notre malheureux âge (2), d'en montrer le danger toujours croissant, et d'y rechercher sans doute des remèdes. C'est ainsi, qu'imitant jusqu'au dernier moment son divin modèle, « il a passé en faisant le bien. » Pertransiit benefaciendo (3).
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(1) Thesaurizate autem vobis thesauros in coelo, ubi neque aerugo neque tinea demolitur, et ubi fures non effodiunt nec furantur. Matth. VI, 20.
(2) Le Protestantisme.
(3) Act. X, 38.



Denis Constales - dcons@world.std.com - http://world.std.com/~dcons/